Les invectives de Diogène
Pauvre Archiloque
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°87 de septembre 1973
«Ouvrez la bouche. Tirez la langue. Dites 33.»
L’homme de l’art reposa son stéthoscope et me demanda de quoi au juste je me plaignais.
«Je suis, lui dis-je, fatigué.
— Fatigué?
— Fatigué. Tout travail m’est insupportable. Je suis capable, pour échapper au travail, d’efforts extraordinaires. Un jour, je fus requis de porter les cordons du poêle d’une pompe funèbre qui se déroulait en face de mon tonneau. Cette seule idée m’exténua sur-le-champ. Je pris mon tonneau sur le dos et m’enfuis à l’autre bout de la ville.
— Fichtre, dit le docteur, et combien pèse-t-il, votre tonneau?
— Oh! le tonneau, pas des masses… Mais dans le tonneau, il y avait Archiloque.
— Archiloque?
— Oui, mon copain, le poète Archiloque, vous voyez qui je veux dire? Celui qui fait des chansons un peu légères et des poèmes antimilitaristes. Il est lourd, le bougre! Je ne me suis souvenu de sa présence qu’en posant le tonneau. Comme l’endroit est en pente et que j’avais négligé de le caler, le voilà qui se met à dévaler… Mais, docteur, ne seriez-vous pas un peu fatigué vous aussi? Vous avez une drôle de tête.
— Qui? Moi? Oui. Non… Le tonneau dévalait, dites-vous?
— Oui, vers la fontaine, et en prenant de la vitesse. Je me lançai à sa poursuite et le rattrapai à mi-pente.
— Et alors? dit le médecin (il haletait et sa main se crispait sur son cœur; je regrettai d’être venu le consulter: un médecin malade, avouez que cela ne fait pas sérieux). Comment avez-vous… comment avez-vous arrêté Archiloque et le tonneau?
— Arrêter Archiloque? De quel droit? Je suis pour que chacun fasse ce qui lui plaît et aille où il veut. Moi, son ami fidèle, je courais gaiement à ses côtés.
— Mais, interrompit le docteur de plus en plus pâle, la fontaine… l’eau…
— Oui, en effet, vous avez raison. Connaissant Archiloque depuis des lustres, je m’étonnais de sa course hâtive vers l’humide élément…»
Le docteur ouvrit un classeur d’une main tremblante, y saisit une bouteille de whisky et s’en versa une forte rasade. Qu’étais-je venu faire chez ce mauvais médecin? Comprenant mon erreur, je m’éclipsai. Il ne saura jamais comment finit l’aventure d’Archiloque. Mais, par Zeus, que je me sens faible!■
Diogène