Paul Robert a construit son dictionnaire comme un réseau de télécommunications
Article paru dans Planète N°36 (Le Journal de Planète) de septembre / octobre 1967
Le Petit Robert vient de paraître, et les linguistes (voir notamment les chroniques de Le Bidois dans le Monde) en ont dit tout le bien qu’ils pensaient.
54’000 mots comprenant notamment ceux de la science et de la technique la plus moderne y compris les anglicismes, 20’000 citations, date du premier emploi du mot, étymologie, le tout en un peu moins de 2’000 pages, le Petit Robert se présente comme une irremplaçable somme de la langue française actuelle, écrite et parlée. Les écrivains, de leur côté, ont souligné ses qualités uniques d’outil pour quiconque se mêle d’exprimer ses idées par des phrases et des mots: le principe du Robert étant fondé sur l’analogie et l’association d’idées, ce petit dictionnaire ouvre à l’homme d’écriture la claire-voie d’une pensée rigoureuse dans la forêt des approximations.
Un économiste converti à la linguistique
Mais c’est un autre aspect de ce monument de science et d’érudition que l’on voudrait souligner ici, un aspect essentiel et qui confirme ce que nous ne cessons de répéter depuis le premier numéro de Planète sur le rôle salutaire des francs-tireurs dans le progrès des sciences.
Qui est en effet Paul Robert, le créateur et l’animateur de l’œuvre qui désormais porte son nom? Un linguiste professionnel? Non, et loin de là. Ou plus précisément (car qui refusera le titre de linguiste à l’auteur de l’œuvre linguistique française la plus importante du siècle?) Paul Robert est venu à la linguistique en amateur. Né en 1910 en Algérie d’un père minotier, il a fait des études de droit et d’économie politique. En 1942, alors qu’il préparait une thèse d’économie sur les oranges, il fut affecté aux services secrets alliés en Afrique du Nord et chargé de préparer un code, ce qui orienta ses réflexions sur les vertus des mots. Après la Libération, s’étant mis à l’anglais, il constata que le passage facile et rigoureux d’une langue à l’autre n’était assuré par aucun dictionnaire existant.
— Mais, dit-il, ma véritable illumination[1], comme Rimbaud ou comme Claudel, date d’octobre 1945. J’étais encore dans les Hautes-Alpes, et c’est au cours d’une promenade que la révélation m’est soudainement apparue de la méthode qui me permettrait de relier l’ensemble du vocabulaire, mot par mot. Les mots sont rattachés les uns aux autres par des analogies. Chaque mot est solidaire des autres par tout un ensemble de fils qui s’entrecroisent directement ou indirectement, comme un réseau de télécommunications.
Un dictionnaire réalisé selon des méthodes modernes
Dès lors, voilà notre spécialiste du marché des oranges lancé dans la folle entreprise d’un vocabulaire logique global. Il étudie le travail fait par Littré au siècle dernier, constate que ce travail (génial) relève de l’artisanat, que si l’on veut être de son temps il faut user des méthodes modernes, c’est-à-dire d’abord créer une équipe, un laboratoire, un protocole de travail rationnel. II va donc commencer par recruter des collaborateurs. Des linguistes, cette fois? Pas du tout: encore des amateurs, mais ils sont intelligents et intéressés par son dessein.
Par le jeu de hasard de ses relations personnelles, ces amateurs se trouvent être des officiers de la Garde républicaine!
Le Grand Robert est aussi une excellente affaire
Survolons. Toujours sur sa lancée et les années passant, Paul Robert réunit une triple équipe: quinze «permanents» (rédacteurs, secrétaires, correcteurs), des «réviseurs» et enfin des «lecteurs» chargés de dépouiller et de recueillir. Cinquante mille ouvrages sont consultés et épluchés, cinq millions de citations recueillies, cent vingt mille mots retenus. Le résultat de ce colossal labeur, c’est le Grand Robert: 6 volumes, 6’000 pages, 120’000 mots, 200’000 citations (choisies dans le lot de 5’000’000). Cet ouvrage monumental est aussitôt salué comme l’inventaire de notre langue, et cela par les linguistes eux-mêmes. Le secret du succès? Paul Robert répond avec humour qu’il a remplacé l’artisanat de Littré par les méthodes industrielles. Il n’est toujours que docteur ès sciences économiques et, aux yeux de l’Université, spécialiste en agrumes. Il n’enseigne nulle part. Son chef-d’œuvre de linguistique est aussi une excellente affaire. Il est riche. Il habite et travaille à Auteuil, dans un bel immeuble confortable. Cela aussi est moderne. Moderne et moral: pourquoi l’érudition n’enrichirait-elle pas son homme?
Mais surtout, pourquoi un spécialiste en agrumes a-t-il pu faire ce dont cent linguistes avaient vainement rêvé avant lui? La France et l’Allemagne ont les meilleurs linguistes du monde. Ce n’étaient pas les compétences qui manquaient, ni même les moyens. Quoi alors? L’Université a une leçon à tirer de la réussite de Paul Robert.■
Serge Arnaud.
Notes:
[1] Rapporté par Paul Morelle dans le Monde du 10 mai 1967.