Nuisances et décision

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Nuisances et décision

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de juin 1978

 

Jacques Bergier (qui, avant de devenir l’incollable sarcastique des tribunes de la T.V., fut docteur en chimie, puis physicien) affirme que les nuisances les plus redoutables sont intellectuelles. Il cite comme exemple certains énergumènes qui se réclament de l’écologie sans savoir que c’est une science, et difficile, avec ses laboratoires, où l’on n’avance qu’à petits pas, à force d’expériences réussies et ratées. Il dit aussi que la Nature s’est faite et continue de se faire par des nuisances qui éliminent les espèces périmées au profit d’espèces nouvelles, et que si certaines nuisances (inconnues) n’avaient pas fait crever le diplodocus, nous ne serions pas là.

Bergier aime bien contredire les idées reçues. Mais c’est un fait que la Nature, que nous nous efforçons maintenant de protéger, n’est pas elle-même conservatrice.
L’ennui est que la dernière espèce apparue, l’homme, refuse le sort universel, la mort. Il doit donc, pour survivre, non pas imiter la Nature où rien ne survit, mais la maîtriser et se maîtriser lui-même.
Ce que nous voulons réaliser en supprimant les nuisances, c’est une rupture avec des lois qui ont toujours prévalu jusqu’à nous, contrairement à ce que croient les «écologistes» qui n’ont pas étudié l’écologie.
Il y a une philosophie derrière les paradoxes de Bergier: c’est que l’homme est la seule espèce qui se sache mortelle, et qu’il n’a nulle envie de se détruire lui-même pour (éventuellement) donner naissance à une espèce qui lui serait supérieure, résistante à telle et telle «pollution», au mercure des poissons, à l’amiante, aux rayonnements gamma, à tout ce que l’on dénonce présentement à juste titre.
Dans son dernier livre qui vient de paraître à Londres, Arthur Koestler reprend les calculs des astrophysiciens pour répondre à la question (pas si extravagante qu’il n’y paraît, quand on y pense): «Pourquoi n’avons-nous jamais été colonisés et détruits par aucun de ces innombrables extra-terrestres qui normalement devraient avoir envahi l’espace depuis des milliards d’années?»
Probablement répond-il, parce que les «méchants» susceptibles de se conduire ainsi se détruisent automatiquement eux-mêmes avant d’être capables d’envahir l’espace[1]. Koestler traite cette idée non comme un thème de science-fiction, mais comme une parabole instructive, comme un avertissement. Nous nous apprêtons à envahir réellement l’espace, ainsi que le montrent les projets en cours de réalisation aux États-Unis, et d’abord la navette spatiale[2].
Fort bien.
Que nous en soyons là pousse à l’ébullition l’esprit de renouveau et de conquête qui a marqué les grands moments de notre histoire, par exemple la découverte des mathématiques spéculatives par les Grecs, ou bien la maîtrise de la navigation en haute mer au XVe siècle. Mais le fait que nous n’ayons jamais reçu la visite d’aucun conquistador de l’espace montre (puisqu’il paraît que cette conquête nous est dès maintenant possible) que nous allons devoir, et très vite, maîtriser les mécanismes risquant de conduire à notre suicide généralisé. C’est le moment marqué par ce point particulier où une technologie, où probablement toute technologie possible, découvre à la fois l’énergie atomique, la propulsion à réaction, la chimie des propergols, l’électronique, l’informatique, et la saturation des équilibres fondamentaux de la planète.
Remarquons ici combien est à la fois pressante et difficile cette nécessité où nous nous trouvons de devoir maîtriser toute évolution dangereuse pour notre survie.
L’expérience contemporaine nous a, d’une part, appris que l’on ne peut pas planifier totalement le progrès, contrairement à ce qu’avaient rêvé les illuminés du XIXe siècle. Une preuve nous en a été donnée l’automne dernier, une fois de plus, par l’agriculture soviétique. Au moment des moissons, les satellites américains annonçaient une récolte russe exceptionnelle.
Au même moment, M. Brejnev annonçait de son côté un effort unanime pour engranger cette belle récolte. Il y a quelques semaines, un professeur d’une université parisienne, rentré de Russie (ce professeur est une dame), exposait la situation dans un journal du Parti Communiste français: récolte en partie perdue, machines rouillant à l’abandon dans les champs faute d’une pièce de rechange introuvable, ensilage désordonné (probablement désordonné par le plan lui-même, impuissant devant la météorologie locale), etc. La presse fait du reste état de difficultés identiques au Vietnam, à Cuba, etc. Mais nous-mêmes, n’avons-nous pas souvent touché du doigt les méfaits de l’excessive planification?
D’autre part, il n’est pas moins certain que l’on ne peut tout laisser au hasard de la lutte pour la vie, seul facteur de progrès et de mort aussi bien dans la nature que dans la société humaine. La difficulté est moins de déterminer ce qu’il est souhaitable de régenter que de prévoir les effets d’une décision. Puis-je encore citer le paradoxal Bergier?
«Un jour viendra, aime-t-il à prédire, où, pour faire baisser le prix du lait en Bosnie-Herzégovine, il faudra décréter que tous les barbus guatémaltèques aient à se couper la barbe».
C’est ce que le mathématicien de Berkeley Hans J. Bremermann appelle plus pesamment la «transcomputabilité», inévitable frontière de l’informatique digitale. La logique par oui et non arrive très vite, devant certains problèmes, à des algorithmes physiquement irréalisables parce qu’ils supposent une trop longue suite d’opérations.
Pensons au jeu d’échecs: et ce n’est qu’un jeu! Pensons surtout aux nuits blanches des économistes qui, depuis quatre ans, cherchent en vain (puisqu’ils se contredisent) comment l’inflation peut se combiner avec la baisse de la demande.
Nous sommes donc sommés par la situation de trouver très vite le ou les moyens d’encadrer les nuisances supportables, et ce dans une complexité croissante des problèmes.
Heureusement, les nuisances les plus évidentes ne se présentent pas de façon aussi métaphysique. Nettoyer le Rhin n’est pas un problème «transcomputable». Mais certaines puissances sont à la limite du métaphysique, par exemple dans le domaine de l’agriculture, des engrais, de la nutrition en général.
Et plus la technologie progresse, plus elle est à la merci de l’imprévisible, d’autant que s’y mêlent les difficultés politiques. Que sortira-t-il par exemple de la concurrence nippo-américaine? Toute «percée» d’importance périme une partie du champ où elle se produit, condamnant soudain ce que l’on croyait prospère à la stérilité.
La parabole de Koestler annonce un temps où la science la plus précieuse sera celle de la décision.

Aimé Michel

Notes:

(1) Arthur Koestler: Janus, Londres, 1978.
(2) Voir les projets exposés lors d’un récent Congrès de l’A.A.A.S. (Science et Vie, mai 1978, p. 51).

 

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