Nucléaire contre pluies acides
Arts et Métiers – Novembre 1983
par Aimé Michel
Telles sont les préventions, tels surtout les effets d’un langage inapproprié, que jamais on ne parle de cette éminente qualité de l’énergie nucléaire: elle est propre et inoffensive. Une centrale nucléaire ne s’effondre pas comme un barrage, elle ne répand pas des millions de tonnes d’anhydride sulfureux ou de produits azotés. Sous sa forme «neutrons rapides», elle consomme elle-même ses déchets.
Restent les déchets des autres filières. Sur ma liste des accidents survenus depuis les plus anciennes centrales jusqu’à ce jour, je ne trouve que deux cas en rapport avec les déchets: une fuite radioactive à l’usine de retraitement de Tokairama, au Japon, en septembre 1978, et l’incendie du silo de stockage de la Hague en janvier 1980. Il n’y eut aucune victime dans aucun des deux cas. Les Japonais, traumatisés par le souvenir d’Hiroshima, fermèrent leur usine. Ils auraient certainement eu avantage à la remettre en état et à dépenser leurs yens dans l’assainissement de leurs autres industries vraiment polluantes.
La seule pollution, si l’on peut dire, nucléaire, est en réalité thermique: comme toute centrale n’est après tout qu’une grosse machine thermique obéissant au cycle de Carnot, il y a beaucoup de chaleur perdue. Mais on n’est pas obligé de la perdre: on peut chauffer le voisinage, entretenir des serres, et pourquoi pas, créer une agriculture de fruits tropicaux. Mais les lecteurs de cette revue savent tout cela.
Parlons donc plutôt des pluies acides, vrai problème, celui-là. Quelques chiffres d’abord.
Chaque année, 26 millions de tonnes de S02 sont évacuées dans l’atmosphère des États-Unis, dont 81% dans les dix États industriels de l’Est. Chaque molécule de S02 se combinant avec une molécule d’eau et un atome d’oxygène pour donner l’acide sulfurique, ces 26 millions de tonnes deviennent, sauf erreur, environ 40 millions de tonnes d’acide sulfurique, qui retombent ensuite avec les pluies. Certes l’Amérique est vaste. Mais voyons l’Europe: trois millions de tonnes de S02 en Tchécoslovaquie, 5 millions en Grande-Bretagne, près de 6 millions en R.D.A. Compléter, pour obtenir le S04H2 total, en ajoutant comme plus haut environ 2/5 en raison des moles respectives, et l’on a une idée du problème de ces pays qui se félicitaient jadis d’avoir beaucoup de charbon.
Et la France? justement, la France a la chance de ne posséder que peu de charbon, d’ailleurs en voie d’épuisement. D’où seulement 3 millions de tonnes de S02 pour une surface presqu’égale à la somme des trois autres, 560’000km2 pour un peu plus de 600. Trois millions de tonnes au lieu de plus de treize.
Il faut garder ces chiffres en tête pour comprendre l’inquiétude de nos voisins, inquiétude déjà justifiée par les premiers dégâts.
Selon un bilan établi par le biochimiste Bernhardt Ulrich, de l’université de Göttingen, parlant le mois dernier devant une Commission de l’Assemblée européenne, 560’000ha de forêt sont déjà «complètement dévastées» en Allemagne fédérale. Une région riante comme la Bavière a perdu 160’000ha. Ces chiffres paraissent faibles, mais il s’agit d’un processus accéléré. Ulrich chiffre à au moins dix milliards de francs les dépenses qu’il faudrait engager tout de suite pour sauver la forêt allemande. Peut-être ce savant allemand crie-t-il prudemment au loup. Pourtant, la Société Royale a réuni à la même époque une conférence sur l’acidification, où l’on a pu entendre les mêmes échos, en provenance notamment des pays les plus boisés d’Europe, les pays Scandinaves.
Selon Gunnar Abrahamsen, de l’Institut norvégien des Forêts, il faudrait, outre l’anhydride sulfureux, tenir compte des effluents azotés. La molécule d’azote commence par enrichir le sol. Elle agit donc d’abord, comme un engrais azoté classique. En somme, jusque-là tout va bien. Mais un sol saturé d’azote devient plus fragile aux pluies acides. Il vaudrait donc mieux parler de pollutions au pluriel et selon l’Anglais Fred Last, de l’Institut d’Écologie terrestre, le plus grave est notre ignorance des effets conjugués des effluents chimiques. Selon Ulrich déjà cité, un effet des pluies acides serait d’accroître la solubilité d’éléments comme l’aluminium et le manganèse, qui agissent alors comme des poisons.
Nos voisins plus pollués que nous se trouvent donc devant la nécessité de trouver des remèdes avant d’avoir clairement compris ces mécanismes complexes, situation scientifiquement inconfortable, évidemment.
Que faire alors? Les experts allemands des forêts voudraient que l’on réduisît rapidement l’utilisation des centrales thermiques au lignite, en sorte que, comme le remarque Jean Janiaud dans Énergies du 30 octobre 1983, si la R.F.A. s’engage dans cette voie, elle devra importer de l’électricité française, une électricité d’origine largement nucléaire, non polluante, et de surcroît moins coûteuse!
Beau sujet de méditation pour les «verts» d’outre Rhin, tellement antinucléaires et soucieux de protection naturelle: la forêt sauvée par l’atome! Belle incitation pour tous surtout à renouveler quelques idées reçues.■
Aimé Michel