Les invectives de Diogène
Mon éducation politique
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n° 74 d’août 1972
Nous discutions depuis six bonnes heures. Il n’écoutait pas ce que je lui disais. Je ne comprenais rien à ses propos. C’était captivant.
Vers la septième heure, je crus saisir que mon interlocuteur essayait de me mobiliser dans la lutte contre l’ennemi de classe.
«Camarade, lui dis-je (car c’est ainsi que nous parlions), ta proposition touche à point. Justement, je suis un peu à court d’ennemis. Mort à l’ennemi de classe! Mais quelle est au juste ma classe?
– Tu es pauvre, tu n’as que tes bras pour travailler. Donc ta classe est la classe laborieuse, et ton ennemi de classe c’est l’exploiteur de ton travail.»
Je réfléchis. Il y avait là quelques mots dont je me méfiais: travail, classe laborieuse. De plus, à supposer que le nom de «travail» convînt à mon activité, ce n’étaient point mes bras qui travaillaient.
J’étais donc perplexe et ne le cachais pas à mon compagnon.
«Oh! oh! dit-il en me considérant d’un air méfiant, me serais-je trompé? Ne serais-tu pas toi-même un parasite exploiteur? Et comment t’y pris-tu, étant esclave, pour couper au travail physique?
– J’étudiai avec soin ledit travail et trouvai trois ou quatre méthodes permettant d’en faire autant en se fatiguant moins.
Aussitôt mes camarades me supplièrent de me retirer à l’ombre, de me reposer, de boire frais, et de continuer à réfléchir.
– Mais ton exploiteur? Comment en usais-tu avec ton exploiteur?
– Avec beaucoup de courtoisie. C’était un certain Xéniade. Un homme fort riche et avare. Il se faisait voler, en toute justice selon moi. Je lui exposai trois ou quatre autres méthodes lui permettant de s’enrichir en libérant ses esclaves et en faisant cadeau de ses biens avant qu’on les lui vole.
– Camarade, ton cas est clair: tu n’as aucune conscience de classe, ton éducation politique est nulle.
– Absolument nulle, confirmai-je. Mais je ne demande qu’à m’instruire. Par quoi commencer?
– Par ta conscience d’exploité. Tu es pauvre, tu n’as rien, donc tu es exploité par ceux qui ont tout. Premier point: en prendre conscience.»
Je méditai profondément ce premier point et déclarai que j’avais conscience.
«Très bien, dit mon éducateur. Passons au deuxième point: la lutte contre ton exploiteur. Tu dois prendre les armes et l’abattre.
– Eh là, doucement! Et si je l’abats, qui in exploitera après?
– Justement! Personne! Tu n’engraisseras plus aucun exploiteur!
– D’abord, s’il engraisse, tant pis pour lui: c’est son affaire! Je n’ai que faire de ses artères. Mais surtout, s’il n’y a plus personne pour se soucier de son travail d’exploiteur, qui va s’occuper de toutes ces richesses?
– Le peuple! Toi! Ces richesses, qui sont les tiennes, te reviendront!»
J’étais de plus en plus inquiet.
«Mais que je m’empêtre de tout ce fourbi? Non mais, ça ne va pas!»
Le camarade leva les yeux au ciel et soupira.
«Écoute, dit-il, il y a des pays où l’on a supprimé tous les exploiteurs dont les biens usurpés ont été restitués à l’État, c’est-à-dire au peuple dont l’État est l’émanation. C’est quand même mieux, non?»
Je compris (car j’ai l’entendement rapide) que l’on me parlait des pays socialistes. Aussi opinai-je avec enthousiasme.
«Oh, et comment! Je t’ai compris, nous sommes d’accord! Il paraît que, dans ces pays, tout le monde est pauvre. Enfin, presque, car la perfection n’est pas de ce monde. Il ne reste plus qu’une toute petite minorité de gens gras, menacés de l’infarctus et accablés de biens inutiles. J’ai même lu qu’en Russie il y aurait trente fois plus de personnel de manutention qu’aux États-Unis. La manutention, mon rêve! Être assis dans un entrepôt à regarder des imbéciles se fatiguer à charger et décharger des fariboles fabriquées par d’autres imbéciles! Voilà une vraie vie de philosophe. Crois-tu, camarade, que si j’abats l’ennemi de classe je peux espérer un poste de manutentionnaire? Il paraît aussi que l’on y empêche les gens de penser librement et, là encore, comment ne serais-je pas d’accord? Laissez les gens penser ce qu’ils veulent, que penseront-ils? Rien. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe de ce côté-ci. L’interdiction de penser est le seul stimulant de la pensée qui ait jamais fait ses preuves: regarde Rabelais, Cervantès, Voltaire, Dostoïevski, Soljenitsyne.»
Mon camarade considérait je ne sais quoi dans le lointain.
«Oui, dis-je, ton système est excellent. Mais pourquoi le prêches-tu si mal? Il faut expliquer les choses clairement quand on veut se faire comprendre. À nos pères obsédés par l’envie bourgeoise de s’enrichir, Lénine avait raison de promettre des pissotières en or massif. Mais ce temps est passé. Regarde nos jeunes: ils préfèrent un coin de nature. Avoir ne les intéresse plus. Ils préfèrent être. Vends-leur la pauvreté et l’idéalisme, c’est ce qu’ils attendent.»■
Diogène