
Marx, Keynes et Kafka chez les bêtes
Article paru dans Planète N°21 (Le Journal de Planète) de mars / avril 1965
Elle est décidément bien morte, la zoologie des chasseurs de papillons et des collectionneurs de scarabées. À l’ère des ondes spatiales, on ne chasse plus: on observe. Et ce que l’on voit donne parfois le frisson. En parcourant l’admirable album que notre ami Jacques Lecomte vient de publier chez Hachette , et bien qu’il n’y soit question que d’araignées, de poissons, de termites, d’oiseaux, c’est la précarité, la relativité et tout le mystère de l’intelligence humaine dans le monde que l’on découvre peu à peu. Toutes nos techniques sociales existent en effet chez les bêtes et surtout chez celles qui peuplent l’Univers géant si poétiquement décrit par Samivel: les insectes.
Le logement? La construction? Voici, chez les termites et les abeilles, les énormes cités climatisées, aseptisées, dotées du chauffage central, d’un contrôle automatique de l’hygrométrie et du CO2, d’une voirie, d’une administration des pompes funèbres, d’un système de répartition du travail, d’un horaire journalier, d’une planification à court et à long terme. La politique? Voici les hiérarchies sociales, les spécialisations par classe, l’organisation collective des fourmilières en cités polycaliques, avec leurs guerres, leurs échanges économiques, même diplomatiques.
Voici, réalisées dans le monde apparemment si paisible des prés et des bois, toutes les aberrations sociologiques de l’histoire humaine: castes et même espèces tout entières pratiquant l’esclavage, ne subsistant que par la conquête et la rapine, ou bien, parodie avant la lettre de l’empire inca et de l’autocratisme stalinien, la monarchie la plus absolue réglant la vie de millions d’individus réduits à n’assurer que la survie sacrée de la reine pondeuse, non d’ailleurs sans révolutions de palais et épisodes meurtriers.
Voici encore, en contrepartie, l’assurance vieillesse et l’assurance maladie au sein des colonies d’oiseaux de mer, le socialisme des manchots de la Terre Adélie, la prise en charge des orphelins chez les canards, l’assistance aux blessés chez les éléphants. Tout ce que la raison de l’homme a pu inventer dans le domaine des techniques sociales existait chez les bêtes des millions et parfois des dizaines de millions d’années avant l’apparition du premier homme. Et l’on se prendrait à douter de l’utilité de la raison humaine, si, tout compte fait, ne subsistait finalement cette petite différence entre les bêtes et nous: c’est nous qui étudions les bêtes et non l’inverse, et il a fallu notre apparition sur cette planète pour que le fantastique et inépuisable génie créateur de la nature ait conscience de son existence, alors qu’il n’y eut jamais un seul Jacques Lecomte chez les termites.■
Aimé Michel