L’urne aux chimères


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L’urne aux chimères

Chronique parue dans France Catholique − N° 1792 – 17 avril 1981

 

Comme tout un chacun, je suis distraitement la campagne électorale, m’émerveillant des éloquences contradictoires, des sophismes qui font recette, des enthousiasmes comme des haines inexpliquées. Rien peut-être ne nous instruit mieux qu’une campagne électorale télévisée sur les ressources et les limites de ce qui fait notre singularité dans le monde vivant, la raison.

Sur ce point, quel progrès avons-nous fait depuis le temps où Socrate dénonçait les professeurs de dialectique capables (ils s’en vantaient) d’enseigner aux jeunes gens avides de pouvoir, l’art de montrer successivement qu’une cause est bonne ou mauvaise, qu’il fait nuit en plein jour et que la neige est noire?

Plus faciles à berner

Les sophistes athéniens avaient sur nos discoureurs une supériorité: le cynisme le plus complet. On me dira que les nôtres n’en manquent pas. Peut-être! Et pour la plupart même c’est probable. Mais ils ne s’en vantent pas. Ils feignent la sincérité, ce dont les sophistes ne se souciaient aucunement, se flattant au contraire de pouvoir soutenir n’importe quelle opinion au choix.

Je ne sais où est le progrès. D’un côté nous avons besoin, pour approuver une évidente imposture, de croire à la sincérité de celui qui nous la sert. C’est un progrès. C’est, veux-je dire, un progrès moral. La foule, dans sa majorité – cette majorité qui justement fonde la démocratie – rejette les menteurs démasqués. Mais, et c’est là qu’apparaît notre infériorité par rapport aux Athéniens, nous sommes plus faciles à berner. Les plus grosses ficelles étalées sous nos yeux ne détrompent guère notre esprit partisan. Descendons de ces généralités moroses et bien connues.

Nous entendons souvent déplorer le partage de notre pays en deux blocs à peu près égaux entre lesquels toute amorce d’entente, fut-ce sur le plus petit problème, est systématiquement rejetée: l’opposition semble par définition vouée à une seule et mécanique réponse: NON (j’ai l’air ici d’accuser l’opposition actuelle, mais les autres pays aussi politisés que le nôtre montrent qu’il en est ainsi généralement).

Il n’y a pas lieu pourtant de s’étonner: le partage des partis en deux blocs à peu près égaux n’est pas le produit d’un merveilleux hasard. Il est l’aboutissement d’un processus inéluctable dans tout régime parlementaire. Même si vous avez au départ un rapport de 3 contre un, il suffit d’attendre pour qu’il s’équilibre à 2 partout.

Pourquoi? parce que c’est à quoi conduit inéluctablement le lutte pour le pouvoir. Il y a toujours un groupe qui, en un temps variable, découvre son rôle d’arbitre et ne peut résister à en jouer. Si ce groupe n’existe pas, il se crée. Voyez les génération spontanées du parti tiers dans les régimes les plus nettement polarisés, l’anglais et l’américain.

Évidemment il faudrait trouver la géniale et improbable mécanique constitutionnelle dans laquelle opposition et majorité auraient intérêt à examiner chaque vote objectivement, et non dans la seule perspective d’un pouvoir à garder ou à prendre. Hélas, la merveilleuse mécanique semble introuvable. Les Israéliens à qui l’on ne peut refuser une longue expérience et une profonde connaissance des réalités politiques, se sont donné la loi électorale probablement la plus juste sur le papier, loi qui pourtant ne peut marcher qu’en se détraquant, comme on le voit.

Le haut-parleur n’a rien dit

Mais enfin, passons, tout cela n’est pas encore l’objet de science. Je voudrais souligner un fait découvert par les psychologues et qui ne peut que rendre pensif.

L’hallucination vraie, spontanée, est un phénomène rare. Par exemple, la probabilité pour que l’un de nous – auteur et lecteurs de cette chronique – voie couramment un petit chat entrer dans son bureau en traversant le mur, est faible. Cela ne m’est jamais arrivé, ni personne de ma connaissance (mettons à part les effets d’un éthylisme avancé et les fameux éléphants roses).

En revanche, l’hallucination provoquée, dont on parle peu, est si fréquente que l’on devrait en tenir compte dans tout calcul ayant des groupes humains pour objet. Elle a été étudiée par de nombreux chercheurs aux États-Unis[1]. L’expérience classique est celle de T.X. Barber réalisée par ce psychologue sur ses étudiants dans le cadre d’un programme de l’US Public Health Service.

Le principe est le suivant. Barber fait entrer un étudiant dans un confortable bureau. Un haut-parleur le prie poliment de se mettre à son aise, lui annonce qu’une expérience va commencer, lui dit de fermer les yeux et d’écouter l’enregistrement de «Ô douce nuit». Après trente secondes, on lui demande d’ouvrir les yeux et de donner l’une des réponses suivantes: a) j’ai-entendu clairement «Ô douce nuit» joué par le haut-parleur; b) j’ai entendu «Ô douce nuit» mais c’était dans ma tête; c) j’ai eu la vague impression d’entendre dans ma tête «Ô douce nuit»; d) je n’ai rien entendu du tout.

Les résultats (confirmés ailleurs par d’autres chercheurs) laissent pensifs. Un peu moins de 50% des gens sont capables d’entendre dans leur tête un air qu’ils savent, ce qui confirme le sens musical des Américains; un peu plus de 50% entendent un peu ou rien du tout, soit dans leur tête, soit autrement mais dans la première moitié, 5% ont clairement entendu «Ô douce nuit» joué par le haut-parleur (qui ne jouait rien).

Faire «voir» ce qu’on promet

Il est normal qu’en fermant les yeux on puisse, dans le silence, entendre telle musique que l’on veut, et l’on peut même regretter qu’une personne sur deux soit incapable de le faire. Ce qui est inquiétant, c’est d’apprendre que 5% perçoivent cette musique sous forme hallucinatoire.

D’autres expériences ont été faites dans les mêmes conditions sur l’hallucination visuelle. On demande aux sujets d’observer le petit chat qui entre dans le bureau (fermé!). Environ 30% des gens sont capables d’imaginer cette scène clairement ce qui à mon avis est très insuffisant: tout le monde devrait pouvoir imaginer clairement une scène décrite. Mais il est plus regrettable encore de découvrir que 2,5% des gens affirment que le petit chat était réellement dans le bureau (expériences de Barber, Calverley, Bovers, Spanos, de 1964 à 1968). Ces expériences ne peuvent être généralisées qu’avec prudence: les sujets étaient des personnes jeunes (les étudiants), dans une situation particulière: relation étudiant/professeur. Mais les expérimentateurs ne visaient pas à convaincre de quoi que ce soit. Ils ne faisaient aucune éloquence. En outre, le leader politique jouit d’une bien plus grande autorité psychologique (le fameux charisme). C’est d’ailleurs grâce à sa faculté de convaincre qu’il est devenu leader politique.

La conclusion, dans les pays où la télévision est reine et l’éloquence chose banale, ne saurait guère faire de doute: les choix très balancés (50/50) découlent pour une part inquiétante de l’hallucination. D’autant plus que la promesse, la «vision» sont, entre tous les discours, les plus puissamment hallucinogènes. Une large part de l’éloquence politique consiste à faire voir ce qu’on promet.

Sachant cela, il faut se faire une raison. L’hallucination joue un rôle certain dans la politique. Souvent elle fait surgir l’Histoire: quand un homme, ou quelques hommes, parviennent à faire halluciner massivement leur utopie, à la rendre plus vraie que la réalité aux yeux de la foule. C’est ainsi, et l’on ne peut que faire des vœux pour que les hallucinations contradictoires se neutralisent, laissant sa chance à la raison.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Bibliographie dans Origin and Mechanisms of Hallucinations (nombreux auteurs, Plenum Press, New York et Londres 1970). Confirmé depuis par d’autres travaux.

 

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