L’univers infini des odeurs

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L’univers infini des odeurs

Revue La Vie des Bêtes N°143 de septembre 1970

 

L’univers des odeurs est presque sans limite pour les bêtes. Comme va l’expliquer à nos lecteurs Aimé Michel, le renard est capable, aussi bien que le limier, de suivre une trace grâce à son seul flair. 

 

le renard

Parmi toutes les façons d’aimer ses enfants qu’il a plu à la nature d’inventer, la plus simple et la plus démonstrative est indiscutablement celle des vairons. Chaque fois qu’un gros vairon rencontre un petit vairon, hop! il le mange: ce père dénaturé aime tant ses rejetons qu’il les croque. Et non pas par méprise, ou par hasard, ou quand il a très faim, comme Ugolino della Gherardesca. Non: faim ou pas, c’est systématique: s’il en rencontre un, il le déguste.

Mais alors, comment peut-il y avoir des vairons? Comment la survie de l’espèce peut-elle se concilier avec ce cannibalisme?

Ce n’est que depuis 1941 que l’on connaît la réponse à cette énigme. La solution mise au point par la nature pour compenser l’amour excessif des gros vairons pour les petits, fut découverte par un savant connu seulement en France pour ses travaux sur les abeilles: il s’agit en effet de l’illustre Karl von Frisch, l’homme qui déchiffra la danse des abeilles.

Un jour, von Frisch observait les évolutions d’un banc de petits vairons du lac de Wolfang, lorsqu’il vit un gros vairon s’approcher, et, sans hésiter, avaler le premier bébé poisson qui n’essaya même pas de s’enfuir, non plus que les autres. La déglutition dure quelques secondes, puis, soudain, le gros poisson, saisi d’une inexplicable terreur, s’enfuit à toutes nageoires, se cacha et disparut. En même temps, les petits vairons qui avaient vu leur camarade de banc disparaître sans montrer le moindre trouble, s’enfuyaient, eux aussi, talonnés par la même étrange panique.

Von Frisch avait une excellente vue des lieux. Il put s’assurer que cette terreur universelle n’était provoquée par aucun troisième larron. Les eaux limpides du lac n’abritaient, à perte de vue, que les vairons petits et gros. Et cependant, quelques secondes après le meurtre, tous s’étaient enfuis et cachés. Pourquoi? Sans aller jusqu’à l’explication dernière de ce comportement aussi providentiel pour les petits poissons que mystérieux, von Frish put s’assurer que la fuite suivait avec une absolue régularité et dans toutes les circonstances, le meurtre du premier petit poisson. Jusque-là, les petits n’avaient pas peur du gros, et le gros ne semblait éprouver — si l’on me permet cette image — aucun trouble de conscience en liaison avec son forfait. Le fait qui semait la terreur chez les uns et les autres survenait après. Mais ce fait, quel était-il?

Une «substance de terreur» dans le sang des vairons

Pour bien comprendre le problème, transposons-le chez les hommes. Imaginons, par exemple, l’Ogre nez à nez avec le Petit Poucet et ses six frères. L’Ogre ne cache pas ses intentions criminelles: il brandit son couteau, il se pourlèche les babines, il fait «miam-miam», il grogne; les sept petits enfants le regardent et l’écoutent sans montrer la moindre inquiétude et continuent de jouer aux billes! L’Ogre alors se saisit du premier venu, le découpe et le dévore, toujours au milieu de l’indifférence générale. Et ce n’est qu’ensuite, l’ogre ayant achevé son repas, que la panique tout à coup se déclenche, et non seulement chez les six petits survivants, mais chez tous les ogres du voisinage!

Quand l’observation de von Frish fut connue et confirmée, un soupçon commença de se faire jour dans l’esprit des savants. Et l’un d’eux, le Professeur Erevin Kulzer, eut l’idée de l’expérience décisive.

Il prit un vairon, l’égratigna légèrement, le mit dans un bocal pendant quelques minutes, le retira et vida délicatement l’eau du bocal dans le lac, parmi les autres vairons. Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Et a priori, compte tenu du peu que représente un bocal d’eau versé dans un lac, à quoi pouvait-on s’attendre quand on n’avait pas l’esprit soupçonneux et intuitif du Professeur Kulzer?

Mais soudain, la scène décrite par von Frisch se renouvela dans ces eaux tranquilles où aucun meurtre n’avait été commis: les vairons, gros et petits, montrèrent tous les signes de la terreur panique, se cachant derrière les pierres et les plantes aquatiques, fuyant, affolés, dans toutes les directions. La preuve était faite que le sang des vairons contient une «substance de terreur» qui, aussitôt répandue dans l’eau en quantités infinitésimales, provoque une fuite éperdue.

Chaque espèce de poisson emploie la tactique qui lui convient le mieux écrit Virus B. Dröschner dans le livre passionnant qu’il vient de consacrer aux merveilles du monde animal[1]. Les tanches et les carassins qu’on effraie dans un aquarium avec de l’eau ayant gardé l’odeur propre à l’espèce se précipitent à grands coups de nageoire contre la vitre du fond. En eau libre, grâce à ce comportement, ils disparaîtraient dans un nuage de vase les soustrayant à la vue. Les goujons et les barbillons demeurent sur place, pétrifiés, et ne font pas le moindre mouvement pendant de longues minutes. Leur camouflage les rend invisibles. Les barbeaux rayés, qui vivent sous la surface, forment une espèce de boule ou s’assemblent en bancs serrés, ou s’élancent comme des flèches dans toutes les directions, bondissent hors de l’eau et essaient de la sorte d’échapper à leur ennemi.

Dröschner souligne à ce propos les effets paradoxaux de la «substance de peur»: elle ne peut en aucune façon être expulsée comme un signal; il faut, pour qu’elle soit perçue, y compris par le poisson menacé que la blessure ait été infligée et que le sang répandu dans l’eau atteigne les branchies par l’intermédiaire de l’eau.

Un autre détail curieux est, que la réaction à cette substance n’existe que dans un seul ordre de poissons, les ostariophysaires auquel, il est vrai, appartiennent les deux tiers des poissons d’eau douce. Mais ni les truites, ni les ombres, ni les épinoches, ni les brochets, ni les anguilles, ni les perches ne réagissent à son odeur. Comme les plus anciens ostariophysaires datent de la fin de l’ère secondaire, on doit admettre que c’est à ce moment que la nature a fait cadeau de ce procédé d’alerte aux poissons. Mais, ce même procédé existait déjà depuis longtemps chez les crapauds, dont les têtards réagissent eux aussi vivement à leur propre substance de peur, et surtout chez certains mollusques encore bien plus anciens. Dans la plupart de ces cas, il semble que la substance joue un rôle double. Son but premier est d’assurer la propagation du signal d’alarme au sein d’une espèce donnée dès qu’un prédateur commence ses ravages. Mais, par voie de conséquence, elle chasse ce prédateur quand celui-ci appartient à la même espèce, c’est-à-dire quand il s’adonne au cannibalisme, puisque lui-même éprouve la même terreur que ses victimes! Elle chasse le prédateur même quand il appartient à une espèce voisine, puisqu’un autre savant allemand, le Dr S. Schutz a pu montrer que l’effet s’étend aux espèces voisines exactement dans la mesure de leur parenté avec le poisson blessé.

Un point remarquable de ce dispositif d’alerte est l’extraordinaire sensibilité olfactive qu’il exige du poisson. Que l’on pense à la diffusion de l’eau du bocal dans le lac, alors que cette eau n’a elle-même reçu que quelques microgrammes de la substance de peur à travers une légère blessure.

Cela confirme de façon inattendue les observations faites en Amérique sur la migration du saumon et de l’anguille, observations aboutissant à imposer l’hypothèse que ces poissons retrouvent leur fleuve, puis leur rivière, puis leur ruisseau grâce au souvenir qu’ils gardent de l’odeur de l’eau où ils ont passé les premières semaines de leur vie. Imagine-t-on l’acuité qu’il faut supposer à un odorat capable de discerner, dans l’immense estuaire du Mississipi par exemple, une odeur qui, depuis l’année précédente, a forcément été modifiée par toutes les déjections naturelles et industrielles rejetées pendant tout ce temps, dans l’infini lacis de tous les petits ruisseaux qui font le grand fleuve, la Deep River?

Une autre confirmation est apportée à cet odorat fabuleux par les réactions du saumon à l’odeur de ses ennemis traditionnels: le phoque, le veau marin, l’homme … et même, au serviteur de l’homme, le chien. Le pêcheur, même botté est repéré en aval, et autant que possible évité: que les pêcheurs le sachent: les saumons qu’ils cueillent à la montée affrontaient sciemment le danger, il savait que son ennemi était là.

N’oublions pas, du reste, que l’odorat des poissons est dépassé par celui du chien (dont j’ai eu maintes fois l’occasion de parler), et surtout par celui des insectes. Voici un exemple particulièrement remarquable en raison des mécanismes psychologiques dont il est le ressort.

La fourmi du Texas se révèle increvable

Vers les années 30, apparut au Texas une espèce de fourmi inconnue jusqu’alors dans cette région et en provenance probable du Nord de l’Argentine et du Sud de la Bolivie: la Solenopsis saevissima. Cette bestiole, tout d’abord, ne se signala guère à l’attention des autochtones que par son venin, fort piquant et même dangereux à haute dose, puisque des veaux, des cochons, et bien entendu des enfants peuvent en mourir. Mais, les Texans qui en avaient vu d’autres, ne commencèrent à la prendre au sérieux que quand ils essayèrent de s’en débarrasser: ils découvrirent alors que cette solenopsis était proprement increvable. Un insecticide puissant, la dieldrine, s’était révélé mortel en laboratoire, on en aspergea les fourmilières: les fourmis crevaient, mais la fourmilière ressuscitait peu après. Comment? En fouillant, E.O. Wilson, de Harward, découvrit que, dès les premiers souffles de la pulvérisation, «les nourrices enlèvent le couvain, en passant par une foule de galeries souterraines et l’emmènent à l’abri à quelques mètres; et il n’est pas difficile de constater que ce couvain, très généralement, n’a subi aucun dommage[2]».

Après la dieldrine, on envoya les gaz asphyxiants: les fourmis trouvèrent là aussi une riposte. On leur offrit alors des appâts empoisonnés: mais les jeunes reines ne mangent pas et sauvent encore la fourmilière. On combina enfin toutes ces offensives: toujours en vain.

Que faire alors? demande Chauvin. Très exactement ce par quoi on aurait dû commencer: «étudier la biologie de la fourmi à fond pour tenter d’y découvrir une faille permettant de l’attaquer, un quelconque défaut de cette stupéfiante cuirasse de comportements (…) qui nous oppose jusqu’ici une défense imperturbable».

Étudier la biologie de cette fourmi à fond: c’est à quoi s’est voué E.O. Wilson, et un de ses premiers résultats a été de découvrir que le diabolique solenopsis utilise un véritable langage olfactif, comportant une foule de signaux odorants. Si l’on songe qu’elle peut proliférer jusqu’à construire à l’hectare, cent vingt fourmilières vivant en parfaite collaboration et toujours prêtes à surmonter les difficultés les plus inattendues (comme l’attaque aux insecticides) et que tout cela fonctionne par signaux, on hésitera à refuser à ce système de signaux le nom de langage. Mieux même: ne devons-nous pas, eu égard aux millions et dizaines de millions d’individus ainsi coordonnés, évoquer nos mass média, nos télécommunications?

Prenons un exemple, l’un de ceux précisément qui ont été étudiés par Wilson: une solenopsis tombe sur le cadavre d’un papillon, elle l’examine et le trouve bon à récolter. Malheureusement, le cadavre est trop lourd pour elle, elle ne peut le remuer. Le problème qui se pose à elle (avertir ses congénères) est le même que celui de l’abeille butineuse lorsqu’elle trouve une source de nectar. Comment la fourmi va-t-elle le résoudre? Si on l’observe à ce moment-là, on la voit tout simplement s’en aller pour ne plus revenir. Mais l’étrange est que d’autres fourmis ne vont pas tarder à arriver, parfois en rangs serrés, et, s’étant dirigées sans hésiter vers le papillon, l’enlèveront comme si elles étaient venues là exprès. Donc, elles sont averties.

Si l’on examine de plus près le mécanisme avertisseur, on constate:

1) que toutes les fourmis venues pour enlever le papillon arrivent du côté où est partie la première, celle qui l’avait découvert, et plus précisément encore qu’elles suivent exactement le chemin pris par elle pour s’en aller,

2) mais, détail au premier abord incompréhensible, que la plupart d’entre elles n’ont eu, à aucun moment, l’occasion de rencontrer la fourmi avertisseuse: pour un regard humain, tout semble se passer comme si cette dernière pouvait communiquer avec ses congénères, de loin, par radio!

Bien entendu, il n’en est rien.

En scrutant avec une loupe le manège de la fourmi avertisseuse, lorsqu’elle s’en va, on constate qu’à intervalles réguliers, tout le long de sa route, elle presse contre le sol l’extrémité de son abdomen et plus précisément la pointe de son dard (car cette espèce-là dispose d’un dard). Un examen encore plus attentif révélera qu’à chacune de ses pressions sur le sol le dard dépose une infime marque d’un liquide spécial. Ainsi, voilà le secret dévoilé: quand une fourmi solenopsis veut indiquer la présence d’un butin, elle marque la piste qui y conduit avec un liquide odorant. Et chaque fourmi qui va croiser la piste sera aussitôt mise en alerte.

Cependant, un point reste encore mystérieux: quand je trouve dans la neige la piste d’un lièvre (par exemple), il m’est facile, en examinant sa forme, de reconnaître la direction dans laquelle se déplaçait l’animal. La piste du lièvre dans la neige n’est pas «isotrope», elle n’est pas identique dans les deux sens. Celle de la fourmi non plus, c’est certain puisque toute ouvrière qui vient à croiser les marques laissées par une de ses congénères se tourne sans hésiter vers la proie à enlever. Et pourtant, ces marques, étudiées en laboratoire, se révèlent n’être qu’une série de traits sans arrière ni avant! Alors?

Nous nous trouvons ici devant une énigme semblable à celle du chien pisteur qui, lui aussi, reconnaît la bonne direction par un simple flairement. On sait, j’ai eu l’occasion d’en parler, que l’explication ultime n’est pas encore pleinement acquise pour le chien. L’hypothétique perception d’une différence d’intensité de l’odeur entre la direction où le marquage est le plus ancien (direction d’où l’on vient) et celle où il est le plus récent (direction où il faut aller) aboutit, pour le chien, à supposer une sensibilité olfactive difficilement conciliable avec la chimie des odeurs. On a donc supposé que le chien perçoit non seulement l’odeur de l’animal qu’il piste, mais les odeurs ramassées par ce dernier sur le terrain qu’il vient de parcourir: si, par exemple, il sent l’essence, c’est qu’il vient de traverser la route, et s’il sent l’herbe, c’est qu’il vient du pré.

En est-il de même avec la fourmi? Ce n’est pas l’opinion de Wilson ni de Schmidt. Ces deux savants ont en effet remarqué que la piste laissée par la fourmi traceuse laisse une odeur très éphémère: au bout de deux minutes, elle cesse d’être perçue par les autres fourmis, alors que le chien peut encore reconnaître sa piste après plusieurs jours. Il s’agirait donc, peut-être chez la fourmi, de la perception d’un «gradient», c’est-à-dire d’une différence d’intensité dans les deux directions puisque toute la gamme des intensités est parcourue en deux minutes depuis le maximum jusqu’à zéro.

Mais, les savants n’en sont pas encore absolument certains, car la plupart des comportements sociaux de Solenopsis saevissima restent encore inexpliqués. Wilson pense avoir «décrypté» une dizaine de «mots» de ce langage olfactif: est-il vraisemblable que des sociétés si nombreuses et si vivaces puissent subsister et faire face à des difficultés toujours renouvelées avec un code de dix «mots» seulement?

Plus on pénètre dans l’univers des odeurs, si étranger à l’homme, et plus ses frontières reculent. Il écrase notre pensée. Il est une image de l’infini.

Aimé Michel

Notes:

(1) Vitus B. Dröschner: «Le merveilleux dans le règne animal» (Robert Laffont, 1968).

(2) Professeur Rémy Chauvin: «Le monde des Fourmis» (PIon). Ce livre admirable est un des meilleurs que l’on puisse lire actuellement sur les insectes.

 

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