Louis Néel à Grenoble, ou de la solitude au Prix Nobel de Physique

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Louis Néel à Grenoble, ou de la solitude au Prix Nobel de Physique

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de septembre 1976

 

En 1940, Grenoble n’était qu’une banale petite ville universitaire, ne se singularisant que par une école d’électricité et par une proportion exceptionnelle d’étudiants japonais. J’y faisais moi-même mes études et ces souvenirs vivent dans ma mémoire. On y mourait un peu de faim. Les occasions de se distraire d’un quotidien plutôt morose étaient rares. La ville allait devenir une plaque tournante de la Résistance, mais les gens en étaient encore à se chercher.

À ce moment, un jeune physicien quittait Strasbourg annexée par les Allemands et cherchait en France libre un point de chute où il pût travailler.

Il se trouva qu’il avait à la Faculté des Sciences de Grenoble un ami, que cet ami lui offrit un poste, et que ce poste fut accepté. Celui qui devait devenir le Professeur Louis Néel, Prix Nobel de Physique et notoriété mondiale en matière de magnétisme, quitta donc Strasbourg et s’installa à Grenoble. Qui pouvait se douter que l’avenir de la ville et de sa région allait se trouver transformé par cette péripétie apparemment purement personnelle?

«Je vins donc à Grenoble, me rapporta un jour Louis Néel, et ma vie changea du tout au tout. Strasbourg était un carrefour. Grenoble était une retraite. Je venais de participer à la débâcle de 1940 parmi les proches de Darlan, ce personnage énigmatique et dont l’histoire vraie est encore à écrire, j’avais vécu l’effroyable gâchis de Dunkerque. Tout à coup je me retrouvai dans le calme d’un laboratoire, seul à seul avec des idées sur le magnétisme auxquelles je réfléchissais depuis quelques années, coupé de tous mes collègues, et d’abord des étrangers, empêché de fréquenter les congrès scientifiques, ne recevant aucune revue spécialisée. C’était la solitude complète. Eh bien, je dis que ce sont ces circonstances qui m’ont fait ce que je suis. Toutes mes principales découvertes, mes travaux, mes résultats importants, l’essentiel de mes idées datent de là: de ma solitude grenobloise, exactement de 1940 à 1945.

«Quand, après la libération, je repris contact avec le monde extérieur, il se trouva que j’avais une avance considérable sur lui. Mon laboratoire acquit en peu de temps dans le monde un lustre flatteur. On commença à venir me voir de loin, à vouloir travailler avec moi. Et ce fut le départ de la boule de neige. Entre temps, la bombe atomique avait explosé, et sans abandonner le magnétisme (puisque maintenant encore on obtient ici les plus puissants champs magnétiques du monde, cinq millions de gauss, et que l’on observe les effets de ces champs) je me mis à développer des laboratoires de recherche atomique. Vous connaissez la suite. Grenoble est maintenant une sorte de Cambridge français. Je ne veux pas dire que c’est moi qui ai fait tout cela, bien sûr! C’est l’œuvre collective de tous ceux qui sont venus à Grenoble! N’empêche, au commencement, il y eut ce hasard: je fus le premier à y faire des découvertes de portée internationale, et cela parce qu’il se trouva en 1940 que j’avais là un ami, et qu’il me dit de venir le rejoindre.»

De la Maison des Hôtes où les chercheurs de Grenoble accueillent leurs invités, élégant monastère du XVIIIe siècle qui domine la grande ville et ses environs, on voit l’explosion démographique industrielle, scientifique due à ce hasard. Parce qu’un homme a trouvé là la clé des phénomènes les plus intéressants du magnétisme, des laboratoires ont jailli, des industries se sont installées, des hommes, des familles se sont rassemblés.

— Mais que voulez-vous dire en attribuant vos découvertes à la solitude?

— C’est exactement cela: je me retrouvai en 1940 seul avec mes moyens d’investigation, ayant la paix de l’esprit pour réfléchir. Je sais bien que les découvertes sont souvent un travail d’équipe. En ce qui me concerne, les choses se sont passées tout différemment. J’ai trouvé parce que j’étais seul, sans revues, sans visites, coupé du monde extérieur.

— C’est peut-être une question de caractère.

— Sans doute. Il y a dans l’ascendance cévenole et normande de ma famille (Néel est un nom normand) une longue tradition que j’appellerai volontiers janséniste, gallicane, peut-être un peu pessimiste en ce qui concerne les relations humaines. Je crois, c’est ma règle, qu’il faut d’abord compter sur soi.

— Avez-vous enseigné cet esprit à vos disciples?

— J’ai des élèves, je n’ai pas de disciples, précisément parce que je suis seul. Dans les innombrables commissions dont je fais partie, je donne un avis longuement médité, puis je me tais, laissant les autres discuter.

— Pensez-vous que la voie que vous avez suivie vers la découverte, vers la vérité, soit la seule bonne?

— Je n’en sais rien! Mais voyez-vous, moi qu’on connaît comme physicien, en réalité, j’ai une mentalité d’ingénieur. J’aime mieux les techniciens que les savants. Plutôt que de discuter avec des hommes, j’aime affronter des problèmes concrets. Je crois d’ailleurs que les vrais grands progrès s’opèrent ainsi: par la victoire sur le concret. En tant que physicien, j’ai acquis au moins une certitude: c’est que si la vérité est cachée, c’est qu’elle est toujours simple, trop simple pour nos cervelles sophistiquées qui vont la chercher trop loin dans le maquis des abstractions. Quand j’apprends une nouvelle découverte, je m’en méfie si je la trouve farcie de trop d’équations, ou d’équations compliquées ou tirées par les cheveux. Dans ce cas, le fait découvert est peut-être vrai. Mais sa vraie explication, selon moi, n’est pas celle qu’on propose. Il y en a une autre, plus simple, et le physicien alerté par cette complication improbable a des chances de trouver du neuf en examinant mieux le problème physique en soi, en le déshabillant de sa défroque mathématique.

— Acceptez-vous ce mot de Bernard Shaw: «Tous les grands progrès ont été réalisés par des imbéciles qui, plutôt que de s’adapter à des choses compliquées, ont simplifié ces choses pour se les adapter à eux-mêmes»?

Louis Néel rit. Cet homme taciturne bâti comme une armoire à glace, aux yeux bleus et vifs, qui aime la nature et les bonnes choses de la vie, ne doit certes pas être commode. Mais on le sent d’une solidité à toute épreuve. En plein XXe siècle, il perpétue les vertus de la France classique et provinciale, avec son sérieux, sa discrétion, sa haute tenue morale, son génie infatigable et patient.

Il quitte Grenoble, mais Grenoble transformée, et qui ne l’oubliera pas.

Aimé Michel

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