Lorsque la raison s’interroge…

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Le monde en marche – La société à l’épreuve

Lorsque la raison s’interroge…

Atlas – Air France n°75 – septembre 1972

 

Dans certains hôtels américains de trente étages, l’ascenseur ne porte aucun numéro treize: on passe directement de douze à quatorze. Les propriétaires avaient remarqué que certains clients semblaient inquiets quand on leur assignait une chambre au treizième étage.

Quand la reine Elizabeth visita l’Allemagne occidentale, en 1965, le chef de la gare de Duisbourg découvrit, au dernier moment, que les hasards de la distribution allaient diriger le train royal au quai numéro treize. Il fit en hâte remplacer la pancarte «Quai 13» par une autre où l’on pouvait lire «Quai 12 A».

En 1955, la loi électorale du Ghana fut modifiée par un amendement prévoyant entre autres choses que quiconque «administre, invoque ou fait tout autre usage de tout fétiche, ou prononce toute invocation, ou prétend jeter tout sort, et relie tout acte de cette sorte ou le rattache au vote ou à l’abstention de vote de toute personne à toute élection, sera coupable de délit».

À Moscou, selon la Pravda[1], une dame avait ouvert un «Cabinet de protection de la fidélité conjugale». Ce cabinet fonctionnait par correspondance. La dame envoyait à ses clients, moyennant monnaie, un papier blanc plié en quatre qu’il fallait mettre près de son lit de façon à pouvoir en déchirer une bande à minuit juste.

La plupart des Européens actuels admettent volontiers, du moins en apparence, que chacun des exemples cités ci-dessus est un témoignage de superstition. De superstition, c’est-à-dire d’une croyance insoutenable, fondée sur une crainte obscure et contraire à toute vraisemblance raisonnable. Considérons, par exemple, le cas du quai numéro treize. Il est certain que, parmi la foule des gens qui, à Duisbourg ou ailleurs, attendent chaque jour leur train sur des quais numéro treize, un certain nombre se sentent mal à l’aise. Mais qu’est-ce qui, raisonnablement, peut fonder cette crainte, quand il est évident que ce quai n’est le treizième que par le hasard qui décida du sens de la numérotation?

Mais voici qui est plus incertain, et où la raison, peut-être, s’interroge. Il s’agit du témoignage d’un médecin anglais rapporté dans un document de la British Médical Association: Divine Healing and Co opération between Doctors and Clergy 1956, p. 34: «Les pratiques de la magie, aussi bien noire que blanche, étaient largement répandues dans ma clientèle du Devon, rapporte ce médecin. J’ai moi-même constaté une mort par magie noire, ou peut-être devrais-je plutôt dire par suggestion. La pratique des charmes pour faire disparaître les verrues y est extrêmement efficace.»

Qu’est-ce donc que cette suggestion capable de tuer? Et que sont ces «charmes» qui effacent les verrues?

Et la superstition par incertitude?

Dans l’idée du médecin anglais, il s’agit «peut-être» de suggestion: voilà un homme de science qui, en dépit de son éducation, est certainement pris d’un doute. Pourquoi? Parce que, évidemment, la magie «noire» ou «blanche» pourrait bien, dans son esprit, emprunter, à l’on ne sait quelle dimension cachée des choses, une réelle efficacité. Pour ce médecin, il faudrait donc peut-être distinguer entre ce dont on discerne nettement l’absurdité (la malfaisance d’un quai qui n’est le treizième que par hasard) et ce qui échappe à l’investigation: après tout, comment savoir s’il n’existe pas des méthodes empiriques capables de manipuler réellement les effets de la suggestion? Or, c’est ce que prétendent faire les guérisseurs et les sorciers quand leur action (prétendue) se limite au corps et à l’âme humaine. Cette façon de voir — qui, naturellement, reste à démontrer — rend l’amendement à la loi électorale du Ghana un peu moins ridicule que le «Quai 12 A» de Duisbourg. Et si l’on croit aux charmes, sorts et malédictions, on a tout lieu de se laisser influencer par eux devant l’urne.

Les psychologues, qui ont consacré de nombreuses études à la superstition, semblent n’avoir pas établi avec assez de rigueur la distinction entre ces deux aspects possibles de l’attitude superstitieuse: la superstition par défaillance de la raison et la superstition par incertitude. Non seulement cette dernière forme est plus facile à comprendre, mais l’expérience montre qu’il convient de la diagnostiquer avec prudence si l’on ne veut pas s’exposer à de possibles retours de bâton.

C’est ainsi que, pendant tout le Moyen Âge, on a fait des gorges chaudes sur la superstition des «payens» (c’est-à-dire des auteurs de l’Antiquité) «qui croyaient que la terre était ronde». Au début du XVIIe siècle, on se moquait encore de «ces pauvres marins bretons persuadés que c’est la lune qui fait les marées». Dans ces deux cas, de quel côté était la raison? Et duquel la superstition?

L’astrologie nous fournit un excellent exemple de superstition mêlée de possible réalité.

Fantômes et dons: à examiner

Si l’astrologie prétend nous enseigner l’influence des signes du zodiaque (et c’est le cas des horoscopes que publient quotidiennement les journaux), nous sommes sans équivoque possible devant un beau cas de quai numéro treize: en effet, à cause de la précession des équinoxes, les signes du zodiaque dérivent lentement dans le ciel, si bien que ce qui est Bélier aujourd’hui était Taureau jadis, ou tout autre signe, selon l’Antiquité considérée. Avancer que le Taureau produit tel effet revient dès lors à dire que l’eau enivre, puisque le gin est de l’alcool. C’est une pure absurdité.

Mais s’il s’agit de l’influence des planètes, après tout, qu’en savons-nous? L’astronome Michel Trellis a démontré que la position des planètes influence l’activité solaire et les biologistes ont constaté que l’activité solaire influence les phénomènes vivants. Il serait donc tout à fait conforme à la science la plus orthodoxe que la position des planètes fût responsable d’une partie des influences subies par la vie terrestre. Quand un chercheur aussi sceptique à l’égard de l’astrologie traditionnelle que Michel Gauquelin (auteur entre autres d’une mémorable réfutation de l’«astrologie sur  ordinateur») retrouve, par l’usage de la statistique, certaines données anciennes définissant l’influence de Mars ou de Saturne, ses résultats sont vrais ou faux, mais n’ont rien à voir avec l’attitude superstitieuse: d’abord parce que l’expérience suffit à les confirmer ou à les réfuter; et, ensuite, parce que, dans un cas comme dans l’autre, leur interprétation scientifique ne présente aucune difficulté.

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On peut donc dire que le mot de «superstition» n’est pas encore bien clairement défini, ce qui est doublement déplorable: d’abord parce que certains phénomènes mal connus sont très probablement encore classés à tort parmi les superstitions, comme jadis la rotondité de la Terre ou l’existence des bolides, circonstance qui n ‘encourage guère à les étudier; ensuite parce que les vraies superstitions, exploitées par les charlatans, bénéficient de cette équivoque.

Ainsi s’expliquent certains résultats paradoxaux obtenus par des sondages: il semblerait, à les en croire, que l’on est d’autant plus superstitieux qu’on est plus intelligent! Alors que, par exemple, un sondage populaire fait apparaître qu’à Glasgow 10% seulement de la population croient à l’influence des astres, chez les membres du fameux club Mensa, uniquement recrutés, on le sait, parmi les personnes ayant un quotient intellectuel supérieur à 140 (la moyenne étant 100), 22% croient à l’occultisme (cf. V. Serebriakoff, A Mensa Analysis and History, Hutchinson, Londres, 1966). Les gens ayant un quotient intellectuel très élevé seraient donc deux fois plus superstitieux que leurs congénères moins favorisés!

En réalité, l’intelligence joue ici son rôle, qui est de discerner les questions mal posées et les préjugés personnels des enquêteurs: un nombre plus élevé de personnes ayant un quotient intellectuel élevé sont capables de distinguer la superstition vraie de l’incertitude classée superstitieuse.

Un fait curieux, mis en évidence par plusieurs sondages, est que les classes sociales les moins riches ont tendance, elles aussi (comme les personnes dotées d’une intelligence supérieure), à être superstitieuses. En fait, une analyse détaillée de ces sondages confirme bien que, là aussi, les résultats ont été déterminés en partie par les préjugés ou opinions, comme on voudra, des enquêteurs. J’extrais les chiffres suivants de l’enquête du psychologue anglais Geoffroy Gorer (Exploring English Character, Gresset Press, 1955 (voir tableau ci-dessus).

On voit que les chiffres les plus élevés expriment une opinion sur des incertitudes classées superstitieuses plutôt que sur des superstitions avérées: «Il existe des fantômes»; «les voyantes ont des dons». Ce sont là des allégations peut-être fausses, mais qui ont un sens et que la science peut examiner, ce qu’elle fait d’ailleurs: on étudie ces bizarres questions dans toutes les universités où existent des programmes de parapsychologie, c’est-à-dire à peu près partout en Amérique et en de nombreuses facultés européennes, y compris dans les pays socialistes. Au lieu que la science ne saurait examiner l’hypothèse d’un «jour de chance», puisqu’une telle hypothèse n’a pas de signification. Un jour de chance dans quel calendrier? grégorien? orthodoxe? révolutionnaire? Que serait devenue la chance des citoyens de l’an II, quand un décret supprima les sept jours?

Le monde nous paraîtrait donc peut-être bien différent si l’on réfléchissait davantage à ces questions. Et les charlatans y seraient sans doute moins prospères.■

Aimé Michel

Note:

(1) Citée par Gustave Jahoda: The Psychology of Superstition (Londres, 1970, p. 20).

 

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