Charmeur d’oiseaux, Calculateur prodige n° 1,
Lidoreau est mort
Article paru dans Planète N°17 (Le Journal de Planète) de juillet / août 1964
Avec Paul Lidoreau, qui vient de mourir, disparaît l’une de ces énigmes vivantes comme l’humanité en enfante quelques-unes par siècle. Comme Euler, comme Gauss, comme Inaudi, comme Dagbert, comme Shakuntala Devi (ces deux derniers encore vivants), Paul Lidoreau était un calculateur prodige.
II extrayait mentalement en vingt secondes la racine carrée d’un nombre de 15 chiffres. Chaque soir, en guise de délassement, il décomposait en quelques minutes un nombre de six chiffres en une somme de 5 cubes parfaits et 5 carrés parfaits, en s’imposant comme servitude de retrouver le nombre en question au millionième près, ce qui entraînait la manipulation d’un océan de décimales. Et cet effarant exercice apaisait si bien sa pensée qu’il s’endormait, aussitôt la solution inscrite au tableau noir de sa vision intérieure.
Jacques Mousseau et moi-même l’avons bien connu, et j’ajouterai que nous l’avons aimé et que sa disparition nous bouleverse. Quelque chose émanait de cet homme à la stature puissante, au visage calme et haut en couleur, quelque chose qui devait bien avoir une réalité physique, puisque Paul Lidoreau était aussi un charmeur d’oiseaux. Sa famille et ses proches ont, en maintes fois, eu l’occasion d’observer autour de lui les prodiges que la Légende dorée attribue à François d’Assise. Les oiseaux entraient dans sa chambre ou bien volaient autour de lui dans la campagne.
Les esprits forts se sont jusqu’ici débarrassés du fait des calculateurs prodiges en le reléguant dans une vague pathologie de la pensée. Mais nul homme n’était plus sain, plus équilibré, plus net de tout dérangement que Paul Lidoreau. Sa seule particularité était de pouvoir faire en trente secondes et en se jouant ce qu’un homme ordinaire n’achève qu’en huit jours et avec peine.
L’aspect le plus troublant du don de Paul Lidoreau était son impuissance à l’expliquer. Il n’y voyait nul mystère. Mais toutes ses tentatives d’explication se perdaient dans la métaphore, comme s’il n’avait rien trouvé dans notre univers mental qui permit le moindre début de généralisation. Il désignait, par exemple, une certaine disposition relative des nombres dans son esprit par l’expression de «nombres entrelacés». J’ai passé des heures à essayer de comprendre à quelle réalité répondait cette expression, et des semaines à y réfléchir. Tout ce que j’ai cru entrevoir, c’est qu’il s’agissait d’une sorte de disposition de type spatial où les nombres auraient été les éléments d’un réseau à liaisons multiples, et où réseau et liaisons auraient permis une sorte de conscience immédiate de tous les rapports relatifs possibles. Mais Lidoreau ne savait pas ce qu’était un réseau, et quand j’essayais de lui faire préciser ces liaisons, il semblait attribuer à l’espace un nombre inusité de dimensions.
Il m’est arrivé quelquefois de m’entretenir avec l’un de ces grands esprits à qui l’on reconnaît du génie. C’est une expérience totalement différente: le génie est une exaltation des facultés humaines, et l’homme génial un homme supérieur, un champion d’humanité. Avec Lidoreau, on avait l’impression d’être devant autre chose, comme si, outre sa mécanique mentale humaine, laquelle était chez lui de type courant, il avait disposé d’un degré de liberté supplémentaire lui permettant d’inconcevables raccourcis.

J’ai dit tout à l’heure qu’il faisait couramment, en quelques secondes, dans le monde des chiffres, ce qu’un homme doué n’obtient qu’au terme de plusieurs jours d’efforts. Mais sa foudroyante rapidité ne résultait nullement d’une accélération des processus mentaux qui nous sont familiers, et c’était là, je crois, le nœud du problème posé par son type de pensée. Quand il utilisait les processus arithmétiques ordinaires, il était aussi empêtré et malhabile que n’importe quel homme intelligent et souffrait alors comme d’une entrave, ou comme un homme à qui l’on aurait imposé de trouver son chemin les yeux fermés et qui s’impatienterait d’une épreuve aussi absurde. C’est ainsi qu’il avait, par jeu, appris la table des logarithmes.
«Un vrai boulet que cette table, me disait-il. Je pouvais, bien sûr, l’utiliser comme tout un chacun, de tête, évidemment. Mais c’était long, lourd, inexact (à cause des décimales), et elle ne me permettait pas l’usage de mes moyens familiers. J’ai donc dû l’effacer de ma mémoire.»
Paul Lidoreau est mort en emportant dans la tombe le secret de son fabuleux cerveau. Ce secret, il désirait passionnément que de plus savants l’aident à l’élucider. Mais la science ne s’est pas intéressée à lui, malgré nos vains efforts pour le faire examiner par les laboratoires qui en avaient les moyens. Et ce cerveau exceptionnel a cessé de penser. Pour nous, qui l’avons connu et qui penserons toujours à lui avec infiniment de respect et d’amitié, il restera la personnification de l’occasion manquée.■
Aimé Michel