L’humanité a dépassé enfance: elle doit quitter son berceau!

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L’humanité a dépassé enfance: elle doit quitter son berceau!

Revue Question De. N°29, 1er trimestre 1979

 

La NASA est en train d’arriver au bout de ses programmes spatiaux conçus au temps de Kennedy. Mais le dernier d’entre eux introduit l’étape suivante: c’est la navette.

Le but premier de la navette est de construire la ville spatiale que nous avons vue dans «2001 Odyssée de l’espace», en mieux. Redescendant sur terre pour ensuite reprendre l’espace, elle y transportera les éléments, morceau par morceau, de cette nouvelle architecture dont on pourra étendre à volonté les dimensions. La NASA aura dès lors vécu, et l’autre étape commencera.

Cette autre étape, c’est Gérard O’Neill et son équipe, au travail depuis le début de cette décennie, sur des plans absolument nouveaux. Gérard O’Neill vient de publier aux éditions Robert Laffont un ouvrage que Question de ne peut passer sous silence: Les villes de l’espace. Dans le n° 28, Tchalaï Dermitzel en avait fait un compte rendu de lecture. Aimé Michel reprend ce sujet… On connaît sa passion pour tout ce qui dans l’avenir peut fonder un autre type de civilisation!

 

La cinquantaine, le corps svelte et vif du sportif, la tête casquée d’une chevelure plate coupe Jeanne d’Arc (version Dreyer), sur le visage cette expression enfantine et fulgurante qui est souvent celle du génie: c’est Gérard O’Neill, professeur de physique à Princeton.

En 1956 (29 ans), il conçoit l’idée de l’anneau de stockage des particules, qu’il met dix ans à réaliser, et qui, maintenant, équipe à peu près tous les accélérateurs de particules du monde.

Presque aussitôt il s’ennuie, cherche une autre ouverture. Il réfléchit aux grands problèmes menaçants: énergie, matières premières, démographie, désarroi idéologique de l’Occident.

1969. Une idée fantastique traverse son esprit. Il n’en parle d’abord qu’à ses trois enfants, puis à ses étudiants, avec qui il calcule, calcule. Et tandis que les résultats théoriques s’ajoutent et se complètent, une impression de déjà vu s’empare de lui: comme en 1956, une idée à première vue impossible prend forme, devient plausible, les objections semblent se résoudre d’elles-mêmes, toutes les solutions sont là, évidentes sur le tableau noir, confirmées par l’ordinateur. Le projet fantastique est réalisable, il suffit de s’y mettre.

Le projet le plus délirant de l’histoire

Quel projet? Peut-être, que dis- je? Certainement, le projet le plus délirant de l’histoire. Délirant dans ses dimensions, délirant dans ses effets. Même Alexandre, même César, même Newton et Einstein, si le projet se réalise, apparaîtront comme des épisodes mineurs de l’épopée humaine!

Exprimons-le d’abord, comme le fait O’Neill, sous la forme idéologique: «L’habitat naturel d’une espèce intelligente n’est pas la planète où elle est née. Ce n’est pas la surface limitée d’une sphère, c’est l’infini de l’espace.»

Déjà Ivan Epremov, l’avait dit: «La terre est le berceau de l’Humanité, mais on ne passe pas sa vie au berceau.» Seulement, Epremov était un écrivain de science-fiction. Il n’exprimait qu’un rêve. O’Neill est un des plus profonds technologues du monde. Il a montré ce qu’il sait faire. Ce n’est pas un rêve qu’il expose, c’est un plan. Ce plan est à la mesure de l’homme actuel. Il ne requiert aucune découverte nouvelle. Il n’est qu’un prodigieux assemblage d’exploits déjà accomplis séparément. Il ne requiert que notre volonté, la mobilisation des esprits, et de l’argent.

Mais pas de l’argent gaspillé en un feu d’artifice. De l’argent placé, et dont le bénéfice s’exprime en une phrase: tous les problèmes de ce temps, l’énergie, les matières premières, le désarroi intellectuel des peuples civilisés, la misère matérielle des autres se trouvent résolus en quelques décennies.

Et cela à jamais, définitivement.

Une énergie inépuisable

Maintenant l’aspect technique. Suivons l’auteur.

O’Neill remarque tout d’abord que presque toutes les matières premières nécessaires à la vie sont disponibles à profusion dans l’espace: sur la Lune dans un premier temps, dans la ceinture des astéroïdes et sur les petites planètes plus tard.

Inépuisable aussi, l’énergie: celle du soleil. Pourquoi, dès lors, ne pas utiliser cette énergie et ces matières premières pour émigrer dans l’espace, y créer de toutes pièces les mondes de nos rêves et les coloniser comme les pèlerins du Mayflower colonisèrent l’Amérique?

Nous voilà d’emblée devant la démesure. Quoi, les hommes émigrent par millions dans l’espace, avec leurs femmes, enfants, églises, écoles, universités, prairies, forêts, champs, animaux, cimetières? Mais O’Neill chiffre cette démesure: d’abord, dit-il, il ne suffit que de commencer petitement, l’énormité se fera ensuite d’elle-même comme pousse une plante; et le commencement d’où naîtra tout le reste ne dépassera pas plus l’homme du XXe siècle finissant que les Pyramides celui des temps pharaoniques ou le percement de Suez et de Panama celui du siècle dernier. Mieux: pour franchir le stade du commencement, pour atteindre le moment où l’entreprise commencera d’enrichir la Terre et de l’enrichir fabuleusement, on dépensera beaucoup moins que l’on ne dépense présentement en efforts de défense pour neutraliser les tensions politiques et sociale nées, précisément, des problèmes que le projet résoudra de lui-même.

Autrement dit, nous dépensons beaucoup plus en 1978 pour entretenir nos problèmes que nous ne ferions en donnant à ces problèmes la solution définitive de la colonisation spatiale proposée par O’Neill. Le tout est de changer de cap. Ce n’est qu’une affaire, comme -on dit maintenant, de redéploiement.

La navette: service régulier avec un autre monde

Voyons cette solution de plus près. Au départ, il y a la navette spatiale, dont je m’étonne qu’ici l’on ne voie pas du moins dans les discussions à la mode, la nouveauté révolutionnaire.

La navette, qui sera bientôt opérationnelle, est un engin qui s’envole comme un avion, mais qui accélère assez pour se satelliser, puis pour permettre dans l’espace des manœuvres compliquées, et qui ensuite revient sur terre comme un avion. Elle va permettre à n’importe qui d’aller dans l’espace, d’y travailler et d’en revenir. Elle transformera en routine les exploits qui nous faisaient frémir il y a dix ans.

Avec la navette on construira des stations spatiales permanentes, d’abord laboratoires et observatoires, et usines. Cela, précisons-le, ce n’est pas encore O’Neill: c’est ce que l’on est en train de faire. C’est la N.A.S.A.. Les Russes avancent de leur côté sur des projets parallèles. Si l’on veut une comparaison historique, Spoutnik et Apollo, ce furent les caravelles de Christophe Colomb; la navette, c’est le service régulier avec le Nouveau Continent.

Et O’Neill, c’est le Mayflower.

Le défaut de la navette, c’est qu’elle doit arracher à grands frais du fond du puits gravitationnel terrestre des charges minimes — quelques tonnes — donc chères et précieuses.

O’Neill propose que ces charges, on les embarque, non de la Terre, mais de la Lune, dont le puits gravitationnel est beaucoup moins profond, d’où moins d’énergie, d’où frais réduits.

Qu’on les arrache du puits lunaire avec quoi?

Avec un appareil dont O’Neill et ses collaborateurs ont déjà construit un modèle réduit, qui marche, qui a été présenté dans les principaux laboratoires américains, et même au Sénat. Avec cet appareil, le Mass Driver, on projette dans l’espace, depuis la surface lunaire, les matières premières choisies. Une trajectoire calculée à point (c’est maintenant un jeu) les conduit jusqu’à l’un ou l’autre des «points de Lagrange», régions de l’espace découvertes par le calcul au début du siècle dernier et où l’action conjuguée des gravitations terrestres et lunaire s’annule. Tout objet déposé en un point de Lagrange s’y stabilise définitivement, tournant lentement autour de la Terre comme la Lune elle-même. On peut donc y entreposer tout ce dont on a besoin sans risque de le voir s’éloigner, et ce par milliards de tonnes et plus.

Quand tous les matériaux requis sont sur place, on installe une centrale solaire fournissant autant d’énergie qu’on veut, et la métallurgie commence, puis l’assemblage des pièces. Rappelons-nous les milliards de tonnes: l’assemblage aboutit à un planétoïde clos, que l’on emplit d’atmosphère, que l’on fait lentement tourner sur lui-même. La rotation crée une pesanteur artificielle sur l’intérieur de la face externe du planétoïde, et à partir de ce moment les hommes et tous les êtres vivants retrouvent toutes les conditions familières de la surface terrestre. La colonisation peut commencer.

Le vrai destin de l’espèce «Homo»: la conquête

J’ai sauté des étapes, mais le lecteur trouvera le projet exposé en détail dans un livre d’O’Neill qui vient d’être traduit[1]. Sautons encore, et voyons l’aboutissement.

Le plus grand planétoïde actuellement prévu et décrit dans ce livre est un cylindre long de cinquante kilomètres, large de six, ayant donc une surface habitable de près de mille kilomètres carrés, le cinquième d’un département français. L’activité essentielle de ce planétoïde aussitôt achevé sera de construire un autre planétoïde, et ainsi de suite. Chacun sera immensément riche, car il pourra diriger vers la Terre ou tout autre lieu autant d’énergie, de produits industriels et d’idées neuves qu’on voudra. La population spatiale pourra très vite (en quelques dizaines d’années) se chiffrer par millions, et se multiplier indéfiniment.

***

Il faut l’avouer, ces perspectives semblent irréelles. Il est fou, cet Américain.

Remarquons cependant qu’après la navette, on ne voit pas ce qui pourrait être entrepris, si ce n’est cela.

Remarquons aussi, très platement, que pour arrêter, après la navette, le processus que celle-ci introduit, il faudrait lutter contre la tendance la plus enracinée dans l’espèce Homo: celle de conquérir. Ce qui nous paraît affolant parce que c’est loin, deviendra alléchant et obsessionnel, touché du bout du doigt.

L’idée des antipodes paraissait affolante aux anciens. Marcher la tête en bas! Au fou! s’écriait Lactance. Mais, dès que le voyage aux antipodes fut possible, il y eut un Vasco de Gama, puis vingt, puis ce fut la ruée.

Lisez, à la fin du livre d’O’Neill, l’Annexe I. Il y raconte la naissance et le développement de son idée. J’avoue que cette lecture et malgré le refus de mon instinct, une émotion sacrée s’est emparée de moi. Il me semblait assister à l’un de ces moments mystérieux de l’évolution terrestre, l’éclosion de la première fleur, l’envol du premier oiseau, la première étincelle du premier du feu domestiqué. Mais cette fois l’acte de création s’accomplissait sous mes yeux. Le démiurge m’expliquait son dessein. Il me conviait à faire naître avec lui la folie du miracle.

Aimé Michel

Notes:

(1) G. O’Neill: les Villes de l’Espace (Laffont, Paris, 1978)

 

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