L’homme téléguidé
Modes de Paris n° 200 – novembre 1962

Pourquoi avez-vous décidé de lire cet article? La robe que vous portez, pourquoi l’avez-vous choisie ce matin? Pourquoi la tête de Monsieur X… ne vous revient-elle pas? Pourquoi aimez-vous votre mère? Regardez en vous-même et essayez de répondre à ces questions. Peut-être leur trouverez-vous à toutes une réponse. Mais cette réponse sera-t-elle la bonne? Lisez ceci, et peut-être, la prochaine fois que vous vous regarderez dans un miroir, serez-vous un peu inquiète de savoir si vous vous connaissez vraiment telle que vous êtes.
Nous sommes dans un laboratoire de l’École de Médecine de l’Université Yale, à New Haven, aux États-Unis. Un homme est assis devant un appareil électrique compliqué où l’on peut voir des cadrans, des boutons, des voyants lumineux. Il est mince, brun, de type méditerranéen: et, en effet, c’est un Espagnol, le Professeur José M. R. Delgado, célèbre dans le monde entier pour ses travaux sur le cerveau animal et humain. À droite de Delgado, dans une cage spacieuse et confortable, un gros matou se prélasse. Rien ne le distingue d’un autre matou, si ce n’est qu’il porte un collier et qu’une petite boîte est attachée sur ce collier à l’endroit de la nuque au-dessus des épaules. Delgado introduit sa main dans la cage et caresse le matou. Celui-ci se dresse, fait le gros dos, ronronne, puis se recouche en regardant amicalement son maître.
Le curieux manège d’un petit chat.
Jusqu’ici, rien en somme que de familier: un savant qui aime les chats, ce qui est assez fréquent. Mais voyons la suite. Delgado prend une fiche sur laquelle il écrit: 2 août 1962, expérience N° 7.223. Après quoi, il appuie sur un bouton de l’appareil posé devant lui. Une caméra orientée vers le matou se déclenche. Le matou, qui a l’habitude, ne bouge pas. Delgado appuie sur un autre bouton. Et c’est alors que les choses commencent à devenir intéressantes: le chat se met à se gratter l’oreille gauche avec la patte arrière gauche. Il la gratte longuement, après quoi Delgado remet le bouton N° 2 dans sa position initiale. Le chat cesse de se gratter.
Delgado écrit quelques lignes sur une fiche et appuie sur un autre bouton: le chat entreprend de gratter son oreille droite avec sa patte arrière droite. Delgado remet le bouton à zéro: le chat cesse de se gratter.
Le savant écrit encore quelques lignes et appuie sur un quatrième bouton. Le chat se lève et se met à tourner en rond dans sa cage de droite à gauche. Delgado appuie sur un cinquième bouton en remettant le bouton N° 4 à zéro: le chat interrompt son circuit de droite à gauche, se met à tourner de gauche à droite, sans cesser de ronronner. Le savant pousse un soupir, remet tous les boutons à zéro et écrit encore quelques lignes sur sa fiche tandis que le chat se recouche.
Que signifie ce manège? Le savant commanderait-il à distance, avec ses boutons, les mouvements du chat? Pourtant, le matou est parfaitement libre de ses mouvements. Ce n’est pas un chat savant, ni même dressé. Il ne semble subir aucune contrainte. Mais ne perdons pas des yeux nos deux personnages. Le biologiste se lève, prend une petite coupe pleine d’eau et l’introduit dans la cage. Le chat la flaire, bâille et se détourne: il n’a pas soif. Delgado choisit un autre bouton de son appareil et appuie. Aussitôt le chat se précipite sur la coupe et se met à laper avec avidité. Delgado le laisse faire un instant, puis remet le bouton à zéro. Le chat laisse là sa coupe et se recouche. Deux fois, trois fois, le bouton est poussé, puis relâché: et régulièrement, le chat boit, cesse de boire, boit de nouveau, cesse de boire.
Delgado se lève alors, et revient une minute plus tard portant un autre matou identique au premier, ayant lui aussi un collier avec une petite boîte. Il l’introduit dans la cage. Ce sont manifestement de vieux amis: ils se saluent à la manière des chats bien élevés et chacun s’installe tranquillement dans son coin.
Une bagarre provoquée à distance.
Le savant se rassied, prend une autre fiche: expérience N° 7.224. Puis il choisit son bouton, qu’il pousse. Et l’on assiste alors à une scène stupéfiante, enregistrée par la caméra qui n’a pas cessé de tourner. Le chat N° 1, qui était occupé à une magnifique toilette, bondit soudain sur ses pattes, le poil hérissé, la queue raide, la gueule ouverte et menaçante. Il regarde un moment son compagnon avec haine puis lui saute à la gorge. L’autre, stupéfait, ne se défend d’abord pas. Il essaie de fuir. Mais la fureur de son vieil ami soudain métamorphosé en adversaire ne se relâchant pas, il finit par sortir ses griffes, et une bagarre en règle se déclenche dans la cage. Delgado n’insiste pas: il ramène le bouton à zéro. Fin de la bagarre. Les deux chats se regardent un moment très étonnés, puis se recouchent en léchant leurs bosses. Mais l’agressé garde un œil méfiant sur l’agresseur, qui lui, a tout oublié de sa querelle.
Et l’expérience se diversifie indéfiniment ou presque. En choisissant ses boutons, le savant peut faire exécuter aux deux chats à peu près n’importe quoi. Il peut leur donner faim, soif, il peut les endormir, les jeter dans d’inexpiables batailles, ou au contraire, dans l’amour, la tendresse ou tel sentiment qu’il voudra.
Un récepteur radio et quarante-deux électrodes.
Le secret de cet incroyable ballet téléguidé? Le principe en est fort simple. La petite boîte attachée aux colliers est un récepteur radio ultra-léger capable de recevoir les signaux du poste émetteur commandé par les boutons. Quand le savant appuie sur un bouton, l’émetteur diffuse un signal que le récepteur capte et transforme en un petit courant électrique. Ce courant est envoyé dans de minuscules électrodes que Delgado, au cours des semaines précédentes, a introduites, tout simplement dans le cerveau des chats. Certains chats de l’Université de Yale ont porté ainsi dans leur cerveau jusqu’à 42 électrodes, aboutissant à 42 centres du cerveau soigneusement identifiés et délimités, correspondant à presque toutes les activités possibles d’un chat. Rassurons tes amis des bêtes: non seulement ces chats ne souffrent pas, ni pendant l’opération — ils sont anesthésiés — ni après, ni pendant les expériences, mais ils semblent même prendre un intérêt à toutes les choses extravagantes qu’on leur fait faire (à l’exception, reconnaissons-le, des bagarres).
Il ne faudrait pas croire, non plus que ces courants électriques envoyés dans le cerveau soient quelque chose de totalement artificiel. Nous avons tous entendu parler de l’électro-encéphalographe, ce merveilleux appareil inventé par l’Allemand Hans Berger. L’électroencéphalographe permet d’ausculter le cerveau en décelant ses activités grâce aux courants électriques qui le parcourent sans cesse.
La pensée, bien sûr n’est pas de l’électricité![1] Mais toute activité mentale se traduit, dans le cerveau par une circulation de minuscules charges électriques que l’électroencéphalographe enregistre sur une bande, comme par exemple la pression atmosphérique sur les baromètres enregistreurs.
Dès lors, depuis une quinzaine d’années, de nombreux savants, surtout au Canada et aux États-Unis, se sont posé la question suivante: Si lorsque j’ai soif, telle petite charge électrique se déplace dans telle région de mon encéphale, ne serait-il pas possible, inversement de me donner soif en envoyant à l’endroit voulu la petite charge électrique voulue?
Les premières expériences furent faites sur des chats et des singes, avec un succès complet, par Rosvold, Looney, Hamlin, Roberts et Delgado.
Le succès fut même si complet qu’une idée inquiétante commence de germer dans la cervelle de ces savants: que se passe-t-il quand on fait l’expérience, non plus sur des animaux, mais sur des hommes?
Les décharges électriques peuvent guérir mais…
Bien entendu, aucune morale humaine ne permet de déranger le cerveau, même d’un volontaire, par simple curiosité scientifique. Aussi bien les premières électrodes implantées dans un cerveau humain avaient-elles un but strictement thérapeutique: on commença par essayer de guérir certains malades mentaux en combattant leurs impulsions pathologiques par des courants électriques correspondant à un comportement normal. Mais les résultats obtenus furent très vite stupéfiants et l’on peut même dire effarants. Voici une scène décrite par Delgado en personne et que j’extrais presque textuellement des comptes rendus de l’Académie des Sciences de New York.
Le patient est assis dans le bureau du savant. Il lui parle. Il sait que des électrodes sont implantées dans son cerveau et que Delgado peut, quand il veut (mais à son insu à lui), y lancer un courant électrique. Les électrodes, dans ce cas particulier, aboutissent à la surface inféro-latérale des lobes frontaux. Pendant toute la durée de l’expérience, où la stimulation électrique alterne avec la non stimulation, la conversation entre les deux hommes est enregistrée sur magnétophone. Cette conversation est d’abord quelconque. Puis Delgado appuie sur un bouton. Le visage du malade s’éclaire alors d’un sourire amical.
— Puis-je vous dire quelque chose à l’oreille, monsieur? une petite chose que j’avais oubliée: joyeux anniversaire! Soyez toujours heureux! Ah, Docteur, que vous êtes bon, et quelle reconnaissance je vous dois!
Et le discours se poursuit sur ce ton aussi longtemps que le bouton est poussé: la stimulation provoque des sentiments amicaux.
Pour le meilleur ou pour le pire?
Au point où en sont actuellement les recherches des savants que j’ai nommés plus haut, la preuve est faite, irréfutable et effrayante, que l’on peut téléguider un homme exactement comme un robot, à la seule condition de lui implanter une cinquantaine d’électrodes invisibles dans le cerveau et un minuscule poste récepteur dans un endroit du corps où il ne soupçonnerait même pas sa présence, l’abdomen par exemple. Ce récepteur obéirait à des ondes envoyées de n’importe quelle distance, 3.000 kilomètres par exemple.
On devine que les savants n’ont pas découvert sans appréhension cette fantastique possibilité. Delgado ne parle qu’avec réticence de ses travaux, qu’il emploie uniquement pour soigner des malades. Mais sommes-nous assurés que demain un dictateur un peu fou ne sera pas tenté d’en tirer des applications moins pacifiques? Là comme en physique atomique, on ne peut que formuler des souhaits. Celui, par exemple, de voir les savants trouver un moyen de faire progresser les hommes dans la moralité en même temps que dans la technique. Et personnellement, je dirai même un peu plus vite.■
Aimé Michel
Note:
(1) Il faut bien insister sur ce point si l’on veut comprendre les expériences de Delgado et leur portée réelle. L’électricité agit Ici exactement à la façon des drogues, qui elles aussi peuvent exciter ou affaiblir l’imagination, l’intelligence, la sensibilité aux émotions et aux sensations. Mais ni les drogues, ni l’électricité ne sauraient créer la pensée. Qui demeure le plus grand et le plus inexplicable des mystères de la nature. Dans le cas précis de l’électroencéphalographe, ce n’est pas la pensée qu’il enregistre, mais l’électricité dégagée par l’effort mental. La preuve en est qu’il est impossible, sur un électroencéphalogramme, de distinguer la moindre différence entre l’effort mental d’un joueur de belote et celui d’un savant de génie: la pensée est donc bien inaccessible même aux appareils les plus ingénieux. Elle est autre chose, cette autre chose que l’on appelle l’esprit.
