L’homme simulacre

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L’homme simulacre

Chronique parue dans France Catholique − N° 1520 – 30 janvier 1976

 

France inter nous a fait entendre l’autre jour un Indien d’Amazonie qui, par je ne sais quel miracle, parlait français. Cet homme a passé la plus grande partie de sa vie dans la forêt. Il nous parlait de cette vie. Et quelle insupportable nostalgie s’est emparée de moi! Oui, je sais, le mythe du bonheur sauvage dans la forêt, l’illusion de qui écoute de belles histoires installé dans ses pantoufles, et as-tu pensé, pauvre rêveur, aux semaines de pluie sous les arbres, à l’éloignement du médecin quand tu te blesses ou éternues, à l’incertitude du prochain repas, au feu qu’il faut garder la nuit pour éloigner la panthère, et à Dieu sait quoi encore?

Sans doute. Et aussi que le sauvage ne sauve que quelques rares enfants, qu’il doit, ou cuirasser son cœur contre l’amour et le chagrin, ou passer son temps à pleurer des morts. Et malgré tout, les propos de l’Indien éveillaient cette insupportable nostalgie. Au-delà des illusions romanesques, cet homme a bien réellement quelque chose que nous avons à jamais perdu: il connaît et comprend son univers; il n’est dominé que par une nature toujours semblable à elle-même, et par ses dieux; il n’est pas pris dans le tourbillon des forces à la fois intelligentes et incompréhensibles qu’on appelle l’Histoire.

Le paléolithique et la cybernétique

Contraste: au même moment, je lisais un article du cybernéticien anglais F.H. George, spécialiste des «machines intelligentes»[1]. F.H. George montre que si l’on cherche à préciser ce qui différencie l’intelligence mécanique de l’intelligence humaine, on en vient d’abord à s’interroger sur ce qu’il faut entendre par intelligence «humaine» puis à renoncer à le savoir, car quelque réponse que l’on donne, on peut déjà imaginer une machine qui fait la même chose ou mieux. Peut-être était-ce le savant anglais qui donnait au paléolithique de France Inter son inexprimable saveur. Un monde où ma pensée peut être égalée (et dépassée, parce qu’elle est lente et fatigable) par un tas de ferraille, c’est effrayant Mieux vaut grelotter nu sous la pluie dans la forêt!

Que faut-il, se demande F.H. George, pour que l’on puisse dire qu’un «système» a un comportement «intelligent»? L’homme pensant qui s’interroge sur lui-même exige, selon le savant anglais, huit conditions:

— Que le système soit capable de percevoir;

— Qu’il puisse apprendre;

— Qu’il soit motivé, c’est-à-dire que certaines données perçues par lui l’incitent à l’action;

— Qu’il fonctionne de manière intentionnelle, c’est-à-dire qu’il soit capable d’orienter son activité en fonction d’un but;

— Qu’il sache résoudre des problèmes;

— Qu’il sache surseoir à des motivations simples pour déduire, induire, prévoir, et ainsi produire du premier coup des actes complexes supposant une stratégie (il y a un mot anglais pour désigner cette capacité, c’est insight: il faut que le système agisse avec insight);

— Qu’il puisse symboliser, c’est-à-dire conduire des séries d’activités à partir de signes complètement indépendants de l’expérience;

— Enfin, qu’il sache formuler ses «connaissances» et les communiquer à d’autres systèmes semblables.

Or, dit F.H. George, toutes ces conditions sont déjà réalisées séparément, ou réunies à trois ou quatre, dans les ordinateurs de la plus récente génération. On ne sait pas encore les intégrer dans un seul système, quoique sur le plan des principes le problème soit «à peu près résolu». Sur le plan pratique, on n’en est pas encore à fabriquer une machine réalisant à la fois les huit conditions, mais, dit F.H. George, «nous n’avons aucune raison de douter que nous y parviendrons».

Faisons preuve d’insight et sachons surseoir aux objections. Chemin faisant, le cybernéticien bouscule quelques illusions. Citant un de ses collègues, il fait cette remarque:

— On dit que les machines ne sont pas capables de faire preuve d’intelligence: mais les êtres humains non plus.

Au-delà de la boutade, cet aphorisme rappelle le vieux problème philosophique de la preuve que tel être «pense». Comment savons-nous que les hommes, nos semblables, pensent comme nous? Nous le supposons parce que si nous parlons avec eux, ils évoquent les mêmes événements intérieurs que nous, rêves, sentiments, plaisirs et douleurs, désirs, craintes.

Seulement, si nous tenons ces faits pour des preuves, alors la machine pense aussi. Car une machine «convenablement programmée» peut, elle aussi, nous parler de rêves et de sensations. Cette machine est programmée? Certes, mais l’être humain aussi! Il est programmé au sens strict par son hérédité, de façon moins stricte par la culture où il grandit. Et, de son côté, une machine capable d’apprendre (condition n° 2) et douée d’intentions (condition n° 4) sait aussi élaborer elle-même son programme, c’est-à-dire acquérir une «personnalité».

Alors, que manque-t-il à la machine pour être, comme nous, esprit? On peut à la lettre lui appliquer le sarcasme divin de la Genèse: «Le voici — Adam — devenu comme l’un de nous!» La voilà bientôt — la machine — devenue comme l’un de nous. Mais elle aussi a son, péché originel: elle sort de nos mains et ne peut donc pas nous en faire accroire. Elle n’est qu’un simulacre aveugle et sourd. Nous l’avons faite «à notre image et ressemblance», sauf sur le point essentiel qui à jamais nous échappe, parce que, même en nous, nous n’en connaissons pas le secret: la conscience d’être, le je, l’âme enfin.

N’empêche, elle inquiète. Entre l’homme-simulacre et la forêt, où est notre vraie condition terrestre?

Aimé Michel

Notes:

(1) Science et Vie, numéro spécial sur le Cerveau et la Pensée. F.H. George est professeur à l’université d’Uxbridge.

 

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