L’homme dénudé par la machine
Chronique parue dans France Catholique − N° 1524 — 27 février 1976
Un jour, un de nos ancêtres qui était probablement déjà Homo, mais pas encore sapiens, remarqua que la viande se digérait mieux cuite que crue[1].
Il venait de faire une invention qu’un pédant appellera tôt ou tard d’un mot grec, car cela n’a pas de nom: c’est l’astuce-consistant-à-extérioriser-ses-fonctions-pour-en-faire-plus.
Cet ancêtre avait extériorisé une partie de sa fonction digestive en la déléguant au feu. Depuis, toutes les innovations ou presque, jusqu’à la plus récente, ont été de telles extériorisations. Le vêtement extériorise une part importante de notre métabolisme (qu’il permet de soulager d’un gros effort), donc de nos besoins alimentaires. Et du coup, si ces ressources restent les mêmes, le vêtement accroît d’autant notre énergie physique; voilà l’homme vêtu vainqueur de l’homme nu. Il ira plus loin, il marchera plus longtemps, dormira moins.
Posséder le robot parfait
Sautons trois ou quatre cent mille ans. J’ai sur mon bureau un objet, petit mais impressionnant, avec qui souvent j’échange mes propres idées: une calculatrice. Une part de ma pensée, très améliorée, se fait là dans cette boîte infatigable, docile, infaillible, chaque fois que je peux la consulter, qui me dit quand je me trompe sans me vexer ni prendre la mouche, cesse de consommer dès que je ne lui demande rien et ne m’entretient jamais de ses états d’âme (pour cause).
Le rêve de tout homme né pécheur est d’extérioriser toutes ses fonctions sans devoir se priver de les accomplir lui-même, si par hasard cela ne lui coûte aucun effort et si cela l’amuse. Bref, de posséder ce robot parfait, héros du fameux roman de science-fiction Demain les chiens. Il ferait la cuisine, le ménage, m’écouterait penser tout haut sans me contredire, sauf sur demande ou pour mon bien, saurait où je mets mes livres, me traduirait les langages que j’ignore, jouerait aux échecs, mais pas trop bien, répondrait au téléphone à ma place, jouerait avec ce qu’il faut de mystère la Toccata et Fugue en fa, viendrait border mon lit.
Ce rêve de tout homme né pécheur, non seulement il est en train de se réaliser sous nos yeux, mais comme je l’ai dit au début de cet article, il a commencé de se réaliser dès que l’un de nos très vieux ancêtres découvrit pour la première fois que le bifteck était meilleur cuit que cru. Ma calculatrice extériorise déjà des fonctions dont je n’imaginais même pas pouvoir être un jour soulagé quand je faisais mes études (en réalité, si, je l’imaginais: mais c’était pendant la guerre et j’ignorais que les Américains étaient en train de réaliser mes imaginations pour venir à bout du chaos de calculs du projet Manhattan).
La calculatrice est un partenaire fascinant. Elle répond à des questions auxquelles son constructeur n’a pas pensé, que son fonctionnement seul me suggère et auxquelles je serais sans elle incapable de répondre.
Pourtant elle n’est qu’un petit tas de ferraille. En extériorisant nos fonctions intellectuelles, nous leur avons déjà donné quelques-unes des dimensions que le Docteur Faust croyait ne pouvoir demander qu’au Diable – mémoire à peu près instantanée et illimitée, rapidité foudroyante des raisonnements les plus complexes, infaillibilité (quand la machine se trompe, ce n’est pas elle qui commet l’erreur, c’est son partenaire humain). Von Neumann, le théoricien des machines pensantes, a défini ainsi leur limite: elles ne peuvent pas prendre plaisir à manger une crème aux framboises.
Nous assistons donc présentement aux dernières extériorisations de l’homme: il est en train de confier à la mécanique non seulement les activités de son corps, mais celles de son esprit raisonnant. S’il ne tient qu’à la science, dans quelques décennies tout ce qui n’est pas son âme sensible et contemplative sera évacué dans la machine.
Seuls face au fond d’eux-mêmes
Ainsi, on peut considérer l’évolution de l’homme depuis son origine comme une longue purgation de l’âme, tout ce qui n’est pas elle-même se trouvant peu à peu confié au monde extérieur, en commençant par la digestion du bifteck et en finissant par la raison. Je crois qu’une bonne part de l’angoisse des hommes, inexplicable si l’on considère la sécurité sans précédent de leur vie, tire de là sa source: ils se voient déjà seuls face au fond du fond d’eux-mêmes.
«La religion est ce que l’homme fait de sa solitude», dit A. N. Whitehead. Et Thomas Huxley: «Les pires difficultés commencent quand l’homme en arrive à faire ce qu’il veut.» Eh bien, nous y voilà. Imaginez le robot parfait à votre disposition. Il fait tout à votre place. Et vous, que ferez-vous?■
Aimé Michel
Notes:
(1) Jusqu’ici, on pense que c’était Pithecanthropus erectus, l’homme de Pékin, Java, etc.