Gros propriétaire terrien, l’hippopotame marque et défend son territoire
Article paru dans La Vie des Bêtes, mai 1959
Dans le n°5 de La Vie des Bêtes, Louis Robin nous a raconté les mésaventures de Joseph, Grunti et Sulfite, hippopotames amis des hommes. Il s’agissait là de touchants témoignages sur la candeur de ces grosses bêtes, qui ne demandent au fond qu’à traiter amicalement leur voisin humain, si souvent cruel et sans compréhension. Mais quelle est la vie secrète, habituelle, des hippopotames? Comment est-elle organisée? Ces questions ont été systématiquement étudiées par des spécialistes de la psychologie animale. Leurs observations, on pourra le lire ci-dessous, sont assez surprenantes.
Le bruit sourd d’un galop vient d’ébranler la savane. Non loin du fleuve, le bruit se rapproche. Une gracieuse antilope lève la tête, regarde un instant, et s’enfuit au moment où, d’un rideau de buissons, débouche la masse sombre d’un hippopotame. Deux tonnes de chair et d’os lancées à trente à l’heure, et qui soulève la poussière rouge du sentier. Encore vingt mètres, et le pachyderme atteindra l’étroite tranchée en forme de rampe creusée dans la rive par ses congénères et où se jette le sentier.
Soudain, de cette tranchée tout à l’heure déserte, une autre masse émerge, soulevant un tourbillon de mouches. Un deuxième hippopotame. Il gravit lentement la pente en poussant un souffle rauque. Le voilà sur le sentier. Gare au premier, qui ralentit sa course. Que se passe-t-il dans leurs obscures cervelles? Celui du fleuve est-il venu accueillir un frère? Ou, au contraire, affronter un rival? Ils sont maintenant stoppés à quelques mètres l’un de l’autre et se regardent. Trois secondes se passent, puis, majestueusement, celui du fleuve se tourne, lève la queue et expulse avec bruit un jet d’excréments arrosés d’urine. Sa queue s’anime en même temps d’un mouvement rapide qui éclabousse de l’excrétion malodorante les abords de la piste. L’autre, comme surpris, recule. À trois mètres du premier, un buisson rabougri tasse ses maigres feuilles. L’hippopotame s’en approche et l’asperge d’un nouveau jet, avec la même manœuvre de la queue. Puis, satisfait, sans un regard pour son compère, il bâille longuement, regagne la tranchée boueuse et s’y laisse glisser. Un plouf énorme: il a réintégré sa demeure fluviale.
L’arrivant est manifestement ennuyé. Il hésite, flaire la piste, puis le buisson, et s’en va enfin, comme à contrecœur.
Que signifie ce manège mystérieux? Depuis des dizaines de milliers d’années, les hommes et les hippopotames cohabitent: n’oublions pas que même en France, même au bord de la Seine, là où maintenant s’élèvent les flèches gothiques de Notre-Dame, des yeux humains ont contemplé la scène que nous venons de décrire. Et pourtant, il n’y a que quelques années que l’on commence à en interpréter les rites. Là où nos ancêtres ne voyaient qu’une malpropre fantaisie de grosse bête, nous savons distinguer l’ébauche d’un véritable code. Ce n’est pas pour effaroucher son congénère avec des odeurs désagréables pour nous, mais dont il ne se soucie guère, que l’hippopotame du fleuve est venu lui jeter ses défécations au nez. C’est pour lui dire quelque chose de très précis, et que les spécialistes de la psychologie animale savent désormais comprendre aussi clairement que les panneaux indicateurs de nos routes nationales, ou ceux des longs couloirs de nos ministères.
Mais revenons à notre savane des bords de la Rwindi, dans le Parc National Albert, au Congo Belge. Les deux hippopotames ont disparu. L’antilope revient brouter son herbe abandonnée quelques minutes avant. Un bruit de voix étouffées s’élève derrière un buisson, les branches s’écartent, et deux hommes en sortent. Lunettes cerclées d’or, longues jambes maigres, aucune arme, mais divers appareils en bandoulière: aucun doute, ce sont des savants. Ils viennent vers l’endroit où s’est déroulée la rencontre de tout à l’heure, photographient les excréments, d’abord sur la piste, puis sur le buisson. Ils sortent ensuite un décamètre d’arpenteur, mesurent la distance des deux points de défécation, puis la distance au fleuve, puis la distance où s’était arrêté le visiteur, et prennent des notes. Une intense satisfaction se lit sur leur visage. Décidément, le comportement des savants est aussi mystérieux que celui des hippopotames. N’essayons pas de comprendre, et lisons plutôt par-dessus l’épaule du plus âgé, qui semble diriger les opérations.
«Dès l’endroit où se trouvent les issues et entrées en forme de rampe ou d’escalier, souvent creusées profondément dans la berge, les hippopotames mâles font des marquages odorants. Excréments et urine servant de matières odorantes pour le marquage du «territoire». Les excréments sont en outre assez largement dispersés à la sortie de l’anus par des mouvements giratoires de la queue… On peut voir déjà ces marques sur les montants de terre émergeant de l’eau entre les issues, et ensuite le long des passées (c’est-à-dire les sentiers tracés par les animaux eux-mêmes), et ce d’autant plus abondamment que ces dernières sont plus nombreuses: plus l’eau est proche, plus la concentration des animaux est grande. À mesure que l’on s’avance vers l’intérieur des terres, les endroits de marquage deviennent plus rares… Les endroits de marquage se trouvent presque toujours à de petits buissons. Celui qui s’est familiarisé avec l’organisation d’un «territoire» peut, dans un secteur donné, indiquer de loin et avec une assez grande sûreté les endroits où le marquage a lieu: des buissons bas et isolés, un arbrisseau, une bosse gazonneuse dans une région pauvre en végétation, etc.; de toute façon, toujours un endroit qui tranche sur les alentours, qui frappe la vue.»
L’auteur de ces lignes est le professeur Zending H. Hediger, directeur du jardin zoologique de Bâle, un des deux savants dont nous observions tout à l’heure le manège. L’autre est le professeur J. Verschuren. Chargés par l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge d’une mission dans les trois parcs de la Garamba, de la Kagera et de Rwindi-Rutshuru, ils observèrent les bêtes sauvages pendant de longs mois, et consignèrent ensuite les résultats obtenus dans un passionnant rapport dont la substance est ici rendue publique pour la première fois.
Comme nous l’avons vu, le professeur Hediger parle de «territoire» et de «marquages». Qu’entend-il par là? Pour le comprendre, il faut rappeler brièvement les mœurs habituelles, connues depuis longtemps, de l’hippopotame.
Les lecteurs de «La Vie des Bêles» ont déjà rencontré ce mot de «territoire» à propos des animaux les plus divers. Contrairement à l’opinion de ceux qui n’ont jamais observé les bêtes sauvages que superficiellement, celles-ci ont une organisation sociale rigide, qui laisse peu de place à la liberté, ou, si l’on préfère, à l’improvisation. Le professeur Hubert évalue à 3 000 le nombre des hippopotames vivant sur 50 kilomètres de rives de la Rutshuru, au Congo Belge. Pour le touriste qui se promène dans cette région, ces 3’000 colosses en si peu d’espace (cela fait une moyenne d’un hippopotame tous les 16 mètres) offrent le spectacle d’une sympathique pagaïe où les jeux, le sommeil, l’amour, le farniente alternent selon la seule fantaisie d’une nature libre. Quelle erreur! Déjà l’observation peu approfondie des chasseurs indigènes révèle que des individus donnés vivent toujours aux mêmes endroits. Chaque famille, ou chaque tribu, si l’on préfère, occupe un espace bien déterminé du f1euve et les gros mâles qui commandent chaque tribu ne tolèrent aucune intrusion des tribus voisines. Voilà pour le «territoire».
Mais il y a mieux. Les hippopotames sont des animaux nocturnes. Le jour, ils se reposent dans l’eau du fleuve, dans une aire sévèrement limitée par la propriété foncière, ou bien se chauffent au soleil, vautrés dans la boue et sur le sable des berges. Ce n’est qu’à la nuit qu’ils se hissent sur la terre ferme, par les «rampes» ou «issues» à plan incliné creusées dans l’à-pic de la rive. Ces issues elles aussi font partie de la propriété foncière, aussi strictement que le foyer de la maison romaine: chaque tribu a son issue, ou ses deux ou trois issues, toujours très rapprochées. Tout individu d’une autre tribu qui prétendrait les emprunter serait traité comme un agresseur. D’ailleurs, une telle usurpation est étrangère à la mentalité hippopotame, et des incidents comme celui que nous lisions tout à l’heure sont toujours le résultat d’une erreur.
Donc, la nuit tombée, la tribu gagne la terre ferme et se répand dans les pâturages. Va-t-elle errer au hasard, chacun broutant où bon lui semble, mufle à mufle avec le voisin devant la même touffe? Loin de là! Et c’est ici qu’intervient le système du marquage, triomphe d’une société animale attachée à sa terre comme une famille paysanne ou encore celle d’un film de Rouquier.
Car c’est Farrebique, ou bien Goupi-mains-rouges que l’on évoque en lisant les rapports d’observation du professeur Hediger.
Tout d’abord, notre zoologiste s’astreignit à reconnaitre les hippos d’une région, individu par individu. Et ce qu’il découvrit alors est littéralement stupéfiant. Résumons-le rapidement.
On avait depuis longtemps remarqué (et cette observation est valable pour un très grand nombre d’animaux) que les hippopotames apparaissaient souvent à heures fixes aux mêmes endroits. Par exemple, à 3 heures de l’après-midi, on en voyait toujours un petit groupe près du quatrième arbre à droite au troisième kilomètre de la piste. Les chasseurs en avaient déduit que cet endroit était sans doute plus agréable à brouter à trois heures de l’après-midi. L’herbe y était peut-être à point sous le rapport de la chaleur, ou bien l’ombre et le soleil, disposés d’une certaine manière, y attiraient à ce moment-là les animaux errant dans la brousse. C’était l’hypothèse la plus simple.
Grossière erreur. Tout d’abord, Hediger remarqua que les mêmes individus sortaient toujours du fleuve à la même heure par les mêmes issues. Puis, qu’ils empruntaient toujours le même sentier. D’observation en observation, il en arriva à la conclusion que la journée de l’hippopotame se déroulait selon un programme absolument strict, à la fois dans le temps et dans l’espace. Les sentiers (que les chasseurs appellent «passées» ne faisaient que traduire visuellement la rigueur de cet emploi du temps: les hippos passaient toujours par des trajets identiques pour se rendre à des endroits toujours les mêmes.
Mais, dira-t-on, on ne rencontre pas les hippopotames uniquement sur les sentiers? Et, d’ailleurs, ne doivent-ils pas s’égailler dans la brousse pour trouver leur pitance? Assurément. Mais même de ce vagabondage, toute fantaisie est exclue. Citons encore Hediger.
«Le 6 juillet, à 13 h 5, nous nous approchions en voiture, par hasard, d’un hippopotame mâle isolé, couché dans une très petite mare à côté de la piste de Nyamushengero. Dérangé par notre présence, l’animal quitte son bain et rejette de la façon caractéristique déjà décrite, des excréments et de l’urine derrière un buisson, l’arrière-train tourné vers celui-ci. Il parcourt ensuite la piste en direction d’une mare plus grande, où quelques hippopotames étaient entassés dans la vase. Avant de se laisser glisser dans l’eau auprès d’eux, il se tourne encore une fois vers un arbre et y disperse à nouveau de l’urine et des excréments.
«Il y eut une défécation et une miction réitérées en moins de trois minutes: il ne pouvait donc s’agir simplement d’une évacuation physiologique, mais bien d’une manœuvre provoquée par la volonté de défendre le territoire, que semblait menacer la voiture.»
Hediger put photographier la scène, ainsi que le buisson arrosé par l’animal. Ce buisson portait d’innombrables traces d’excréments. Ce n’était pas un buisson quelconque. C’était un point de marquage.
Comment expliquer ce manège, et les ornements malodorants de l’infortuné buisson? Tout simplement de la manière suivante: non seulement les sentiers tracés dans la brousse par les hippos témoignent de leur fidélité à un transit soigneusement organisé, mais même en dehors des sentiers, des points de repère marquent à la fois une coordonnée d’espace et un titre de propriété. Car, notons-le bien, le simple rôle de coordonnée spatiale n’exigerait pas le marquage odorant. Les bêtes sauvages ont une exacte mémoire des lieux, et la disposition du paysage leur suffit à trouver le chemin. Le buisson, même non marqué, est une référence utilisable. Qu’indique alors le marquage excrémentiel? De toute évidence, une indication strictement personnelle. C’est une carte de visite, que l’on me passe ce mot emprunté à une douteuse sagesse des nations.
La crotte sur le buisson signifie donc clairement:
– Comment? et où vous croyez-vous, impudent étranger? Vous êtes ici chez moi, dans mon terroir occupé, exploité et mis en valeur par moi, marqué par mon seing personnel. Et si vous en contestez l’authenticité, approchez, sentez vous-même, reconnaissez-en la valeur juridique irréfutable au fait que c’est mon odeur à moi, qu’il vous est aussi impossible de contrefaire qu’une signature certifiée devant notaire.
Mais alors, si les hippos sont si pointilleux sur leur bien foncier, ne doit-on pas en déduire que la brousse riveraine des fleuves africains est littéralement cadastrée de famille à famille?
Cette surprenante déduction, Hediger en a montré la véracité par un pointage rigoureux des parcours et des marquages de plusieurs tribus. Il a même pu constater que le domaine de chaque famille hippo affecte une forme à peu près constante, celle d’une poire!
La queue de la poire, c’est le logis, c’est-à-dire le coin sacré de la rivière où M. et Mme Hippo dorment ensemble, procréent, élèvent leurs rejetons. La porte du logis, elle aussi sacrée (rappelons-nous la scène décrite au début de cet article), c’est la tranchée qui ouvre sur la brousse. Quant au domaine, il est organisé de façon à la fois précise et compliquée par les sentiers principaux, qui en font le tour, les sentiers secondaires qui le parcourent, et les lieux de défécation qui le jalonnent.
Comme on peut le voir sur la carte établie par le patient professeur sur les bords de la rivière Rwindi, les points de défécation ne sont pas répartis au hasard. Ils marquent généralement les carrefours.
Le plus curieux peut-être, c’est que les sentiers principaux sont communs. Ils montrent que les hippos ont, si l’on peut dire, le sens de l’État, puisque ces sentiers sont utilisés par deux ou plusieurs familles, sans que s’élève la moindre contestation de propriété. Ils sont même (mais c’est une autre histoire, d’ailleurs passionnante) utilisés par les éléphants, les rhinocéros, et même les hommes, sans que nul n’y trouve à redire, de sorte que les hippos se trouvent être les plus efficaces agents voyers de la brousse près des rivières!
Faut-il aller plus loin, pousser jusqu’à ses limites la déduction scientifique? Si la propriété foncière est si bien établie sur les berges africaines, et si les familles d’hippopotames se perpétuent de siècle en siècle, ne doit-on pas conclure à une permanence du bien foncier par une sorte d’héritage à travers les générations successives?
Aussi incroyable que cela paraisse, c’est bien ce qui ressort des observations des zoologistes. Hubback l’avait soupçonné pour le rhinocéros de Sumatra dès 1939. «On trouve souvent, écrit-il, des passées de ce rhinocéros qui contournent une fosse depuis longtemps hors d’usage[1].» Hediger a poussé très loin ce genre d’observations. Il a pu établir que certaines pistes d’hippopotames contournaient (donc sans raison apparente) des fosses comblées depuis plusieurs dizaines d’années, ou des arbres morts et disparus depuis plus longtemps encore. Or, nous avons vu que les pistes sont l’armature essentielle de la propriété foncière chez nos pachydermes! Fidèles au droit coutumier de leurs pères, ils respectent donc fidèlement les règles de leur société au-delà même de la mort, en ce qu’elles ont de plus arbitraire, comme les sociétés humaines primitives. Comment appeler cela, sinon tradition?
Où est-il, le désordre de la nature? Qui se serait douté d’une telle rigueur, à voir l’apparente anarchie des bêtes dans la jungle? Et, à la lumière de tels exemples, le désordre ne serait-il pas, avec le rire, le grand privilège de l’homme? ■
Aimé Michel
Notes:
[1] Hubback: The Asiatic Two Horned Rhinoceros. (Mammallogy, vol. 20.)