L’évolution terrestre, phénomène cosmique

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L’évolution terrestre, phénomène cosmique

Préface au livre Trois milliards d’années de vie d’André de Cayeux, Encyclopédie Planète 1964

 

Trois milliards d'années de vie

Le patriarche hébreu qui s’était entendu promettre une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel fut bien inspiré de ne pas entreprendre leur dénombrement et de faire confiance au Très-Haut: par une belle nuit sans lune, l’œil ne voit jamais plus de deux à trois mille étoiles. Mais, vers la fin du XVIIIe siècle, le grand Herschel construisit le premier télescope géant et découvrit le vertige. La Voie lactée, cette traînée vaguement lumineuse qui fait le tour du ciel et que tous les folklores terrestres ont affublée de quelque légende anthropomorphique, route de pèlerins, lait répandu sur le fond de la voûte céleste, la Voie lactée était une poussière d’étoiles.

Deux siècles plus tard, nous savons que toutes ces étoiles, au nombre d’environ deux cents milliards, sont autant de soleils. Nous savons aussi que l’immense univers galactique (que la lumière met plusieurs centaines de milliers d’années à traverser à 300’000 kilomètres/seconde) n’est qu’un parmi les milliards d’univers révélés par les photos à longue pose des grands télescopes et par la radioastronomie. Peut-être même le nombre de ces univers est-il infini dans un espace infini interminablement semé d’astres. Mais tenons-nous-en au nôtre, à cette Voie lactée qui entoure notre ciel comme un colossal rond de fumée. Les astrophysiciens ont remarqué que si tous les soleils qui la forment sont animés d’un mouvement de rotation sur eux-mêmes, à la façon des toupies, certains tournent vite, en quelques jours ou même quelques heures, et d’autres lentement, en plusieurs semaines. Notre Soleil, par exemple, tourne sur lui-même en vingt-cinq jours, ainsi que chacun peut le constater en projetant son image sur un papier blanc avec les lentilles d’une quelconque jumelle d’approche et en suivant le déplacement des taches d’un bord du disque à l’autre. Pourquoi le temps de giration des étoiles n’est-il pas sensiblement identique? Tout simplement parce que les soleils à rotation lente, comme le nôtre, ont des planètes. Une partie de l’énergie cinétique de rotation a été prise à l’astre central par quelque chose, et ce quelque chose, ce sont les planètes qui non seulement tournent sur elles-mêmes, mais foncent en rond autour de l’étoile dans leur révolution annuelle. Van de Kamp, Schloesinger et quelques autres ont en effet montré par une méthode directe qu’une forte proportion parmi les soleils proches du nôtre ont des planètes, et il se trouve précisément que ces soleils tournent lentement sur eux-mêmes, comme le nôtre.

VERS QUOI TEND L’EFFORT DE LA VIE?

L’affaire est donc entendue: les étoiles à rotation lente sont des étoiles à planètes. Or, elles sont très nombreuses. Au moins une sur dix, peut-être une sur trois ou quatre, ou même plus. Il y a donc très probablement plusieurs dizaines de milliards de systèmes planétaires dans notre rond de fumée galactique. Quand on a une fois pris conscience de cette fantastique réalité, on ne peut plus l’arracher de sa pensée. C’est que la Terre est tout pour nous. C’est sur son sol que s’est déroulée toute notre histoire, et celle, infiniment plus longue, de la vie qui nous a faits. Dès lors, si la Terre est destinée à rester notre unique patrie, comment découvrir sans épouvante sa place infime dans l’ensemble de l’Univers? Quoi! Tout l’effort des hommes, leur longue lutte contre les bêtes d’abord au cours de la préhistoire, puis contre la misère, la faim, l’ignorance et la maladie depuis les premières civilisations, tant de travaux, de larmes, de sang, tant de méditations, tant d’amour enfin, tant de mères penchées sur leur enfant, tant de héros et même de peuples sacrifiés au progrès d’une idée plus juste ou plus vraie, tout cela n’aurait pas plus de place au sein d’un univers monstrueusement vaste qu’une goutte d’eau dans le déferlement de la vague? Car on peut, si l’on veut, faire le calcul: c’est bien décidément aux dimensions d’un grain de poussière que nous réduit l’image du ciel construite depuis cinquante ans par l’astronomie. Et, dès lors, on comprend le pessimisme désespéré professé, par exemple, par un Jean Rostand dans les Pensées d’un biologiste. Vu ainsi, l’homme n’est rien, en effet, qu’une ombre chargée de peines et de douleurs. Son bref passage est une dérision absurde et sinistre, et la conscience qu’il en a, si elle ajoute à sa noblesse, comme le dit Pascal, multiplie bien davantage encore l’inutilité de son tourment. À quoi me servirait d’avoir fait progresser la vérité ou l’amour d’une ligne au prix d’une vie de peines, si non seulement ma vie, mais toute vie était en définitive vouée à l’anéantissement cosmique avec la fin prévisible de la planète? Un jour, le Parthénon, la Sainte-Chapelle, la Pyramide du Soleil, la dernière reproduction de la Joconde et le dernier exemplaire des aventures de Gargantua seront réduits en poussière. Si rien de tout cela ne doit finalement subsister, à quoi bon l’avoir même entrepris?

NOTRE SOLITUDE EST MOMENTANÉE

Telles sont les pensées où tant d’hommes éclairés ont sombré au cours des deux derniers siècles, depuis ces nuits glacées du siècle des lumières où Herschel dictait sous les étoiles, à sa sœur Caroline, les premiers résultats de ses jauges célestes. Après des millénaires d’orgueil anthropocentrique pendant lesquels nos ancêtres ont adoré dans le petit Jupin de leur tribu le créateur de l’Univers, le télescope révèle tout à coup que le ciel n’a pas de bornes, les petits Jupins grelottent ridiculement dans leurs espaces glacés et l’orgueil fait place au désespoir. Mais nous croyons, nous, que ce désespoir est aussi déplacé que cet orgueil et qu’il procède de la même défaillance spirituelle. Nous croyons que les esprits qui maintenant proclament la faillite de l’homme sous prétexte qu’il n’est plus le nombril du monde, sont les mêmes qui jadis imposaient l’adoration des petits Jupins grelottants à force de tribunaux et de bûchers.

Il faut être affreusement pauvre d’ambition et d’imagination pour regretter un monde «à la mesure de l’homme». Et, pour n’avoir rêvé à notre espèce d’autre achèvement qu’elle-même, il faut avoir perdu tout esprit d’enfance. Grâce au ciel — c’est le mot —, la réalité nous rappelle à elle-même sitôt qu’on se donne la peine de la scruter.

Car voyons les faits tels qu’ils sont. Il y a donc des milliards de planètes dans le ciel, autour d’étoiles de toutes sortes et de tous âges. On a certes le droit de croire encore que, parmi toutes ces planètes, une seule a conduit son évolution biologique jusqu’à l’intelligence rationnelle, bien que notre Soleil ressemble comme un jumeau à des milliards de ces étoiles à planètes. (On n’a même plus le droit, notons-le au passage, de croire que la vie n’existe que sur Terre: les astronomes savent maintenant qu’elle existe aussi sur Mars.) S’imaginer que la Terre seule a enfanté sa noosphère, son espèce pensante, c’est le dernier refuge du petit orgueil tribal. On pourra se bercer encore quelque temps de cette illusion infantile: jusqu’à la complète maîtrise des techniques astronautiques par l’homme, d’ici au plus tard à la fin du siècle. Pour nous, nous tirons de l’effondrement successif de toutes les rêveries anthropocentriques depuis Copernic la conclusion qui semble s’imposer: de même que le Soleil est une étoile quelconque, la Terre est une planète quelconque et la noosphère terrestre une noosphère quelconque. L’homme n’est qu’un parmi les innombrables espèces pensantes qui peuplent l’Univers. Sa solitude est aussi momentanée que le furent tous les épisodes de son histoire et de sa préhistoire. Si certains hommes de Cro-Magnon ont pu croire qu’il n’existait rien au-delà des rives de la Dordogne, nous refusons de multiplier leur erreur aux mesures de notre univers actuel.

NOTRE MICROCOSME À L’IMAGE DU MACROCOSME

Nous vivons donc les dernières années de la solitude terrestre. Une période de l’histoire planétaire qui dure, comme dit André de Cayeux, depuis trente ou trente-cinq millions de siècles, est en train de s’achever. C’est dire que les quelques décennies qui nous séparent du premier contact avec la vie et peut-être la pensée extra-terrestres ont quelque chose de sacré et que l’humanité devrait les vivre dans le recueillement et l’exaltation, rassemblant en soi tout ce que son long labeur a produit de plus noble, de plus beau, de plus grand. Et dans ce recueillement, aucune méditation peut-être ne serait plus opportune que celle que nous suggère l’histoire de la vie terrestre. Car de même que l’étude d’une cellule de luzerne ou de limace nous éclaire sur la cellule humaine, de même que certains faits biologiques reconnus par la science sont communs à toutes les formes de la vie terrestre, de la même façon la vie terrestre, dans sa singularité, doit illustrer à sa manière des lois biologiques universelles, cosmiques, valables pour toutes les biosphères semées dans l’espace sidéral. Dans une certaine mesure, c’est la vie universelle, celle des plus lointaines planètes, que nous observons dans une forêt, une prairie ou une foule. De cela, une sorte d’intuition nous avertit. Depuis Omar Kheyyam, depuis le Cantique des Cantiques et Gilgamesh, la rêverie poétique associe spontanément l’amour, l’odeur d’un jardin nocturne et le scintillement des étoiles. Mais la science justifie ce rapprochement ingénu. Tout ce que nous savons des fondements de la biologie depuis les plus récents travaux sur les acides ribo et désoxyribonucléiques, sur les molécules de protéines, sur ce que l’on pourrait appeler la microgénétique, ce patient déchiffrement de l’architecture la plus intime des cellules les plus petites et les plus simples, leurs mécanismes nutritifs et reproductifs, tout indique que la vie est d’abord et avant tout
— dans le temps par ordre d’apparition historique et dans l’espace par son organisation infinitésimale — un jeu supérieur de la chimie, du cristal et de l’électronique, c’est-à-dire finalement une production laborieuse des lois fondamentales de la physique. Certes, comme l’ont montré Brillouin[1], Ruyer[2] et surtout Olivier Costa de Beauregard[3], la physique n’est plus le brutal système mécaniciste du temps d’Auguste Comte et de Marcelin Berthelot, n’en déplaise à certains biologistes qui s’accrochent obstinément à une physique réfutée depuis trente ans par les physiciens. Mais il est plus certain qu’il ne le fut jamais, que la vie est une activité fondée sur des lois qui sont les mêmes d’un bout de l’univers à l’autre.

LA VIE: UN MIRACLE À L’ÉCHELLE DE L’UNIVERS

Les astres les plus lointains, quand on analyse leur spectre, montrent les mêmes raies d’hydrogène, de fer, d’oxygène, d’azote, de sodium, ce qui implique une architecture identique des atomes de ces différents corps, et par conséquent une chimie qui n’est autre que la chimie terrestre sur laquelle repose l’édifice entier de la vie terrestre et jusqu’à notre pensée elle-même. Encore une fois, cela n’est nullement une interprétation partisane ou matérialiste de la vie ni de la pensée, puisque la physique elle-même a cessé d’être matérialiste au sens où l’on entendait ce mot avant la réinterprétation de la thermodynamique par les cybernéticiens. Il faut citer ici une fois de plus cette phrase extraordinaire de Costa de Beauregard dans son dernier livre[4]: «Ma conviction est que l’univers matériel étudié par la physique n’est pas le tout de l’Univers, mais qu’il masque, démontre et laisse entrevoir l’existence d’un autre Univers bien plus primordial, de nature psychique, dont il serait comme une doublure passive et partielle», phrase signée, ne l’oublions pas, par un des plus éminents physiciens actuels et qui témoigne de la révolution accomplie par la physique depuis un demi-siècle. La vie universelle est donc fondée sur des propriétés de la matière également universelles et de plus en plus précisées par la physique. Mais, alors, le miracle de la vie terrestre cesse d’être un miracle. Ou plutôt, sans cesser d’en être un, il n’est que le reflet local d’un miracle plus grand, à la mesure de l’Univers infini et qui est ce que Costa de Beauregard appelle ailleurs l’avers psychique du monde physique. Il y a au cœur de l’atome, au cœur même des particules fondamentales et des lois qui les animent, un je-ne-sais-quoi que Teilhard de Chardin avait pressenti et glorifié et qui tend éternellement et infailliblement vers la vie et vers la conscience. C’est ce quelque chose que les paléontologistes et les géologues comme André de Cayeux voient à l’œuvre sur la Terre lorsqu’ils ressuscitent les vestiges couchés sous nos pieds par plus de trois milliards d’années de vie et de mort.

LA VIE EXPLOITE TOUTES LES POSSIBILITÉS DE TOUS LES MILIEUX

Trois milliards d’années, cela représente un nombre fabuleux d’individus, d’aventures, d’espèces apparues et disparues, d’évolutions, d’inventions de toutes sortes. On a pu dire que tout ce qui était possible s’est produit et que tous les êtres viables existent ou ont existé, propos qu’il faut d’ailleurs corriger ainsi à la lumière des études modernes d’écologie: compte tenu du fait que toute apparition d’un être nouveau crée des conditions nouvelles et que, par conséquent, l’évolution peut se poursuivre indéfiniment.

Dans cet apparent chaos de formes vivantes que l’on découvre en visitant un jardin botanique, un zoo et un musée de paléontologie, la première observation qui frappe est que chaque fois qu’il existe une possibilité de vivre d’une certaine façon, fût-elle baroque, compliquée ou absurde (à nos yeux), il existe un ou même généralement plusieurs êtres pour exploiter cette possibilité: tous les milieux possibles sont exploités. C’est peu de dire que là où il y a un chou, il y a toujours une chèvre pour le manger. L’examen attentif d’un chou montrera des dizaines d’êtres vivants occupés à vivre à ses dépens, depuis des bactéries, des champignons, des virus, jusqu’à la limace, à la piéride, etc. La limace elle-même aura ses parasites et la piéride aussi, des parasites d’ailleurs différents pour la chenille et pour le papillon de cet insecte. La piéride est, en outre, piquée par un hyménoptère du nom d’Apanteles glomeratus qui y pond ses œufs. Et ainsi de suite, car l’Apanteles aussi a ses parasites. Tout existe dans la nature.

Les radiations émises par un corps radio-actif tuent la plupart des êtres vivants, et il n’a jamais existé nulle part, depuis les origines de la Terre, de milieu constitué par de l’eau lourde irradiée. Mais les Américains remarquent un jour que l’eau d’une de leurs piles atomiques est curieusement trouble. Ils stoppent la pile, examinent l’eau et y trouvent une colonie bactérienne en train de prospérer grassement sous une irradiation présumée fatale à toute vie. Il y a des êtres vivants dans le pétrole natif, dans l’eau quasi bouillante des geysers, dans les solfatares, dans les cavernes les plus insalubres (pour nous). D’innombrables êtres vivants naissent, vivent et meurent dans le crayon à bille qui a écrit ces lignes, dans le papier que je noircis, dans celui que vous lisez, dans mes entrailles et dans les vôtres. Je me rappelle encore l’éclat de rire agacé du Dr Salisbury, professeur de botanique à l’Université de Colorado et spécialiste de la vie extra-terrestre, quand je lui racontais comment un éminent professeur au Collège de France m’avait un jour prouvé que la vie était impossible sur Mars.

— Qu’il me cite plutôt, me dit-il, un endroit sur la Terre où la vie n’existe pas, fût-ce dans des endroits cent fois plus «sévères» que la planète Mars.

L’UNIVERSELLE FUREUR DE VIVRE ET D’ÉVOLUER

Il existe des insectes qui s’engraissent et forniquent dans les boîtes d’insecticides, d’autres qui rongent le cuivre des fils électriques, et les Américains ont dû jeter à la ferraille pour quelques milliards de francs de fusées intercontinentales dont les circuits avaient excité l’appétit d’une bactérie d’ailleurs gardée secrète, car on espère sans doute en faire bénéficier l’adversaire!

Cette furie de la vie à manger tout ce qui est mangeable et même ce qui ne l’est pas, à habiter tout ce qui est habitable, à ronger, grignoter, dévorer, à jouer du coude, de l’aile, de la nageoire, à occuper tout ce qui est vide, à usurper ce qui est occupé, à tuer le rival, à l’imiter, à lui couper l’herbe sous le pied et le pied avec, à le surpasser, à se surpasser soi-même et finalement à évoluer dans tous les sens possibles et dans quelques autres, c’est sûrement un caractère premier, fondamental et universel, aussi universel et fondamental que la structure des corps simples ou celle des raies spectrales. Nous ne savons pas si Epsilon Eridani, étoile sœur du Soleil, a des planètes, et si ces planètes hypothétiques ont une atmosphère. Mais si cette biosphère existe, on peut être assuré que la vie y montre la même infatigable ingéniosité à se pousser dans tous les sens, à se renouveler, à se surmonter, à s’exterminer et à se multiplier, sous la seule réserve (à laquelle nous reviendrons tout à l’heure) que c’est là l’image des débuts de la vie, correspondant aux trois premiers milliards d’années de l’évolution terrestre racontés dans ce livre, et que nous ne savons pas ce qu’il y a après.

On a maintes fois spéculé sur les vies «différentes». Les auteurs de science-fiction et les biochimistes ont imaginé des systèmes vivants fondés sur la chimie du silicium, du soufre, du sélénium. Si ces systèmes sont viables, ils existent certainement quelque part, donnant peut-être des êtres qui spéculent sur la possibilité d’une chimie du carbone. Mais il semble bien que les différences portant sur la chimie fondamentale n’aient pas de portée philosophique particulière. Sur Terre, un des caractères les plus universels de la vie est l’utilisation de moyens totalement disparates à des fins identiques. Pour se déplacer, l’insecte appelé gerris (qui est une espèce de punaise d’eau à formes sveltes) court sur l’eau, avec ses longues pattes hydrophobes. Il utilise une propriété physique de l’élément liquide qui ne peut mouiller l’extrémité de ses membres. Et le procédé lui réussit fort bien. Essayez d’attraper cet arpenteur d’eau avec un bâton ou un filet et vous en jugerez. Le gerris court sur le miroir liquide avec l’agilité d’un patineur. Mais voici un autre insecte, non moins habile que le gerris à se mouvoir sur le même miroir: c’est le stenus, étudié par M. René Baudoin[5], professeur à la Sorbonne. Comme le gerris, le stenus a des pattes hydrophobes. Mais, pour se déplacer, il ne se donne pas la peine de courir: il émet tout simplement par l’anus un mince filet d’une substance tensio-active qui, mise au contact de l’eau, tend sur-le-champ à occuper la plus grande surface possible. Le résultat est fort simple: le stenus est propulsé comme une fusée! La réaction dans ce cas, la course pure et simple dans le précédent, quoi de plus différent? Mais le résultat est le même. Stenus et gerris, en domestiquant deux propriétés des corps physiques sans aucun rapport entre elles, ont acquis la même mobilité et conquis le même milieu où ils voisinent comme s’ils étaient frères.

LE SEUL SOUCI DU BUT À ATTEINDRE

Cette façon de procéder est peut-être, avec la nutrition et la reproduction, la loi la plus générale de la vie. La force mystérieuse qui emporte les êtres vivants et les espèces depuis la naissance de la Terre ne se soucie apparemment que du but à atteindre, ce qui ne signifie d’ailleurs nullement que ce but soit conscient ou connu, ni même qu’il existe. Pénétrons sous la surface colonisée par les arpenteurs d’eau, dans l’épaisseur même de l’élément liquide. Pour se déplacer rapidement dans l’eau, il faut des nageoires sur les flancs et à l’extrémité de la queue, et ce système propulseur, pour être stabilisé, exige à son tour une nageoire dorsale verticale. Eh bien! ce système existe ou a existé chez des êtres aussi différents que le requin (qui est un poisson), l’ichtyosaure (qui était un reptile) et le dauphin (qui est un mammifère). Ces trois chefs-d’œuvre de la nature se ressemblent presque comme des copies, bien qu’ils n’aient pas plus de rapports anatomiques entre eux qu’une ablette, une tortue et une vache. Tout se présente comme si la nature avait eu la fantaisie de longuement remodeler la vache et la tortue pour les déguiser en poisson ou encore comme si la vache et la tortue pouvaient, dans certaines conditions, devenir si malléables qu’il suffirait de les confier à un sculpteur pour en tirer telle forme que l’on veut. Quoi de plus différent qu’un dauphin et qu’une chauve-souris? L’un ressemble au poisson, l’autre à l’oiseau. Et pourtant ils ont même ancêtre et procèdent d’une matière identique. Mais le dauphin est adapté à l’eau, la chauve-souris à l’air.

Les naturalistes ont appelé convergence ces ressemblances frappantes qui ne découlent pas d’une communauté d’origine mais, comme l’écrit Lucien Cuénot[6], de réponses analogues à des besoins identiques. Des animaux aussi différents que le canard, la grenouille et le chien terre-neuve ont tous trois le pied plus ou moins palmé. Il est palmé, non en raison de la matière première qui servit à faire l’animal — dans le premier cas un type oiseau, dans le second un type amphibie, dans le troisième un type mammifère —, mais en raison du milieu unique auquel ils sont tous trois plus ou moins adaptés. La palmature de ces différentes pattes, qui présente des ressemblances saisissantes, a été réalisée trois fois indépendamment par la nature. Et peu importe que l’on ne soit pas sûr des mécanismes qui ont abouti à cette triple réussite et que ce soit Lamarck qui ait raison ou Darwin, ou que ce ne soit ni l’un ni l’autre. Ce qui importe, c’est le fait (constaté) que la nature est capable de réaliser le même dispositif et presque jusqu’au même être à partir de matériaux originels entièrement disparates. André de Cayeux donne dans son livre plusieurs exemples surprenants de convergence. En voici quelques autres qui ne donnent pas moins à réfléchir.

LA LOI DE CONVERGENCE

Les yeux de Liz Taylor, ceux d’un poulpe et ceux d’un peigne ont un cristallin quasi identique qui, dans les trois cas, a été obtenu par des moyens également efficaces mais n’ayant entre eux aucun rapport. Écoutons Herbert Wendt décrivant l’agonie d’une pieuvre accrochée par un harpon au cours d’une pêche en Méditerranée[7]:

«La bête souffre-t-elle? Les céphalopodes ont un système nerveux extrêmement sensible et les mouvements de l’animal prisonnier pour se défendre ne font pas du tout penser à des «réflexes conditionnés». Peu à peu les tentacules se rapprochent de la blessure où ont pénétré les dents du harpon, que le pêcheur tout fier de son exploit maintient d’une poigne vigoureuse. Et, soudain, deux grands yeux d’aspect presque humain sortent de l’énorme tête flasque au bout de deux épais bourrelets; non seulement ils ont l’air aveuglés par la lumière, mais ils expriment l’angoisse et la souffrance de l’animal blessé et une immense détresse. Ces yeux si semblables aux nôtres, qui jaillissent d’un corps de mollusque, provoquent un sentiment de malaise quand on les voit pour la première fois. Que signifie leur langage? On prête à la bête des sentiments humains tandis que l’on assiste, impuissant, à son agonie. Les yeux des céphalopodes présentent d’ailleurs dans leur structure une étonnante analogie avec ceux des vertébrés. Ils ne vont pas du tout avec les têtes en forme de sac et les tentacules de ces animaux. Le regard de la pieuvre chassant au fond de la mer rappelle celui d’un félin. Mais quand, frappée à mort, elle s’agite dans la convulsion de l’agonie, son regard a vraiment quelque chose d’humain.»

Disons, pour être juste, que c’est bien plutôt le regard humain qui a quelque chose de celui de la pieuvre, car celle-ci contemplait les merveilles du monde sous-marin des dizaines de millions d’années avant l’apparition du premier homme. Et c’est elle, la pieuvre, qui serait plutôt fondée à trouver étrange le regard du pêcheur qui l’assassine.

Mais c’est en étudiant la faune d’Australie que les naturalistes ont pu mesurer la généralité du phénomène de convergence. Le continent australien s’est en effet développé en marge du reste du monde à partir d’une époque où les vertébrés les plus évolués étaient les marsupiaux. Alors que l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique du Nord voyaient l’apparition des mammifères placentaires qui, chez nous, supplantèrent très vite les marsupiaux, l’Australie, elle, restait à l’écart de cette révolution et poursuivait l’enfantement d’êtres nouveaux sans sortir du schéma marsupial. Eh bien! on peut dire qu’à part le milieu aquatique tous les milieux conquis ici par les mammifères placentaires l’ont été en Australie par les mammifères marsupiaux, de façon absolument indépendante, tous les genres de vie explorés, tous les types placentaires, ou presque, réalisés. II y a des loups marsupiaux, des renards marsupiaux, des ours, des rongeurs, des fouisseurs semblables à des taupes, des singes marsupiaux. Le phascolome ressemble à une marmotte. Le phalanger rappelle les lémuriens. Le dasyure a la toison pommelée de la genette, ses oreilles pointues, son allure serpentine, ses dents, ses griffes et jusqu’à sa taille. Comme la genette, il vit la nuit. Comme elle, il grimpe aux arbres. Il se nourrit comme elle de petits animaux, d’oiseaux et d’œufs. Et cependant, si l’on s’en tient à leur origine, ces deux animaux extérieurement presque identiques sont moins proches l’un de l’autre que la baleine ne l’est d’un chien, ou que nous ne le sommes d’une chauve-souris: ils ont été réalisés séparément par la nature en complet parallélisme, de même que les insectivores, carnivores, rongeurs, etc., que l’on retrouve pour ainsi dire calqués d’une lignée sur l’autre. Il n’y a pas de baleines ni de dauphins marsupiaux, certes. Il n’y a surtout pas d’homme marsupial. Mais quand on regarde un phalanger, on ne peut s’empêcher de penser avec un petit frisson qu’un double placentaire tout à fait semblable à lui se situe quelque part vers la tige des primates d’où sont sortis les anthropoïdes et l’homme lui-même: le phalanger n’est qu’un phalanger, mais le processus d’hominisation laisse déjà percevoir en lui ses premiers symptômes, comme si l’hominisation était une sorte de fatalité de toute évolution biologique…

L’HOMME, TOUJOURS

Car, bien entendu, le dasyure n’est pas réellement calqué sur la genette ou la martre. Le phalanger n’est pas calqué sur le lémurien. Le mot «calquer» ne signifie rien dans la nature qui, autant que l’on sache, fait toutes choses par voie de causalité. Le loup marsupial aurait été ce qu’il est même si le vrai loup n’avait pas existé. Et même, pour mieux dire, si un loup marsupial a pu apparaître en Australie par voie d’évolution, c’est parce que le loup placentaire n’était pas là. C’est ce que montre bien l’histoire de la faune sud-américaine. Pendant une immense période, l’Amérique du Sud fut comme l’Australie une île où la pointe de l’évolution était représentée par des marsupiaux et des placentaires spéciaux. Puis l’isthme de Panama sortit de l’océan et les autres mammifères placentaires beaucoup plus variés profitèrent de ce pont pour envahir, selon la règle, un territoire où la vie était possible et où ils n’étaient pas représentés. Entrés en concurrence avec leurs doubles, ils les éliminèrent presque tous. Pour chaque genre de vie particulier, colonisé séparément par deux êtres issus de lignées différentes, un seul pouvait subsister, et un seul subsista. Le fait que tant d’animaux australiens nous paraissent familiers bien qu’ils n’aient aucun rapport d’origine (du moins rapprochée) avec les modèles qu’ils semblent avoir copiés, ce fait qui n’a que modérément frappé les naturalistes est donc en réalité l’un des plus révélateurs des moteurs universels de la vie que nous puissions observer sur notre planète. Il nous apprend que des milieux identiques enfantent (selon Lamarck) ou sélectionnent (selon Darwin) des êtres vivants semblables. Une seule corrélation pourrait être fortuite. Mais il s’agit bien d’une constante de la nature.

Les faunes et les flores de haute montagne présentent des caractères communs, même entre montagnes très éloignées et quand elles n’ont eu aucun rapport phylogénétique depuis des dizaines de millions d’années. La faune du Sahara ressemble à celle des déserts sud-africains, australiens, sud-américains, asiatiques. Celle du pôle Sud ressemble à celle du pôle Nord. Lucien Cuénot[8] a retrouvé dans les sables vaseux du bassin d’Arcachon toute une gamme d’animaux aquatiques de même organisation que ceux que Davenport[9] avait répertoriés dans d’autres sables vaseux identiques, de la baie de Cold Spring Harbour, à Long Island, en face de New York. On pourrait poursuivre longtemps. La signification de tout cela est claire: la forme d’un être vivant, ses possibilités, ses adaptations sont dictées par le milieu où il s’est développé et non par son origine biologique. Quand le dernier ichtyosaure mourut, le premier dauphin était encore perdu dans un futur de plusieurs dizaines de millions d’années, et l’animal qui, au terme d’une immense évolution, devait un jour aboutir à lui trottait encore à quatre pattes sur la terre ferme, aussi ignorant et de l’ichtyosaure et du dauphin que le chat qui me regarde écrire ces lignes.

NOS FRÈRES DU CIEL

Est-ce à dire que les premiers astronautes débarquant sur une planète semblable à la Terre devraient s’attendre à y découvrir des êtres semblables à ceux que nous connaissons… et à nous-mêmes? Sous la seule réserve que la Terre a évolué sans cesse et que les êtres des époques anciennes sont parfois bien différents de ceux de notre temps, on ne voit pas, en effet, comment la nature pourrait se déjuger au point de violer ailleurs une loi dont elle nous montre chaque jour la constance ici même. S’il existe ailleurs, dans le ciel, des planètes semblables à la Terre, elles doivent porter des êtres semblables à nous. Ou du moins leur évolution a-t-elle dû se développer de façon plus ou moins semblable à la nôtre par des déroulements chronologiques identiques, aussi semblables, par exemple, que les évolutions parallèles des mammifères marsupiaux et placentaires ou que les gastéropodes, crustacés, crabes et actinies du bassin d’Arcachon et de Cold Spring Harbour. L’origine différente doit donner des anatomies différentes et le milieu identique une apparence et des comportements identiques: par exemple, des êtres présentant une apparence humaine (symétrie par rapport à un plan vertical, deux membres supérieurs libres, une série d’organes en double de part et d’autre du plan pour assurer la parallaxe de localisation, un système cybernétique central correspondant à notre encéphale, etc.) mais n’ayant ni le métabolisme, ni le système reproductif, ni le squelette, ni les organes végétatifs, ni peut-être la composition chimique du corps humain.

Il est infiniment probable que de tels êtres existent dans l’espace en un grand nombre de points du ciel. L’ennui est qu’on ne connaît aucun de ces points, car le seul système planétaire que l’astronomie soit actuellement en mesure d’étudier est le nôtre, et il ne comporte qu’une Terre. Mars et Vénus, les deux planètes les plus proches de la nôtre par la distance et la structure, sont néanmoins si différentes d’elle qu’aucun des raisonnements ci-dessus ne leur est applicable, si ce n’est négativement: les êtres semblables exigent des milieux semblables. On peut être seulement assuré qu’il ne saurait pas plus exister de Martiens ou de Vénusiens semblables à l’homme que d’oiseaux sous-marins ou de poissons nichant dans les arbres. Si les Martiens ou Vénusiens existent, ce que la science est encore bien loin de pouvoir déterminer, ils sont certainement très différents de nous, puisqu’ils doivent être adaptés à des milieux originels n’ayant presque rien de commun avec la Terre.

Mais ce qui nous intéresserait le plus n’est pas au fond de savoir s’il existe dans l’espace des êtres dotés de deux bras et de deux jambes, ayant comme nous des cheveux, un sexe bipolaire et des yeux bleus ou marron. Le gorille nous ressemble plus que le chat ou le chien, qui nous touchent davantage. Qu’importerait que le Martien fût vert et pourvu de tentacules s’il peut raisonner comme nous, explorer l’univers avec une science identique à la nôtre, et participer aux mêmes idées dont la manipulation quotidienne nous convainc de notre condition d’êtres pensants.

NOUS SOMMES AU DÉBUT DE LA PENSÉE RÉFLÉCHIE

Deux prisonniers enfermés à vie dans deux cellules voisines pourront ne jamais s’atteindre qu’à travers les coups frappés sur un mur et cependant connaître l’amitié, échanger les pensées les plus hautes, éprouver les mêmes angoisses et les mêmes joies. Si l’un de ces reclus est un Martien vert à tentacules et l’autre un homme, ils pourront accéder ensemble aux plus hauts sommets de la pensée, sans soupçonner jamais leur différence. Telle est du moins l’opinion universellement répandue. L’immense majorité des hommes qui ont réfléchi à cette question sont convaincus, comme d’une évidence allant de soi, que, s’il existe quelque part dans l’univers des formes de pensée supérieure, le contact intellectuel avec elles ne saurait poser aucun problème. Les auteurs de science-fiction s’accordent ici avec les philosophes et avec l’homme de la rue: quand nous rencontrerons le Martien vert, il suffira, pour s’entendre avec lui, de lui présenter une démonstration mathématique. Comme il ne saurait y avoir qu’une mathématique, le Martien nous tombera sur-le-champ dans les bras.

En fait, rien n’est moins sûr. La raison n’existe sur cette planète que depuis quelques dizaines de milliers d’années. Elle ne s’exerce à la méthode scientifique que depuis quelques siècles, et elle en est déjà aux théories du champ relativiste et à la conquête du noyau atomique. Que sont quelques siècles dans le flot d’une évolution biologique? Quels niveaux de pensée auront été atteints dans un milliard d’années? Nous sommes aussi éloignés de le concevoir qu’une amibe est éloignée d’Einstein. Il est infiniment probable qu’aucun contact intellectuel ne serait possible entre un homme, même génial, et une forme de pensée trop en avance sur lui, et notre réflexion aboutit donc ici à un échec: si l’évolution terrestre nous apprend quelque chose sur la pensée cosmique, c’est seulement que l’être appelé homme marque le déclenchement, le tout petit et modeste commencement de la pensée réfléchie. Nous sommes à la source de cette pensée et ne pouvons en aucune façon concevoir en quels fleuves elle est destinée à se muer, à courir vers quels océans.

Mais si toute pensée supérieure à la nôtre doit nous demeurer par définition étrangère, il n’en va forcément pas de même des technologies. Nous ne savons pas ce qu’est la pensée de la ruche, ni ce que sont ses procédés, ni comment elle est éprouvée par l’abeille. Nous savons, en revanche, depuis Réaumur, que les angles de l’alvéole correspondent exactement à ce qu’un ingénieur calculerait pour obtenir le réservoir le plus économique et le plus solide. La pensée de la ruche n’a rien de commun avec la pensée humaine, si ce n’est son objet, qui est le même. Quels que soient les mécanismes mentaux de l’essaim, ils aboutissent à une technologie qui est celle de l’ingénieur humain. Et ce qui vient d’être dit de l’abeille et de l’homme est également valable pour toutes les autres technologies animales[10].

Sur la façon dont les animaux s’y sont pris pour mettre au point les innombrables procédés qu’ils utilisent, nous ne savons rien, si ce n’est que leur méthode n’a rien de commun avec la nôtre. Mais des méthodes sans rapport aucun aboutissent à des résultats identiques: la guêpe fabrique le même papier que nous, la raie-torpille réalise des charges électrostatiques de même nature, l’abeille utilise comme nous l’évaporation pour produire du froid; les mêmes pentes d’équilibre s’imposent au fourmi-lion et à l’ingénieur des ponts et chaussées, et ainsi de suite. C’est si vrai que depuis quelques années une nouvelle science, la bionique, s’est donné pour tâche l’exploration systématique des techniques animales: pour la première fois, la science humaine se met à l’école d’une pensée non humaine.

LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE N’EST QU’UN CAS PARTICULIER DE LA LOI DE CONVERGENCE

L’existence même de la bionique et ses succès montrent que dans le domaine technologique les mêmes besoins suscitent les mêmes réalisations. Il y a peu de ressemblances entre la guêpe et l’imprimeur. Mais tous deux ont besoin de papier. Et ce papier est fabriqué. Là aussi, l’observation de la nature montre qu’il s’agit d’une loi universelle qui n’est d’ailleurs qu’un cas particulier de la loi de convergence analysée plus haut: de même que les milieux identiques suscitent des êtres semblables, de la même façon des problèmes identiques font apparaître des comportements semblables. Le brochet, l’hippopotame et le rossignol ont tous trois découvert séparément le sens de la propriété foncière et se comportent de façon identique à l’égard du rival et de l’intrus.

Mais à la limite du comportement il y a le psychisme, et je voudrais suggérer ici un raisonnement peut-être audacieux mais que je crois justifié par tout ce qui précède: quand une espèce vivante est confrontée avec un problème de survie, elle le résout ou elle disparaît; si plusieurs espèces se trouvent devant un problème identique ne comportant qu’une solution, les espèces survivantes ont toutes adopté cette solution (par exemple, on l’a vu, la «forme poisson», ou le comportement de défense du terrain): c’est une convergence.

Or, la science expérimentale est tout entière fondée sur un principe unique, elle découle dans son intégralité, et par définition, d’un procédé unique, qui est l’expérience reproductible, donc à une seule solution. Si nous savons qu’il y a du fer dans telle étoile lointaine, c’est parce que mille expériences faites sur des atomes de fer excités ont montré que ceux-ci donnent régulièrement un spectre et un seul, et qu’inversement ce spectre trahit toujours la présence du fer et de lui seul. Le postulat fondamental de la science humaine est que toute expérience faite ici peut être refaite sur Sirius et que, dans les mêmes conditions, elle donne le même résultat. Ce postulat est d’ailleurs suffisamment confirmé pour qu’on l’appelle une certitude.

Il semble donc que la connaissance scientifique issue de l’expérience doive être considérée comme le lieu de convergence de tous les psychismes de l’Univers. Les siècles que nous vivons depuis la Renaissance, et qui voient l’humanité s’éduquer peu à peu à cette forme de pensée, correspondent, dans l’évolution de notre planète, au moment crucial du passage de la pensée terrestre aux préliminaires de la pensée cosmique. L’homme est en train de découvrir tout seul les premiers mots d’un langage qui est celui de toutes les galaxies. Ce balbutiement solitaire ressemble à celui de l’enfant et comme lui, sans doute, précède et prépare l’éblouissement de la conscience en train de s’éveiller au monde et à elle-même.

DANS L’ATTENTE D’UN AVENIR EXPLOSIF

Une humanité nouvelle est donc en gestation, dont le caractère premier sera l’universalité. Tout annonce cette métamorphose que le professeur Prat a déjà qualifiée d’explosive en raison de l’accélération foudroyante des derniers changements historiques[11]. Ayant enfin surmonté leurs particularismes originels de langue, de race, d’idéologie, les hommes qui, jusqu’ici, selon le mot profond de Valéry, avançaient dans l’avenir à reculons, vont avoir enfin le loisir et le pouvoir de se retourner et d’avancer dans le futur en regardant le futur. Car le langage scientifique qui permet déjà à tous les hommes de se comprendre entre eux est aussi celui des civilisations sidérales qui nous ont précédés dans cette mutation vers l’universalité. Et ces civilisations dont nous ignorons encore tout mais que nous révélera l’exploration de l’espace sont ce que nous serons demain.

Tel est peut-être le dernier enseignement de l’histoire de la vie terrestre. S’il ne nous permet pas de prévoir notre futur lointain (pour la simple raison que ce futur sera la création d’une pensée supérieure à la nôtre, celle de nos descendants), du moins nous avertit-il que l’homme est à la fois une fin et un commencement.

AU-DESSUS DU NIVEAU HUMAIN?

Né des virtualités telluriques, il achève et couronne l’évolution animale et, par l’invention de la science, ouvre devant lui la porte de l’insondable évolution cosmique. Il est un être de transition entre deux niveaux. Et toutes les planètes vivantes de l’Univers l’ont sans doute créé, sous une forme ou sous une autre, ou le créeront. Les mollusques du bassin d’Arcachon et ceux de Cold Spring Harbour, aux prises avec les mêmes problèmes, ont mis au point les mêmes solutions. Deux milieux identiques ont donné des êtres semblables. Et le milieu proprement humain, c’est l’universel. Nos astronomes étudient le même univers que ceux de la nébuleuse d’Andromède. Nos physiciens, nos chimistes aussi. Même si nos corps sont différents, ce qui est infiniment probable, nos esprits devraient avoir quelques formes d’action communes.

Les débuts de la science sont sans doute les mêmes d’un bout du ciel à l’autre, même si les méthodes qui servent à en préciser les voies sont aussi différentes entre elles que les procédés utilisés par la guêpe et par l’industrie humaine pour faire du papier.

Ces débuts de la science, nous sommes en train de les vivre. Ce qui nous attend au-delà est par définition inconcevable à nos cerveaux du XXe siècle. Au-dessus du niveau humain commence sans doute un abîme psychique aussi illimité que l’abîme du temps, ce troisième infini de Teilhard de Chardin. Un temps infini, c’est long. Mais pourquoi nous en effrayer? Nous avons l’éternité devant nous.

Aimé Michel

Notes:

[1] L. Brillouin. La science et la théorie de l’information (Masson, Paris, 1989).

[2] R. Ruyer. La cybernétique et l’origine de l’information (Flammarion, Paris, 1954).

[3] O. Costa de Beauregard. Le second principe de la science du temps (Le Seuil, Paris, 1963).

[4] O. Costa de Beauregard. Le second principe de la science du temps (Le Seuil, Paris, 1963).

[5] René BAUDOIN. Les invertébrés organisés pour la vie aérienne et terrestre vivant à la limite des eaux et dans la zone intertidale (Cahier d’Études Biologiques, nos 8, 9, p. 45).

[6] Lucien Cuénot. L’évolution biologique (Masson), p. 83.

[7] Herbert Wendt. Les animaux (Arthaud), p. 47.

[8] Lucien Cuénot. Op. cit., p. 89.

[9] Davenport. The animal ecology of the Cold Spring sand spit, with remarks on the theory of adaptation (The decennial Publications, University of Chicago, 1903).

[10] Jacques Graven. La pensée non humaine (Encyclopédie Planète)

[11] Prat. Métamorphose explosive de l’humanité.

 

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