L’Europe sauvage est sans frontière
Article paru dans Planète N°36 (Le Journal de Planète) de septembre / octobre 1967
Qui n’a fait un jour le rêve de parcourir à pied la Terre du paradis primitif, d’errer dans la forêt de Brocéliande, de descendre en canot, au printemps, les eaux calmes du Rhin, du temps que sa vallée n’était hantée que d’ours, d’aurochs et de divinités blondes et nues? Cette terre-là, bien que nous ayons de plus en plus de mal à la trouver sans usines ni H.L.M., ni autoroutes, ni fils électriques, elle existe encore, et tout près des villes, à peu près intacte. Il suffit, pour la découvrir, de se laisser guider par un naturaliste, par exemple par Kai Curry-Lindahl, qui dirige à Stockholm le département d’Histoire naturelle du Museum Nordiska.
Depuis plus de vingt ans, de la Laponie à la mer Égée et du Portugal au Caucase, Curry-Lindahl parcourt l’Europe des bêtes et des plantes. Son regard ignore les œuvres humaines. Et, de ce pèlerinage aux sources de l’innocence, il rapporte une image de la Terre qui ne ressemble à aucune autre . Son Europe est une Terre vierge, semblable à celle que, dans les romans de science-fiction, les explorateurs de l’espace découvrent parfois, quand ils ont beaucoup de veine.
Dix-neuf régions
Par exemple, pour lui, notre continent présente dix-neuf régions naturelles particulières ayant leur originalité propre et présentant chacune sur toute leur étendue un visage unique. L’une de ces régions, la quatorzième dans son classement, s’étend des Pyrénées à la Sibérie, traversant toutes ces entités artificielles que nous appelons la France, l’Allemagne, la Bohême, la Pologne, la Russie et débordant largement en Asie. Tout cela, quand on efface les absurdités nées de l’ignorance des hommes, c’est un même et unique pays, celui de la grande forêt feuillue. Paris, Varsovie, Vienne, Bruxelles, Prague, Copenhague, Berlin en sont les principales villes. Curry-Lindahl ne méprise pas les villes, il n’est pas un maniaque de la terre sans hommes. II souligne même que, sans Paris qui l’aime et qui s’y répand le dimanche, la forêt de Fontainebleau, par exemple, aurait déjà disparu!
Le monde sans frontière
La lecture de son livre passionnant, admirablement illustré et édité, est au contraire une leçon d’humanité: pourquoi, se dit-on, les hommes se querellent-ils sur cette vaste surface, alors que les cerfs, les chevreuils, les renards, les innombrables oiseaux, les poissons eux-mêmes traversent les frontières sans avoir conscience de traverser quoi que ce soit? Jadis, pendant la préhistoire, les hommes pouvaient errer sur ces milliers de kilomètres carrés sans cesser d’y trouver les mêmes bêtes, la perdrix, le coucou, le blaireau, le bison, le sanglier, le hérisson, la truite, et les mêmes arbres (le hêtre, le chêne, le frêne, l’orme, le bouleau). N’est-il pas frappant que la civilisation du Paléolithique supérieur ait laissé des vestiges identiques dans toute cette région et que des Vénus callipyges, semblables à celles de Lespugue, aient fleuri jusqu’au fond de la Russie actuelle?
Un livre de beauté
Ce qui frappe aussi, dans ce livre, c’est la beauté de l’Europe, notre continent. Si, comme le montrent toutes les études anthropologiques, les hommes ne présentent entre eux aucune différence intellectuelle sensible, il faut bien que ce soit quelque mystérieuse harmonie du sol européen qui ait inspiré ses habitants, dont la pensée désormais domine et éduque la planète. Si les premiers hommes dans la Lune seront des Blancs, ce n’est assurément pas parce qu’ils sont blancs. Mais c’est peut-être que le hasard a placé les Blancs là où ils sont: à voir les images que le naturaliste suédois a rassemblées dans son livre, on comprend mieux la légende de la petite nymphe Europe, pour qui le roi des dieux eut les faiblesses que l’on sait.■
Stéphane Arnaud
(pseudonyme parfois
utilisé par Aimé Michel)