Lettre(s) de ma vallée

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Lettre(s) de ma vallée

Revue et dates inconnues. Le visiteur qui pourra nous donner ces renseignements sera vivement remercié! (info@aldane.com)

Le progrès

 

Lettre de ma vallée

Mon voisin lisait le journal d’un air soucieux.
– Oh là! là! dit-il. Oh! mais ça va mal, très mal. Il va falloir faire quelque chose.
– Les nouvelles sont mauvaises?
– Désastreuses, tu veux dire! Voilà qu’ils se sont imaginés de faire une route à quatre voies au fond de la vallée, depuis le lac jusqu’en haut! Quatre voies, avec deux files de voitures dans chaque sens, sans compter les motocyclistes pour boucher les trous, non mais!
En effet, c’était désastreux. Mais quoi faire? Le progrès, c’est comme la grêle. On ne l’arrête pas, c’est connu. Mon voisin réfléchit, pas convaincu du tout.
– Le progrès, dit-il, on l’arrête. À D…, ils l’ont bien arrêté, eux. Pourquoi pas nous?
D…, c’est un petit hameau inaccessible dans les précipices de la montagne, de l’autre côté de la vallée. Il n’est plus habité que par deux vieux garçons, un de quarante-cinq ans, le père M…, l’autre de quatre-vingt-quatre, le père D… Pour atteindre le hameau, il n’y a qu’un sentier de chèvres, une heure de marche depuis le fond de la vallée. Mais je ne savais pas que D… et M… avaient réussi là où tous les économistes américains de Zéro Growth[1] ont jusqu’ici échoué.
-Comment, tu ne sais pas? dit le voisin. Tu te rappelles que ces deux cornichons, qui s’entendaient à peu près bien depuis quarante-cinq ans, enfin assez pour se partager les corvées de courses au bourg: tabac, sucre, poudre à fusil, vin etc.. se sont fâchés aux dernières élections présidentielles, l’un tenant pour Duclos, l’autre pour Pompidou. Oui, fâchés. Quand on me l’a dit, je ne l’ai pas cru: s’ils s’étaient fâchés, ils se seraient canardés à coups de fusil et les morts, ça se sait. Et pourtant, c’est vrai: ils se sont bien fâchés, on me l’a dit à l’épicerie et au bureau de tabac.
– Je ne comprends pas, dis-je. Ils se sont fâchés et ils sont encore vivants? Ils ne se sont donc pas canardés? Ou alors, ils ont perdu le coup d’œil?
– Non, non! Ils ne l’ont pas perdu. Simplement, du jour où la brouille a éclaté, ils sont devenus prudents. Ils ne sortaient plus de chez eux que la nuit. De temps à autre ils se criaient des injures à travers les volets clos et s’envoyaient quelques chevrotines dans la façade.
— Mais, et les provisions?
— Eh oui! Les provisions. Heureusement, la brouille n’a pas duré. Ils se sont réconciliés. Grâce à la route.
Je ne comprenais toujours pas.
— Rappelle-toi dit le voisin. Il restait un crédit de routes à la commune, l’autre année, et le maire eut l’idée d’en faire profiter D… Voilà les marteaux-piqueurs qui percent et les mines qui explosent. Les deux cornichons entendent le vacarme. Ils sortent par derrière, fusil en main. Et quand ils voient la route qui commence à monter vers eux, que crois-tu qu’ils font?
— Ils se réconcilient.
— Tout juste. Ils se réconcilient et dévalent le sentier, l’un derrière l’autre, fusil au bras. Le vieux était devant. C’est lui qui a pris la parole.
— Non mais sans blague, dit-il à l’ingénieur, qu’est-ce que c’est que ce fourbi?
— C’est la route, dit l’ingénieur. Votre route, que je fais tout spécialement pour vous.
— Ah oui! dit le vieux. Eh bien, vous allez arrêter ça et tout de suite, si vous ne voulez pas récolter dans la fesse tout ce qui nous reste de plombs depuis les élections. Débarrassez, et au trot!
«Voilà, dit le voisin, qui s’appelle parler: le progrès, avec un peu de bons sens et de décision, on l’arrête puisque la route en est restée là. Leur route. Alors, la nôtre?»

(1) Zéro Growth («Croissance zéro») est le nom d’un groupe d’études américain formé par des sociologues et économistes favorables à une limitation du progrès industriel. «Tout progrès supplémentaire, affirment-ils, ne peut conduire qu’à la pollution générale de la planète».

*****

Les mousserons de Vénus

J’avais laissé mon voisin sur le pas de sa porte, assis à califourchon sur sa chaise, pipe dans la main droite, tasse de café dans la gauche. Je me croyais donc tranquille, débarrassé de lui pour ma chasse aux mousserons.
Car les mousserons et les morilles, dans mon village, donnent lieu à la plus délicate des diplomaties. D’un côté, il est de bon ton d’exhiber sa cueillette, et même de s’en vanter. Mais, d’un autre côté, chacun a ses endroits, tenus jalousement secrets, transmis confidentiellement dans les familles de génération en génération par filiation paternelle. Il est très mal poli (et parfaitement vain, d’ailleurs) de demander à quelqu’un où il a rempli son panier. De même, et à plus forte raison, suivre quelqu’un qui s’en va aux mousserons, cela ne se fait pas. En revanche, le hasard étant par définition innocent, il est parfaitement admis que, par une pure faveur de la fortune (ben, voyons) l’on se «jette» dans le voisin en train de récolter sa champignonnière. Il suffit alors de montrer la plus vive surprise, de s’exclamer que l’on n’avait jamais rien soupçonné, que naturellement on n’en dira rien à personne, et qu’au contraire, gardé par deux, le secret n’en sera que mieux préservé. Tel est le rite.
Mon panier était donc à moitié plein lorsque, me redressant de la champignonnière où j’étais penché, mes yeux tombèrent sur une paire de souliers, remontèrent le long d’un vieux pantalon godaillant et parvinrent jusqu’à un énorme panier (vide) au-dessus duquel la tête de mon voisin me contemplait avec intérêt. Fichue, ma champignonnière ancestrale. Enfin, l’une d’elles. Il faudrait désormais partager. Mais je dois rendre à mon voisin cette justice que la cérémonie de la découverte fortuite fut cette fois un vrai chef-d’œuvre de diplomatie, d’érudition et de civilité.
– Ah!, dit-il d’un ton amer, et moi qui le prenais pour un fada!
– Qui donc?
– L’astronome! Cet astronome américain, là, tu sais bien, rappelle-moi son nom! C’est aussi le nom d’une bonne femme qui écrit des romans où on s’embête en buvant du whisky.
– Sagan?
– Voilà, Sagan. Ils sont sûrement cousins, tu n’as pas lu dans le journal? (Et tout en parlant, il commençait à ratisser). Ce Sagan, il veut ensemencer la planète Vénus, qui, à ce qu’on dit mais je n’y suis pas allé voir, serait présentement inhabitable, à cause de son atmosphère irrespirable. Il balancerait des microbes au-dessus. Ces microbes nettoieraient aussitôt l’espace environnant, l’eau des nuages se mettrait à tomber; tu aurais alors des océans, des continents, le ciel redeviendrait bleu, et nous aurions ainsi, une nouvelle terre bien propre, avec personne dessus. Quand j’ai lu ça dans le journal, je me suis dit: «Ce Sagan, c’est un fada. Il aura forcé sur le whisky de la cousine, pour avoir des idées pareilles.
«Mais tu vois, tout à l’heure, là, quand je t’ai vu penché sur cette champignonnière (une belle champignonnière… Du diable, si je l’avais jamais devinée), je me suis dit que fada, il l’était peut-être moins que j’avais cru. Réfléchis un peu. Si on avait une autre terre, on se marcherait sûrement moins dessus que sur celle-ci. Chacun pourrait avoir sa champignonnière! Chacun, oui!»
Et c’est sur ces mots qu’il s’interrompit, se redressa d’un air grave, posa sa main (pleine) sur mon bras et prononça d’un ton solennel les phrases requises par la tradition, mais superbement accommodées à l’ère interplanétaire:
– En tout cas, Vénus ou pas, cet endroit est sacré, voisin. Maintenant, on sera deux à le garder!

*****

La Présidente

Cela chauffe, comme on dit, chez mon voisin Baptiste. Le temps est au beau, les fenêtres sont ouvertes, et je suis aux premières loges. L’éloquence de Clélie (c’est la voisine) se répand dans les ruelles, roule comme un orage, monte, reprend son souffle et repart. D’abord, il ne s’agissait que de savoir si l’on allait resulfater les tomates. Elle était pour. Lui contre (c’est lui qui sulfate). Mais on en est très vite venu aux généralités: Qui a du bon sens dans les ménages? Qui sait prendre les décisions? Quand il faut de l’énergie, du sérieux, où va-t-on les chercher?
— D’abord, dit Baptiste, c’est l’homme qui commande.
— Ah oui? il est beau ton commandement! Depuis vingt ans que l’Inde et le Pakistan se jetaient des pierres dans le jardin, que tout le monde disait, ah, mon Dieu, quel problème, où allons-nous!
Qu’est-ce qu’ils avaient fait, les hommes? Des parlottes! Et qu’est ce qui s’est passé? Ils sont allés chercher Indira Gandhi, et ça n’a pas traîné.
— Ça n’a pas traîné: elle a fait la guerre. Parce que la guerre, vous, vous vous y connaissez: c’est nous, qui nous battons.
Parfaitement! c’est tout ce que vous savez faire: grands, forts et bêtes. Au moins maintenant, l’affaire est réglée. C’est comme les Israéliens: ils ont dû y mettre Golda Meïr. Quand tout va de travers, c’est une femme qui sauve les meubles. Regarde Jeanne d’Arc! Alors, tu vas les sulfater ces tomates?
Silence de Baptiste, qui cherche un argument, ne le trouve pas, sort sur le pas de sa porte et commence à bourrer une pipe. Accoudé à ma fenêtre, je bois du petit lait… Ah, tu cueilles mes champignons! Ma foi, la tête que tu fais en ce moment vaut bien une omelette.
Mais Clélie apparaît soudain derrière lui, casserole en main, et je n’ai pas le temps d’échapper à son regard perçant.
— Vous tombez bien, dit-elle. Justement, Baptiste allait vous demander de lui donner un coup de main pour les tomates. Vous lui devez bien cela, depuis que vous cueillez ses champignons!
L’indignation me coupe le souffle. Comment! Ses champignons! Je cherche une réplique, ne la trouve pas, tire ma pipe et commence à la bourrer. Clélie nous jette à tous deux un regard méprisant.
— Ce qu’il faut à la France, dit-elle, c’est une Présidente. Pour interdire la pipe aux hommes.
Mais là, enfin, Baptiste a son illumination.
— Les femmes aussi, elles la fument, la pipe! Et tu sais où? En Hollande! Oui madame! Dans la Hollande de la reine Juliana.
Sur quoi, il me fait un clin d’œil. Et voilà pourquoi, je suis en train de sulfater les tomates.

*****

Les Parisiens

Tous les étés, le frère de mon voisin prend ses vacances pour les foins. Il s’appelle Georges et il est steward sur un avion d’Air France. Il voyage donc beaucoup. Clélie, ma voisine, a un petit faible pour son beau-frère.
Pendant son séjour au village elle nous invite toujours deux ou trois soirs pour les photos. Car Georges a la passion de la photo et après le repas, tandis que dehors les grillons chantent et que nous sirotons le génépi, il projette ses diapositives sur le mur blanc. Hier soir, il nous faisait visiter les États-Unis.
— Ceci, dit-il, en nous montrant une magnifique montagne reflétée dans le miroir d’un lac, c’est Yosémite, en Californie. Il y a encore quelques Indiens dans la région.
— You-ou! commentent les enfants.
— Et voici Glacier Point d’où l’on voit toute la vallée.
Sur la photo, au premier plan, on aperçoit en effet une espèce de corniche rocheuse surplombant un immense à-pic bleu. Au loin, des sommets tout blancs.
Silence stupéfait des enfants. L’aîné, Antoine, s’approche de l’écran et montre d’un doigt incrédule cinq ou six individus bizarrement accoutrés qui contemplent le paysage d’un air ahuri, bouche-bée, pressés les uns contre les autres, accrochés à la roche comme si la montagne allait s’effondrer.
— Pas possible! dit Antoine. Des Parisiens!
Il faut reconnaître qu’on dirait des Parisiens. Tout y est: le mollet d’un blanc de navet sous le short, le coup de soleil sur le nez, l’appareil photo, le talon haut sous le pied des dames, la panique dans le regard confronté à un vrai spectacle naturel.
— Mais non, dit tonton Georges. Pas de Parisiens, des touristes américains.
— Ben, oui, quoi, c’est ce que je dis: des Parisiens d’Amérique.
— Antoine, dit Clélie, tu es sot. Paris, c’est en France.
— Peut-être, concède Antoine, mais je sais reconnaître des Parisiens. Et ça, c’est des Parisiens.
— Paris est une très grande ville, dit patiemment tonton Georges. La vie dans les grandes villes est partout la même, en France, en Amérique, en Australie. Les gens travaillent beaucoup. Ils sont fatigués quand viennent les vacances dont ils ont bien besoin. Il faut être gentil avec les vacanciers, Antoine.
Antoine savait bien que cela finirait par un sermon. Il n’écoute plus.
— Montre-nous encore des Parisiens, dit-il.

*****

Le «bon» vieux temps

— Quel temps pourri! dit le voisin. Nous sommes accoudés à la fenêtre et regardons la vallée. Il pleut à trombes. On ne voit plus l’autre versant.
— Ah, poursuit-il en curant sa pipe, de mon temps, ce n’était pas ainsi. Ils nous ont détraqué les saisons.
Cela me rappelle quelque chose. Je vais fouiller dans ma bibliothèque et reviens avec un livre.
— De ton temps, dis-je, as-tu vu le vin geler dans les caves?
— Dans les caves? Non mais, ça va pas?
— Bon. Alors, regarde-le, ton bon vieux temps: En 1558, le froid fut si vif qu’on dut casser les tonneaux pour en sortir le vin solidifié. On le débitait et on le vendait au poids[1].
— Oh, oh! c’était à Marseille, l’année de la fameuse sardine?
— C’était à Paris, et dans toute la France.
— Ils sont fous, ces Parisiens!
— Attends. Je ne sais si la sardine boucha jamais le port. Mais bouché, il le fut, le port. En 1594. Par la glace.
— Le port de Marseille gelé?
— Gelé. En 1493, l’année précédente, ce fut le port de Gênes. En 1492 (encore l’année précédente, note bien) tous les fleuves d’Europe le furent aussi: trois années de suite!
— Dis donc, 1492, c’est bien l’année de Christophe Colomb? Ils nous ont raconté des blagues à l’école, avec ses caravelles: pour moi, il y est allé à pied, en Amérique, sur la glace!
— Tu ris? Rappelle-toi le général Pichegru capturant à cheval la flotte hollandaise bloquée par la glace dans le Zuiderzee en 1795. Et Pichegru ne faisait qu’imiter le roi Gustave Adolphe de Suède qui, en 1658, avait traversé à cheval, avec son armée, la mer Baltique dans toute sa longueur pour envahir la Russie!
— Bah! la Baltique, c’est presque le pôle.
— Si tu veux. Mais je lis qu’en 1323, la Mer du Nord gela: on allait à pied en Angleterre.
— Ils sont fous, ces Anglais!
— Et les Turcs, donc! En 1011, les Dardanelles furent prises par les glaces. Et pas seulement les Dardanelles: le Nil!
— Le Nil gelé?
Mon voisin se grattait la tête, perplexe. Il voulut voir si l’auteur du livre n’était pas un plaisantin. Mais non: M. Roger Simonet est professeur agrégé.
— Quelle époque, dit-il enfin, écœuré. De mon temps, les livres d’histoire ne racontaient pas tout ça. Explique-le comme tu voudras, mais le bon vieux temps n’est plus ce qu’il était.
(1) Roger Simonet – Le Froid (P.V.F.) p. 11.

*****

L’«Angliche»

En haut du village, dans une vieille mais belle maison de pierre qu’il a réparée de ses mains, il y a l’«Angliche». Comme son nom l’indique, c’est un Anglais. La quarantaine, le cheveu filasse, la barbe rousse et le nez toujours en train de peler. Il passe son temps à jardiner, à collectionner les plantes, à peindre et à attraper les papillons. Son prestige est grand car il est très poli, salue le monde avec distinction, connaît tous les jours du pays, ne rate jamais son coup quand il tire à la pétanque. Mais son prestige n’est rien comparé à celui de son fils, un gaillard de dix ans, le meilleur copain d’Antoine (je croyais vous avoir dit qu’Antoine, c’est le fils de Baptiste, mon voisin). D’abord, cette demi-portion boxe dans les règles, comme les champions qu’on voit à la télé. Et surtout, il ne parle qu’anglais. Il parle anglais aux enfants du village, qui lui répondent en français. Et ils se comprennent parfaitement.
— Tu te rends compte, me dit Baptiste: parler l’anglais couramment à dix ans! Ces «Angliches», ils en ont sous la permanente!
— Ce que tu dis là me rappelle un Japonais du nom de Shinichi Suzuki dont j’ai lu l’histoire dans un livre américain. Ce Suzuki est professeur de violon. Et un jour, il a eu une idée: «Tous les petits Japonais, s’est-il dit, parlent couramment le japonais à cinq ans. Or, le japonais est une langue très difficile. Pourquoi les petits Japonais ne joueraient-ils pas du violon à cinq ans?»
Il a donc appris le violon à des bébés, exactement comme on leur apprend à parler, en leur faisant entendre l’instrument dès leur naissance et en leur donnant de minuscules violons pour faire comme papa-maman. Actuellement, plus de 6.000 petits Japonais sont passés entre ses mains. Pratiquement tous — plus de 90 % — arrivent à jouer le concerto en ré mineur de J.-S. Bach pour deux violons à l’âge de 12 ans. Dernièrement, un orchestre formé de ses meilleurs petits élèves est venu aux États-Unis donner des concerts de Bach, Haendel, Tchaïkovsky. De vieux virtuoses américains pleuraient en les écoutant. L’un d’eux a dit aux journalistes: «Il ne nous reste plus qu’à brûler nos violons».
Baptiste est pensif. Son gros visage rouge exprime une intense panique:
«Ce qui me tue dans ce monde qu’on est en train de nous faire, dit-il, c’est qu’il n’y a plus moyen de se la couler douce. Le concerto en machin mineur à douze ans! Misère! Tu n’as pas quelque chose de frais, par là? Ton histoire me donne soif.»

*****

L’élocution

Moi, je dis que dans cette vallée de larmes il faut s’entraider. Pourquoi Baptiste et moi (Baptiste c’est mon voisin, gravez cela sur vos tablettes), pourquoi, je vous le demande, Baptiste et moi nous ne donnerions pas un coup de main à l’Angliche?
L’Angliche, vous vous en souvenez peut-être, habite la plus haute maison du village, sous le rocher. Il peint, il attrape des papillons, il herborise et il parle anglais. Enfin, quand il parle. Parce que les Anglais, on se demande pourquoi ils ont inventé l’anglais: ils ne s’en servent pas.
Mais surtout avec ses herbes aromatiques l’Angliche invente des liqueurs. Chaque fois qu’il en a fabriqué une nouvelle, il vient nous demander notre avis. Et c’est là que, nous, nous lui donnons un coup de main. Car, comme je l’ai dit, il faut s’entraider sur cette terre. Voilà pourquoi, en ce moment même, tandis que le village dort paisiblement sous la lune, l’Angliche, Baptiste et moi sommes assis à terre devant un bon feu de cheminée, verre en main.
Cette nouvelle liqueur a un je ne sais quoi qui demande réflexion. Elle est, paraît-il, à base de calament Je vous en donnerai la recette une autre fois, si vous voulez. Pour l’instant, nous méditons en silence. C’est Baptiste, je crois, qui médite avec le plus d’intensité: il en est à son quatrième verre. Je vois son front bas se plisser sous l’effet d’une vive tension intellectuelle. Enfin, il semble prendre une décision, hoche la tête et, très courtoisement rote (à propos, si vous venez dans mon village, ne vous avisez pas de roter devant les dames, cela ne se fait pas; en revanche, quand un copain vous offre à boire, c’est très indiqué. Avis).
— L’élocution, demande, Baptiste, c’est quoi?
— C’est dis-je, la même chose que l’expression orale.
— Alors, quand je lis dans les directives de l’Éducation nationale qu’à l’école ils vont s’attacher à développer l’élocution de mon Antoine, cela veut dire que maintenant, le plus important, c’est d’apprendre à bavarder?
Sur ma réponse affirmative, Baptiste invoque pensivement le général Cambronne, se sert un cinquième verre et dit:
— Eh bien, ils la lui enseigneront tant qu’ils voudront, l’élocution. Quant à moi, ce que je lui apprendrai, à Antoine, c’est d’abord à se taire. À ne pas parler pour ne rien dire. À tourner sept fois sa langue dans sa bouche. À réfléchir en silence. À se méfier des bavards. À les fuir. À les mépriser. À ne pas croire un mot de ce qu’ils racontent. À juger les gens non pas sur leur é-lo-cu-tion, mais sur leurs actes. À ne dire que ce qui en vaut la peine, et même à n’en dire que la moitié. Voilà ce que j’essaierai de lui apprendre, à Antoine. L’élocution! Non mais sans blague. Qu’en penses-tu, l’Angliche?
L’Angliche est sublime. Il boit une gorgée, tire longuement sur sa pipe et, ayant bien pesé les choses, donne enfin son avis:
— Yes, dit-il.

*****

Les crosnes

Ma porte s’ouvre avec fracas. Surgit la tête, affolée, de Baptiste. Baptiste, c’est mon voisin. Je vous l’avais déjà dit mais vous l’aviez oublié.
— Des crosnes, halète Baptiste. Des crosnes, tu sais ce que c’est? Où peut-on trouver des crosnes?
— Entrez! dis-je sans m’émouvoir.
— Entrez? Entrez qui? Où?
— Je dis: Entrez! Parce que quand on entre, en général, c’est après avoir frappé, et moi, comme je suis poli, quand on frappe, je dis toujours: Entrez!
— Ah oui! dit Baptiste, ahuri. Mais les crosnes? Où peut-on trouver les crosnes? Je sais ce que c’est. Clélie est enceinte. Clélie, c’est sa femme. Elle est enceinte, et elle en profite sans vergogne, en quoi d’ailleurs elle a bien raison. Elle a dû lire quelque chose sur les crosnes, légume complètement inconnu au village, et elle veut manger des crosnes.
— Laisse, dis-je, bon diable, je vais m’occuper de Clélie. Tu n’entends rien aux femmes.
Elle m’accueille avec un regard mauvais.
— Vous m’apportez des crosnes?
— Non, mais…
— Il veut des crosnes! pleurniche-t-elle en me regardant par dessous, l’œil sec.
— Il? Qui, il?
— Lui, dit-elle en me montrant son ventre. Car il me parle. Nous nous parlons. Vous ne me croyez pas, naturellement! Un homme, ça ne sait rien! Nous ne nous parlons pas exactement mais quand je ris, il rit, quand je pleure, il pleure, quand je dors, il dort, quand je suis en colère il me bat à grands coups de pieds, et quand il veut des crosnes, je veux des crosnes.
Je remarque la subtile inversion du je et du il à propos des crosnes, mais ne la relève pas. Ce qu’elle vient de dire me frappe. Les femmes enceintes ont souvent des éclairs de génie. Je la regarde avec respect
— Non seulement je vous crois, mais je peux vous dire que les savants vous donnent raison. Vous vous rappelez l’examen de Florimond, à la clinique?
Florimond, c’est le fada du village. Un jour, on lui a fait un électroencéphalogramme. Il raconte depuis à qui veut l’entendre qu’à la clinique, ils ont une machine avec un casque qu’on vous met sur le crâne, et crac! la machine enregistre tout ce que vous pensez.
— Ah, dit Clélie intéressée, on enregistre les pensées de la mère, celles du bébé, et on compare?
— Enfin, pas les pensées comme croit Florimond, mais les courants électriques du cerveau. Et c’est vrai: on l’a constaté à Lyon, dans le laboratoire du professeur Jouvet, il y a un rapport très étroit entre ce qui se passe dans le cerveau du bébé et ce qui se passe dans celui de la maman. Tout ce que fait la mère retentit dans le cerveau du bébé.
— J’en étais sûre, dit Clélie. Et peut-être que plus tard, il s’en souvient.
— Pourquoi pas?
Clélie réfléchit. Elle sourit et ne pense plus aux crosnes. Baptiste me fait un clin d’œil, et je m’en vais sur la pointe des pieds.

*****

Antoine et les psychologues

«Moi, dit Antoine en me regardant dans les yeux, Baptiste, il me plaît C’est un type bien».
Antoine, c’est le fils du voisin. Dix ou onze ans, rouquin, costaud, rouspéteur. Et Baptiste, c’est son père.
«S’il m’entendait l’appeler Baptiste, il m’allongerait une beigne, mais n’empêche, il me plaît.»
Je ne réponds pas. Antoine sait que Baptiste et moi, de temps à autre, nous nous querellons. Si je lui disais: «Oui, mais…» il me sonnerait les cloches, Antoine. Et si j’abondais dans son sens, il me tiendrait pour un dégonflé. Donc, je l’écoute et je me tais.
«Et tu sais pourquoi il me plaît? Parce qu’on peut compter sur lui. Si je fais une bêtise, il ne me rate pas. Une fois, le soir, à la veillée, j’ai répondu à Clélie (Clélie, c’est sa mère). Elle me disait que j’avais mal essuyé la table et je lui ai répondu que quand c’est les autres, c’est toujours mal fait. Baptiste, il dormait dans son lit, enfin, je croyais. Il s’est levé sans rien dire, en chemise de nuit, et il m’a collé son pied au cul (Oh! Antoine! mais j’écoute sans rien dire). Il ne m’a pas fait mal parce qu’il était pieds nus, mais, par contre, lui, il s’est tordu le doigt de pied, le gros, celui du bout, et il est retourné à son lit en boitant, le doigt de pied qui lui faisait mal tourné en l’air, pour ne pas se l’accrocher et toujours sans rien dire. Non, je ne l’ai pas senti, son coup de pied (Antoine!) mais tu peux me croire, jamais plus je ne répondrai à ma mère, jamais. Pas parce que j’ai peur, mais parce que ça ne se fait pas. Même que, depuis, j’ai remarqué: les moufflets qui répondent, tu n’as qu’à regarder leur vieux, c’est toujours un minable.»
Il exagère Antoine. Mais, en l’écoutant, je pense à l’expérience que je lisais l’autre jour dans un livre américain de psychologie. Dans deux colonies de vacances, des psychologues se sont offerts comme moniteurs. Il y en avait 4. Appelons-les A, B, C et D. Dans leurs colonies respectives, A et C ont joué le rôle du père bienveillant, certes, mais distant, sévère et juste; B et D le rôle du père «copain» qui laisse tout faire et qui cherche l’amitié, plutôt que le respect.
Au bout de 15 jours on a fait voter les enfants au scrutin secret pour savoir qui ils préféraient. Réponse: A et C à une majorité écrasante; B et D étant tenus pour des «minables» avec qui «on s’embête».
Puis les moniteurs ont changé de colonie en intervertissant leurs rôles. Nouveau vote au bout de 15 jours: cette fois B et D sont plébiscités, A et C devenant les «minables». Je raconte cette expérience à Antoine.
«Ben quoi, dit-il, un père copain pour quoi faire? Des copains, j’en ai à l’école et si Baptiste s’amusait à ça, j’aurais un copain de plus et pas de Baptiste. Si on ne peut pas compter sur les vieux, alors sur qui? Non, mais!»

*****

Les trois âges

Chaque soir, quand je repose sur mon bureau la pointe bic qui est mon instrument de travail, je me dégourdis les jambes en faisant le tour du village. Il y a ces dames qui bavardent en tricotant aux derniers rayons du soleil. Il y a les pétanqueurs, et ceux qui regardent les pétanqueurs en leur donnant des conseils. Il y a le boulanger qui prend le frais, le bistrot qui remonte son store et l’épicier qui rentre ses salades. Et je sens au cœur une chaleur que rien jamais ne remplacera.
Et savez-vous pourquoi? Parce que l’humanité tout entière est présente au village, fût-il petit comme le mien. Tout entière, de la naissance à la mort: les enfants et les bébés sont là, et les vieillards aussi, et tous sont chez eux, sans pour autant se gêner les uns les autres. Tous y ont leur place.
J’ai vécu dix-sept ans à Paris. J’ai vu les plus grandes villes du monde, New-York, Londres, Chicago. Pourquoi les gens y sont-ils mornes, méfiants, aigris? On propose toutes sortes d’explications, et notamment que la vie y est dure. Elle ne l’est pas plus, croyez-moi, que dans un village perdu au fond des montagnes, où chacun travaille de la nuit à la nuit, où l’argent est rare et les distractions absentes. Alors?
Alors, je dis, moi, que l’homme n’est heureux qu’avec un cœur paisible, et que le cœur de l’homme est fait pour vivre dans sa communauté. En ville, les adultes et les enfants ne se rencontrent qu’aux repas. Les vieux vieillissent et meurent seuls. Les enfants ne voient presque jamais leurs grands-parents. Les hommes sont parqués au travail, et les femmes à la maison.
Eh bien, cela n’est pas humain, et je me rappelle ce que m’expliquait un étudiant de Chicago, un jour, au bord du lac Michigan:
— La vie est utile jusqu’au dernier instant. Quand on devient vieux, qu’on ne peut plus travailler et qu’on a le temps de réfléchir, quelque chose d’essentiel reste à accomplir: on a encore à transmettre sa sagesse aux enfants. Voilà pourquoi cette société de brutes où il n’y a de place ni pour les enfants ni pour les vieux est absurde et malheureuse. Pourquoi croyez-vous que les enfants aiment tant leurs grands-parents? C’est qu’ils en ont besoin. Ils ont besoin de quelqu’un qui ait à la fois la sagesse et la faiblesse. Et ce quelqu’un, c’est le grand-père et la grand-mère. Tant qu’on n’aura pas trouvé un moyen de permettre aux trois âges de se donner l’un à l’autre ce qu’ils ont à se donner, ils seront malheureux sans savoir pourquoi.
Et comme je m’étonnais de tant de sagesse dans la bouche d’un jeune garçon:
— Si vous étiez d’ici, me dit-il, vous m’auriez reconnu. Regardez-moi: j’ai du sang indien. Cette sagesse, c’est celle de mes ancêtres sioux. Il faudra bien la retrouver.
Oui, il faudra.

*****

Les poisons

J’ai montré cette publicité à Antoine. Antoine, c’est le fils de mon voisin, un solide rouquin de onze ans, l’œil bleu qui regarde hardiment en face, le nez en pied de marmite, semé de taches de rousseur.
«Travaillez au dehors, dit la publicité, vous gagnerez de l’argent! Avec l’argent vous pourrez gâter vos enfants et leur offrir tout ce que votre amour souhaite pour eux».
— Qu’est-ce que c’est l’amour? dit Antoine, l’air méfiant
— Quand quelqu’un t’aime, c’est cela qu’on appelle l’amour.
— Vouais. Et «dehors», où c’est?
— Tu veux dire travailler «au dehors»? Eh bien, c’est n’importe où, mais pas à la maison.
— Vouais. Et alors, comme ça, soi disant que ma mère, pour me montrer qu’elle m’aime, il faudrait qu’elle me laisse tomber tous les matins pour aller gagner de l’argent? C’est un marrant, le gars qui a inventé ce truc-là.
— Mais si ta mère, en rentrant le soir, te rapporte des jouets? Je ne sais pas, moi, un beau ballon de football, ou bien un Meccano.
— Chic, dit Antoine. Non seulement j’ai un beau ballon, mais par-dessus le marché je suis débarrassé de ma mère toute la journée. Il faut reconnaître qu’on y gagne. Le rigolo qui a écrit ça, il savait que les parents, ça ne vaut pas un ballon de football.
Antoine réfléchit
—Et c’est vrai, en plus. Sans blague. Moi, si ma mère c’était… (et ici, quelques noms de voisines que je ne citerai pas pour lui éviter des ennuis), je changerais tout de suite contre un ballon de football.
— Eh, doucement, Antoine. Que leur reproches-tu, à ces dames?
— Moi? Rien. Qu’est-ce que j’ai a en f…? (Oh! Antoine!). Mais leurs moufflets, c’est des poisons. Et à qui la faute, hein?
— Oui, à qui la faute?
Il me regarde, étonné.
— Ben, moi, quand je fais des bêtises, je reçois des taloches.
— Ah, je vois, tu aimes les taloches.
— Non. Mais quand j’en aurai des moufflets, je vous promets qu’ils ne seront pas des poisons comme ceux des dames, toujours à brailler parce qu’il leur manque quelque chose et à faire suer le monde parce qu’ils s’embêtent Est-ce que je braille, moi?
Et Antoine s’en va, véritablement agacé d’avoir à expliquer des évidences aussi élémentaires à une grande personne.

Aimé Michel

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