L’esprit de système contre la science

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L’esprit de système contre la science

Chronique parue dans France Catholique − N° 1301 – 19 novembre 1971

 

Passionnante, la querelle sur l’enseignement des mathématiques modernes, soulevée depuis la rentrée par Science et Vie[1] et dont nous nous sommes faits l’écho dans une précédente chronique. Il semble que notre confrère ait mis le doigt sur l’un des points les plus névralgiques des réformes en cours. Enseignants, ingénieurs, pédagogues, physiciens, mathématiciens réagissent avec une vigueur qui trahit la réflexion longtemps contenu dans le cadre académique et qui, finalement, choisit de s’engager.

Les zélateurs intolérants

Selon Science et Vie, 80% des lettres reçues confirment le malaise exprimé dans le premier article. Certes, sans doute faudrait-il créditer chacune de ces réactions d’un coefficient de compétence. Le lycéen ou l’enseignant rebelle aux nouvelles méthodes par simple refus de la difficulté sont moins convaincants que le psychologue ou le pédagogue. Mais plusieurs faits se dégagent de la discussion.

1. D’abord l’hostilité des scientifiques, y compris une forte proportion de mathématiciens, se confirme. Elle est particulièrement vive du côté des ingénieurs et des physiciens. L’un d’eux, le professeur Serge Colombo, signale que des réserves identiques, exprimées avec non moins de vigueur, s’expriment à l’étranger, et cite cette condamnation par le mathématicien américain William G. Spohn: «Nous sommes persuadés que les mathématiques modernes ont leur place dans l’édifice mathématique, mais nous ne pouvons tolérer l’envahissante intolérance de leurs zélateurs qui entendent détruire tout autre aspect des mathématiques.» (Notice of the American Mathematical Society, oct. 1969.) Morris Kline, autre mathématicien américain, exprime le même point de vue dans un récent article de l’American Mathematical Monthly intitulé de façon significative: «La logique contre la pédagogie».

2. Car (et c’est le second point mis en évidence par cette polémique) les arguments opposés ne sont pas de même nature. Les partisans de l’enseignement réformé soulignent tous la rationalisation apportée à l’édifice des mathématiques par l’algèbre des ensembles. Qui le niera? Quiconque a fait ses études mathématiques avant l’introduction des nouveaux programmes, comme c’est mon cas, ne peut que reconnaitre le puissant effort de synthèse qu’ils introduisent. Quand j’étais en Faculté, l’analyse et l’arithmétique, par exemple, semblaient deux monuments sans communication fondamentale.

Tout cela est vrai. Il n’est cependant pas moins vrai, comme le soulignent les adversaires des nouveaux programmes, que le raisonnement ne se découvre pas par l’enseignement de la logique, mais bien par l’évidence empirique.

«Pour ma part, nous disait un éminent physicien, j’ai découvert la belle rigueur du raisonnement mathématique grâce à cette galeuse que l’on veut maintenant reléguer aux oubliettes, la géométrie. Je n’aurais peut-être jamais sans elle eu le goût de venir à l’algèbre des ensembles, que j’utilise maintenant.»

Le concret contre l’abstrait

Sans doute est-il excellent de vouloir enseigner à des enfants le maniement d’une rigueur abstraite susceptible de fournir ultérieurement sa structure à toute espèce de raisonnement. Mais le processus consistant à commencer par le mécanisme abstrait est-il psychologiquement valable? C’est ce que contestent les hommes de science, on l’a vu, les plus illustres d’entre eux ne craignent pas d’affirmer que ce processus est même à l’exact opposé du cheminement de la pensée scientifique, qui commence par saisir intuitivement le concret et procède par induction: ils disent que l’enseignement par déduction n’inculque pas l’esprit scientifique, mais bien l’esprit de système.

3. L’esprit de système? Quel système? Ici, et au vu des lettres publiées par Science et Vie, on est porté à s’interroger. À quoi au juste servent les mathématiques modernes? Cette question, dit un de leurs défenseurs, c’est «celle que posent tous ceux qui, en tremblant de rage et de peur (sic), voient que les enseignants ont l’audace de demander une société au service des hommes au lieu de faire des futurs rouages pour cette société…» Ou encore: «…Bien sûr, les réactionnaires qui veulent réserver aux rejetons de la bourgeoisie le développement des facultés logiques…» Et ceci: «À vrai dire… votre article s’inscrit dans une réaction contre tout ce qui est développement des idées et démocratisation de l’enseignement. Votre attachement à toute la fausse culture d’une classe de lettrés vous fait voir uniquement les mathématiques comme un instrument au service des sciences utiles.»

La rage et la peur

Selon ce dernier propos, il y aurait donc des sciences inutiles qu’il serait urgent de diffuser pour assurer la démocratisation de l’enseignement. Il s’agit, espérons-le, d’un lapsus. Le sens général des autres citations ne manque pas d’intérêt. Si vraiment les mathématiciens ont découvert une mathématique propre à répandre la rage et la peur parmi les bourgeois, voilà un événement considérable, et qu’il conviendrait de célébrer. Mais ce n’est pas ce qu’on nous avait dit. On ne nous avait parlé que de logique. Nous attendons donc avec impatience l’article que, nous dit-on, M. Lichnerowicz va publier dans la même revue pour défendre la réforme dont il est le promoteur le plus illustre. M. Lichnerowicz, professeur au Collège de France, est un éminent mathématicien et physicien. Il convient de le lire avec respect. C’est ce que nous ne manquerons pas de faire.■

Aimé Michel

Note:

(1) Science et Vie, numéros 648, 649 et 650.

 

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