Les villes d’espace: rêve ou solution ultime?
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de décembre 1978
Le président Carter vient de refuser les crédits demandés par O’Neill et ses équipes du M.I.T., de Princeton et du Laboratoire Ames (N.A.S.A.) pour leur projet de villes de l’espace.
«On s’en fiche complètement, me disait un Américain le 17 octobre. Les crédits de l’État? Pour quoi faire? Ce n’est pas l’État qui a les vrais crédits dans des projets comme ceux-là, ce sont les «Big firms». Les crédits de l’État permettent de mettre dans le coup l’establishment académique. L’espace est devenu une, ou plutôt tout un tas de grosses affaires faisant de gros bénéfices. Cela ira plus vite sans l’État, tout simplement». Dépit ou réalisme? On verra bien.
Le lecteur sait en quoi consistent les projets O’Neill, et s’il ne le sait pas, qu’il aille au plus tôt chez son libraire acheter les villes de l’espace[1]. C’est un livre pour le grand public: on regrette qu’il ne l’ait pas assorti d’au moins quelques fourchettes de calculs, même vagues, car certaines difficultés qui sautent aux yeux (j’en parlerai plus loin) laissent perplexes.
Mais O’Neill explique très clairement au public ce que lui et ses collaborateurs entendent faire. Ils entendent établir de véritables colonies spatiales vastes comme de petits mondes, habités de façon définitive par un ou deux millions d’hommes, femmes et enfants, colonies destinées à se multiplier et à commencer la grande Diaspora de l’homme dans l’espace.
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Rappelons que Gérard O’Neill, professeur à Princeton, est le physicien qui a inventé l’anneau de stockage des accélérateurs circulaires. Il est peut-être fou, mais il est compétent, et il sait déclencher autour de lui, parmi ses collègues et étudiants, l’enthousiasme des grands desseins.
Actuellement une centaine de personnes travaillent à ses projets dans les trois centres cités plus haut, sans parler de centaines d’ingénieurs qui, ayant lu ses livres, lui envoient bénévolement objections et suggestions. Et notre collègue américain pouvait bien dire: «Les crédits de Carter, on s’en fiche», car le même jour le Herald Tribune nous apprenait que la plupart des grandes supranationales se sont lancées dans des recherches sur l’énergie solaire, et c’est à partir de l’énergie solaire qu’O’Neill entend démontrer l’urgence de ces villes de l’espace, irremplaçables à moyenne échéance, selon lui. Voici quelques grandes firmes citées par le Herald Tribune comme déjà engagées dans la recherche solaire: Westinghouse, Atlantic Richfield, Mobil Oil, Exxon, Motorola, General Motors, General Electric…
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La stratégie O’Neill est la suivante: commençons par faire comprendre que l’énergie solaire captée dans l’espace et envoyée à terre sous forme d’ondes est la plus économique à moyenne et naturellement à longue échéance, la plus propre, et qu’elle est inépuisable: dès lors l’argent viendra, le système est enclenché, qui inévitablement aboutit à la colonisation de l’espace. Cette stratégie a marché jusqu’ici. Un sondage récent (Harris) montre que 94% des Américains sont pour un développement rapide de l’énergie solaire. Au vu de ces sondages, le Sénat s’est naturellement déclenché lui aussi pour.
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L’opinion publique, plus l’opinion des hommes d’affaires: qu’est-ce qui désormais arrêtera O’Neill? Ou un autre O’Neill, si celui-là ne fait pas l’affaire? Je ne pense proférer une extravagance en évoquant que ce qui promet de gros profits sera mis en chantier tôt ou tard.
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Maintenant venons-en aux difficultés. O’Neill n’a guère publié à l’intention des techniciens. Il estime, non sans raison, que pour faire démarrer une entreprise si gigantesque, il faut d’abord créer une sorte d’idéologie, d’enthousiasme collectif. C’est pourquoi le livre tout juste traduit en français s’appelle originellement The high frontier, en allusion au Go West de l’Amérique conquérante. Seuls ses collaborateurs connaissent le détail des solutions techniques (seule exception: l’engin qui doit propulser les matières premières arrachées à la lune, qui a été présenté en modèle réduit un peu partout, y compris devant la commission de l’aéronautique et de l’espace du Sénat).
Cependant les difficultés techniques sont elles aussi gigantesques, si l’on tient compte des dimensions visées: sa grande «ville de l’espace» sera un cylindre long de cinquante kilomètres et large (diamètre) de six kilomètres, tournant sur son axe en vingt-deux minutes pour créer une pesanteur artificielle.
Il paraît – nos lecteurs vérifieront – que c’est dans les limites permises par la résistance des matériaux actuellement disponibles (limite de rupture à la traction). Il paraît aussi qu’imprimer un tel moment cinétique est chose réalisable. Admettons.
Il y a pourtant, me semble-t-il, une difficulté à laquelle il ne fait jamais allusion, c’est celle de l’équilibre atmosphérique interne. Je lui ai demandé des précisions, ainsi qu’à quelques amis de la N.A.S.A., et ne manquerai pas de les publier si j’obtiens satisfaction. Sauf erreur, en effet, un tel volume d’air à une pression suffisante pour permettre tous les cycles biologiques correspond à peu près à une masse atmosphérique d’environ 1,5•109t, un milliard et demi de tonnes. Et l’on ne voit guère pourquoi cette masse fluide tournerait sur elle-même d’un bloc, comme un solide, sous prétexte que son enveloppe métallique tourne. À chaque instant (me semble-t-il) toute molécule libre contenue dans le cylindre tend à poursuivre sa trajectoire selon les lois de la mécanique, c’est-à-dire tout droit, c’est-à-dire en suivant la tangente, et non pas le cercle centré sur l’axe. Si je me permets de poser ici ce qui me semble un problème, c’est qu’étant acousticien, non mécanicien, j’ai interrogé quelques amis plus calés que moi, notamment au C.N.E.S., qui admettent qu’il y a lieu de s’interroger. Sans doute la courbe libre de chaque molécule est-elle très brève, sans doute aussi chaque couche de molécules tend à entraîner la couche supérieure (en allant vers l’axe), mais le résultat semble être la formation de tourbillons plutôt que la stabilisation synchrone de toutes les couches.
O’Neill envisage aussi l’édification de sphères et de tores. Pour la sphère, le problème (à partir de données il est vrai différentes[2]) est visualisé dans le cas des bandes qui se forment dans la masse des planètes gazeuses (Jupiter, etc.) et du Soleil: ces bandes tournent à des vitesses différentes, et sont séparées par des zones tourbillonnaires.
Dans le tore, que nous avons tous vu au cinéma avec 2001, l’Odyssée de l’espace, l’espace compris entre le plancher et le plafond peut être assez réduit pour que ces effets soient négligeables, et même nuls si le tore est formé de volumes séparés par des parois radiales.
Mais alors adieu la belle illusion de vivre dans un monde «ouvert» que des artistes collaborant avec O’Neill se sont plus à dépeindre, et qui est représentée dans le livre: la «Cité de l’espace» n’est plus une petite planète creuse, mais, selon l’expression d’un adversaire d’O’Neill, un «enfer métallurgique».
Bref, si nos lecteurs sont intéressés par ce problème, je leur suggère de faire part de leurs réflexions à O’Neill lui-même: Pr Gérard O’Neill, Physics Department, Princeton University, Box 708, Princeton, New-Jersey 08.540.
De toute façon, son livre est passionnant par le simple fait qu’il propose une solution fantastique aux principaux problèmes de ce temps: énergie, matières premières, démographie. La volonté de résoudre ces problèmes par une fuite en avant ouvre une perspective à laquelle personne, semble-t-il, n’avait pensé jusqu’ici, hors la science-fiction.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Gérard O’Neill: Les villes de l’espace (Laffont 1978).
(2) La différence est que dans ces masses il y a une accélération centripète due à la gravitation.