Les tribulations d’un chercheur parallèle
Article paru dans Planète N°20 de janvier / février 1965
«Je sais: des découvertes seront faites
que mon imagination est incapable de concevoir.
Je les attends avec curiosité et enthousiasme.»
(Linaus Pauling)
OÙ L’ON DÉCOUVRE LES FAITS MAUDITS
Je vais dire comment on se damne et quel sentiment pousse certains hommes vers les ténèbres extérieures. Ce sentiment, c’est la curiosité. Je sais un généticien français qui, comme la plupart des généticiens curieux des mécanismes de l’évolution biologique, fait de la génétique des populations en étudiant (là encore comme la plupart de ses collègues) la mouche du vinaigre, la fameuse drosophile. La génétique des populations consiste essentiellement à étudier par la statistique l’évolution d’un groupe d’êtres vivants sujets à des mutations. Dans la théorie néodarwinienne, qui est le dogme actuel de l’évolution biologique, tout se fait par mutation, sélection et hasard. Si l’on ne croit pas cela, on est damné.
– Seulement, voilà, confie sous le sceau du secret ce biologiste à quelques amis fidèles qui viennent aussitôt me le répéter, ces damnées mouches refusent obstinément de forniquer au hasard. La règle voudrait que leurs gènes se mélangent en vertu de la loi des grands nombres, et d’elle seule, comme des billes blanches, rouges et vertes qu’on mettrait dans un même sac et qu’on secouerait vigoureusement. Mais le peuple des drosophiles montre un mépris outrageant pour cette loi sacrée. Loin de faire ses enfants au hasard des rencontres, il est sensible aux formes du partenaire, à sa façon de voler, de faire ou de se laisser faire la cour, bref, il est, comme nous, fidèle d’abord à son choix et par là rebelle aux beaux théorèmes de la génétique mathématique chère à nos docteurs.
– Mais c’est sensationnel! s’exclame l’ami fidèle, qui ajoute, un peu perfidement: quand allez-vous publier cela?
– Publier? Juste ciel! Vous n’y pensez pas! Non seulement je ne publierai jamais une trouvaille aussi scandaleuse, mais c’est à peine si j’ose me la dire à moi-même.
– Alors? Vous laissez tomber?
Ici se situe ce que les dramaturges anciens appelaient la péripétie: La réponse sera-t-elle oui? Sera-t-elle non? C’est le destin d’une vie qui se joue. Ce peut être celui de la science. Je dois dire que, dans le cas présent, la réponse fut non, pour l’honneur de qui la fit. Elle ne pouvait d’ailleurs être différente, car si le généticien avait été affligé d’une cervelle capable de résister à l’attrait sulfureux du phénomène impossible, il se fût trouvé du même coup et d’abord incapable de voir que ce phénomène existait. Il l’aurait regardé sans le voir. L’ayant vu, il ne pouvait plus reculer. Quand Ève vit le serpent, elle avait déjà croqué la pomme.
OÙ LE SAVANT MÈNE UNE DOUBLE VIE
Notre généticien croqua donc la pomme. Depuis sa découverte, une partie de ses recherches, et celle sans doute qui lui tient le plus à cœur, se poursuit dans une jalouse clandestinité.
Qu’est-ce exactement qu’un chercheur parallèle? Un chercheur professionnel qui affiche des opinions non orthodoxes? Non. Tout chercheur digne de ce nom se trouve forcément en désaccord sur quelque point avec l’ensemble de ses collègues. Il n’existe qu’une sorte de chercheur rigoureusement orthodoxe: celui qui ne cherche rien et ne publie rien.
Le chercheur parallèle est celui qui mène de front deux programmes de recherches, dont l’un donne lieu à des publications et entre par conséquent dans le jeu des réfutations et confirmations, et l’autre pas. C’est celui qui garde secret une partie de ce qu’il sait, ou qui ne le divulgue qu’à quelques initiés. La partie publiée peut être remarquablement orthodoxe. Ce fut le cas du professeur Rocard pendant tout le temps qui précéda l’orage déclenché par son livre sur le Signal du Sourcier[1]. Rocard était alors, pour tout le monde, un éminent physicien expérimental, un spécialiste respecté des phénomènes périodiques, et cela seul. Quelques personnes seulement savaient qu’il poursuivait en secret d’étranges expériences sur la détection des gradients magnétiques par le corps humain.
Mais le programme publié peut tout aussi bien défier déjà l’orthodoxie. C’est le cas par exemple du professeur Baranger, qui n’a jamais caché ses travaux sur les transmutations biologiques au laboratoire de chimie de l’École polytechnique. Dans un domaine tout différent, c’est aussi le cas de notre ami Michel Gauquelin, qui applique à l’étude des influences planétaires les méthodes statistiques les plus classiques et publie ses résultats[2]. C’est également, hélas! mon cas personnel. Depuis une bonne quinzaine d’années que j’étudie divers sujets mal famés, j’ai quelque peu publié. Mais pas tout. Je pense qu’il en va de même pour Gauquelin, Baranger, Pierre Duval[3] et tous les chercheurs perdus qui ont choisi d’explorer les zones interdites de l’inconnu. Pourquoi tout n’est-il pas toujours publié? Pourquoi l’essentiel peut-il parfois, et en dépit de tout, demeurer clandestin? Si l’on m’avait posé ces questions il y a douze ans, quand je commençais à m’intéresser aux soucoupes volantes, j’en aurais été indigné. Les premières observations publiées par la presse dataient alors de quelques années à peine, puisque c’est le 24 juin 1947 que l’américain Kenneth Arnold parla pour la première fois des fameux disques volants. Keyhoe venait de publier son premier livre[4]. À l’époque, l’énigme des soucoupes volantes, si elle existait, paraissait simple. Il s’agissait soit d’une affabulation journalistique, soit d’une arme secrète américaine ou russe, soit d’engins extraterrestres. Pour départager des hypothèses aussi différentes, je pensais qu’il suffirait d’une brève enquête ou même simplement d’attendre quelques mois. Si les mystérieux engins étaient un «canard», une étude un peu poussée des témoignages lui couperait rapidement les ailes. Une arme secrète ne saurait le rester longtemps. Et si des extraterrestres étaient arrivés à proximité de la Terre, il me paraissait évident qu’après nous avoir un peu observés de loin, ils ne manqueraient pas d’atterrir devant le palais des Nations Unies, ou sur les pelouses de la Maison Blanche, ou dans la grande cour du Kremlin, ou partout à la fois, en vue d’échanger des ambassadeurs, à moins que l’on n’assiste à une agression en règle où à n’importe laquelle des innombrables calamités prévues par la science-fiction quand elle rêve du contact extra-terrestre. De toute façon, l’idée ne me vint même pas que l’investigation de ce problème pouvait, à partir d’un certain moment, se perdre dans le secret. Je n’avais qu’une foi: la science. Et je pensais que ce que la science sait, elle le dit, et que ce qu’elle ne dit pas, elle l’ignore. J’ai gardé cette foi. Mais, après quinze ans de travail et de réflexion, la science réelle me paraît un peu moins simple que celle des livres de M. Marcel Boll.
Le hasard voulut à ce moment que je fusse chargé par la R.T.F. de faire une émission sur la météorologie. Pendant plusieurs semaines, je fréquentai les bureaux et les laboratoires de la Météorologie nationale où je me liai d’amitié avec M. Roger Clausse, son porte-parole habituel. Et un jour, poussé sans doute par le malin génie qui veille sur ma destinée, Roger Clausse exhuma d’un tiroir un dossier de couleur jaune qu’il me tendit avec un sourire mi-figue mi-raisin.
– Tenez, me dit-il, si vous voulez vous distraire, voici ce que je peux vous offrir de plus palpitant. Palpitant, le dossier l’était en effet. À côté de diverses observations de phénomènes atmosphériques rares, parhélies, faux soleils, halos, etc., je tombai sur deux rapports rigoureusement inexplicables[5]. Le premier, en provenance d’Afrique équatoriale, décrivait quatre disques lumineux observés pendant vingt minutes à Bocaranga, dans l’Oubangui-Chari. Mouvements rapides, changements de couleur, basculements, longs «sur-place», c’était un véritable festival. Le second, encore plus surprenant, provenait de la station météo de l’Aérodrome militaire de Villacoublay. Là encore, mais cette fois pendant des heures, des objets lumineux capables des plus aberrantes performances avaient été observés et suivis au théodolite par le personnel de la station. Détail extraordinaire: l’un de ces objets finit par se fixer sur le fond du ciel «où il se mit à suivre le mouvement apparent des étoiles». Cette fois, s’il s’agissait d’engins, la preuve semblait faite de leurs possibilités spatiales. Aucun appareil connu n’était en effet capable de rester immobile en un point fixe du ciel pendant des heures: c’était en 1952, cinq ans avant le premier Spoutnik, et douze ans avant le premier satellite stationnaire (lancé par les Américains, et d’ailleurs invisible à l’œil nu).
OÙ L’ON ME PARLE DU SECRET MILITAIRE
Ce fut là ma «péripétie». Je tenais la preuve que les récits de Keyhoe n’étaient pas une invention pure et simple. Des témoins qui ignoraient jusqu’à l’existence de l’auteur américain décrivaient les mêmes phénomènes que lui. De ce moment, ma résolution fut prise. Tout ce qu’il faudrait faire pour savoir, je le ferais.
Mon enquête fut d’abord inspirée par une illusion dont la candeur, avec le recul des années, me paraît tout simplement navrante: je croyais que quelqu’un savait. Cette illusion, à vrai dire, je la tenais de Keyhoe lui-même, dont le livre était conçu de façon à faire croire que l’armée américaine cachait la vérité au public. Si donc l’armée américaine savait, l’armée française, son alliée, savait peut-être aussi.
Mais comment savoir si l’armée savait? De longs mois se passèrent en vaines démarches auprès de personnalités diverses, en manœuvres pour me faire introduire ici ou là. Passons. Un jour, enfin, par une série de ruses complexes et probablement éventées, je parvins à faire porter indirectement à la connaissance d’un officier de renseignements de l’armée de l’Air (que je savais chargé d’un travail sur le sujet), qu’un certain Aimé Michel était au courant de certaines choses et que peut-être, en le manœuvrant correctement… Bref, un rendez-vous avec cet officier fut organisé dans l’arrière-salle d’un café voisin de l’École militaire. Je me félicitais de mon habileté en me dirigeant vers ce rendez-vous, une épaisse serviette noire sous le bras. Je me disais que le temps des fastidieuses enquêtes policières allait peut-être prendre fin, que, si je savais inspirer confiance, les cartes seraient sans doute abattues devant moi, et qu’enfin je saurais! Je n’arrivais d’ailleurs pas les mains vides. J’avais déjà rassemblé de nombreuses observations, dont certaines antérieures à tout ce qui avait été publié jusqu’alors, et par conséquent plus énigmatiques. L’une en particulier datait de 1942, et avait été faite au Sahara. Si mon interlocuteur essayait de me servir un bobard trop facile, il lui faudrait aussi m’expliquer cette soucoupe contemplée pendant des heures, en plein jour, par tout un détachement de l’armée française, ses officiers, ses deux radios, son météo.
Je ne me rappelle ni qui arriva le premier ni comment furent faites les présentations. Ils étaient deux, en civil l’un et l’autre, le capitaine C… et M. Latappy, «un ami». L’un hilare, décontracté, le verbe agile et truffé de calembours. L’autre sombre, émacié, l’œil ardent, la moustache énigmatique, un authentique agent de film d’espionnage. Mais le capitaine, c’était le premier. Et en moins de cinq minutes, je compris que tout le scénario dramatique imaginé par Keyhoe n’était qu’un rêve puéril.
– Le secret militaire? Laissez-moi rire! dit le capitaine en faisant ce qu’il disait. Des secrets sur de petites choses, tant que vous voulez[6]. Ceux-là, on se les cache, on se les vole, on se les vend tant bien que mal un peu partout dans le monde. Mais une chose aussi énorme que les soucoupes volantes, vous n’y pensez pas! Pour qu’un engin, un seul, à l’état de prototype, vole comme les soucoupes sont censées le faire, il faudrait, vous le savez aussi bien que moi, une révolution de la physique. C’est déjà énorme. Toutes les révolutions scientifiques se font simultanément dans tous les pays avancés, et ce que les Américains savent, les Russes le savent aussi à très peu d’écart près, et inversement. Ne m’objectez pas la bombe atomique: la bombe ne correspondait à aucune révolution scientifique. Mais surtout, pour permettre à une seule soucoupe de s’envoler, il faudrait une révolution industrielle, l’effort de tout un pays, une véritable mobilisation des richesses, des moyens et des esprits. Sacrebleu! C’est comme si vous parliez de monter une locomotive dans ma chambre à coucher à mon insu.
– Fort bien, dis-je. La soucoupe russe ou américaine est absurde. Mais alors?
Mes deux interlocuteurs échangèrent un regard.
– Euh, fit le Capitaine. Oui, et alors?
Nous avions tous trois des serviettes assez volumineuses. Nous étions seuls au fond d’un bistrot. J’ouvris la mienne et étalai tout sur la table.
– Alors, dis-je, voilà. Faites-vous une enquête, oui ou non? Tout est devant vous.
L’«ami» aux moustaches énigmatiques posa sur les feuillets un œil allumé, un peu fébrile, extirpa de sa propre serviette un énorme cahier plein d’une écriture fine, serrée et qui semblait illustré çà et là de dessins extraordinairement prometteurs et semé de coupures de presse.
– Oui, commenta le capitaine. Comme vous, je fais une enquête. Mais je vous présente un précurseur: M. Latappy qui, lui, recueille tout depuis le début, depuis l’affaire Arnold, en 1947. Personne en France n’en sait plus que lui. Il n’est pas militaire. Il est le dessinateur de Forces aériennes françaises, notre revue de l’armée de l’Air. Mais tout ce que j’ai, il l’a.
Une heure plus tard, j’avais définitivement compris plusieurs choses. D’abord, que, dans cette étrange histoire, personne ne savait. Ni l’armée française, ni aucune armée au monde. Ensuite, qu’une partie non négligeable des observations (et précisément les meilleures, les mieux attestées, les mieux rapportées, les plus riches en détails) étaient rigoureusement inexplicables. Et enfin, révélation à mes yeux la plus bouleversante, que l’on peut savoir une chose sans avoir les moyens de la dire.
– Cela existe, dis-je, et ce n’est ni russe ni américain. Disons le mot: s’il s’agit d’engins (et comment expliquer les meilleures observations autrement?), ils ne sont pas d’origine terrestre. Eh bien, il faut le dire!
– Parfaitement, dit le capitaine: dites-le.
– Moi? Il faudrait que j’aie des preuves autres que le témoignage. Mais vous, vous avez l’autorité. Vous pouvez vous passer de la preuve: le témoignage de l’armée est assez convaincant.
– Dites-moi, mon petit ami, dois-je comprendre que vous êtes en train d’inciter un officier de l’armée française à faire publier un communiqué proclamant que ladite armée croit aux soucoupes volantes, bien qu’elle n’en ait aucune preuve? Seriez-vous un saboteur, par hasard? Garçon! un rhum pour Monsieur!
– Mais alors, que faire?
– Cherchez la preuve. Et apportez-la-nous. Si elle est sans réplique, vous l’aurez, votre communiqué. Mais voulez-vous mon avis? Si cette preuve était possible, on l’aurait déjà trouvée. Une photo? Un film? Il y en a déjà. Comment savoir s’ils ne sont pas truqués? On retombe dans le témoignage. La seule preuve, c’est une soucoupe sur un plat d’argent, ou au moins un morceau. Et je crois que c’est là une revendication déraisonnable. Tout a été observé, absolument tout, sauf une preuve.
J’ai eu par la suite d’excellents rapports avec le capitaine C… C’est lui qui, le premier, suggéra, toujours sous la forme de boutade, que les soucoupes volantes n’étaient peut-être rien d’autre que l’humanité future visitant son passé, idée qui enchanta Cocteau. C’est lui qui me fit comprendre la raison profonde de la fascination qu’exerçait sur moi ce problème: les soucoupes volantes, si elles existaient, n’étaient pas qu’une technologie en avance sur la nôtre, elles témoignaient surtout d’une pensée non humaine, transhumaine. Elles représentaient peut-être dans notre ciel quelque chose d’aussi extraordinaire et d’aussi précieux que l’eût été la présence d’un Einstein ou d’un Gandhi parmi les grands reptiles de l’ère secondaire. C… avait des images saisissantes pour illustrer l’impuissance de notre esprit en présence d’un psychisme surhumain: «Le poisson qui fait le tour de son bocal croit avoir fait le tour du monde, disait-il, et les images entrevues à travers sa prison de verre seront tenues par lui pour d’absurdes hallucinations s’il est un rationaliste, ou pour des divinités s’il est un mystique.»
Donc, à qui demandait: «Que sont-elles?», on répondait: «Prouvez d’abord qu’elles existent.» La position était logique.
OÙ UN MONSIEUR EN NOIR ME FAIT LA MORALE
L’engin découlait des témoignages, et non de leur absence. Or, il n’existe pas de science fondée sur le témoignage; donc la preuve scientifique était impossible. Et comme on exigeait (légitimement, en apparence) la preuve préalable, le problème des soucoupes volantes se trouvait condamné à n’être jamais étudié et à ne recevoir jamais de solution.
Le lecteur non scientifique ne mesurera jamais la tyrannie de ce genre de raisonnement. L’idée qu’un ensemble de faits découlant du simple témoignage humain puisse être proposé comme un problème scientifique provoque presque automatiquement chez le savant moyen un authentique mouvement de rage aveugle. C’est que toute son éducation, fortifiée par un passé de labeur d’autant plus pesant que son âge est plus avancé, lui a inculqué le caractère sacré du fait reproductible ou tout au moins observable à loisir, du document. Plus il aura publié, et plus lui sera devenue familière l’expérience du scepticisme destructeur appliqué à ses travaux, de l’analyse impitoyable qui désagrège l’apport personnel, le démolit, le dissout et le rejette, ne laissant subsister que le fait reproductible et contrôlable. Et c’est à lui, à lui que nul n’a jamais cru sans preuve, à lui qui ne compte plus les nuits blanches passées à arracher de sa peau les épines toujours renaissantes de la critique, c’est à lui que l’on vient demander de perdre son temps à écouter le récit d’un paysan illettré qui croit avoir vu des choses dans le ciel?
– Apportez-moi des preuves, ou cessez de m’échauffer les oreilles avec des absurdités.
– Mais, monsieur le Professeur, si vous en voyez passer une devant votre fenêtre, que ferez-vous? – Je regarderai le mur.
Cette réponse authentique, faite il y a douze ans par le plus célèbre des physiciens français, résume une morale.
C’était en 1953. Au mois de juillet de l’année suivante, je publiai mon premier livre. Non seulement il ne prétendait pas apporter la preuve manquante, mais je me bornais à y présenter les diverses conclusions possibles sans me prononcer. Mon mobile était, à mes yeux du moins, limpide. Puisqu’on ne pouvait rien prouver, que du moins les faits allégués soient connus. Cette modeste ambition me semblait d’une logique aussi saine que celle de la preuve préalable. Car, me disais-je, au nom de quoi exigerait-on de la nature qu’elle s’interdise de produire aucun phénomène rebelle aux méthodes admises par les officiels? Et supposons que de tels phénomènes existent. Faudra-t-il, pour rester un véritable homme de science, affecter de ne pas les voir? La parfaite éducation veut, certes, qu’on n’adresse pas la parole à qui ne vous a pas été présenté. Mais si un inconnu vient vous botter le derrière, faut-il passer outre et poursuivre son chemin avec un détachement sublime, les yeux levés au ciel, offrant ce désagrément passager à la déesse Méthode? Et si le rustre prend goût à cet exercice, n’a-t-on rien de mieux à faire que de l’ignorer dans l’honneur et la dignité?
OÙ JE DEVIENS TOUT À FAIT ABOMINABLE
Or, c’était bien de cela qu’il s’agissait. Quelques mois après la parution de mon livre, une fantastique vague d’observations déferlait sur l’Europe. Pendant quatre ou cinq semaines, des centaines de milliers de gens, peut-être un million ou plus, crurent voir l’agaçante soucoupe. Ces gens écrivaient aux journaux. «Voici ce que j’ai vu, disaient-ils. Qu’est-ce que c’est?» Et les journalistes, pendus chaque jour à la sonnette des temples de la science, n’en obtenaient qu’une réponse:
– Ces soucoupes, comme vous dites, ne nous ont pas été présentées. Il s’agit donc d’une absurdité.
Quelques-uns cependant proposaient une explication convaincante: ces gens avaient été intoxiqués par mon livre, ils voyaient dans le ciel ce que j’avais mis dans leur inconscient, flatterie d’autant plus douce à ma vanité d’auteur que mon livre était un four et que les témoins que j’allai voir n’avaient jamais entendu parler de moi, si j’en excepte un seul qui me dit un jour d’un ton goguenard: «Ah, c’est vous qui croyez aux soucoupes volantes?»
L’accumulation des témoignages ne fit que rendre plus abominable, plus ridicule et plus honteux le mot soucoupe et tout ce qui s’y rattache de près ou de loin, en logique ou en association d’idées.
Si la publication de mon livre m’apportait une cuisante déception en me révélant le mépris du public pour le problème qui, moi, me passionnait, elle me donna en revanche la clé d’un univers nouveau et fascinant: celui de la recherche clandestine. En moins d’un an, je me trouvai en relations épistolaires avec une foule d’hommes de science de France et de l’étranger (surtout des pays anglo-saxons), astronomes, physiciens, biologistes, psychologues, botanistes, géologues, que sais-je? Leur première lettre débutait régulièrement par la même clause de style: il ne fallait pas que l’on sache qu’ils avaient des rapports avec moi.
Je découvrais donc avec l’étonnement du néophyte les petites joies de la clandestinité. Mais j’étais loin de me douter jusqu’où cela pouvait aller. Les lettres échangées, les visites estivales (l’été est la saison des congrès scientifiques, et chacun sait que ces congrès sont surtout l’occasion de contacts sans rapports avec la manifestation elle-même), tout cela, je mis plusieurs années à en mesurer la portée, et même la signification. Je m’imaginais être le centre d’un petit réseau mondial d’esprits de toutes disciplines et de tous pays intéressés à la solution du problème Soucoupe. J’écrivais ici et là, je mettais en rapport un Anglais avec un Argentin, ou bien c’est moi qu’un Danois mettait en rapport avec un Suisse. C’était en somme (pensais-je) la petite internationale de la soucoupe, comme il y a celle du timbre-poste et celle des radioamateurs.
Il est vrai que cette internationale groupait surtout des hommes de science et que, dans cette mesure, elle était clandestine. À plusieurs reprises, je fus même frappé par l’étrangeté de situations me rappelant certaines lectures sur les sociétés secrètes. C’est ainsi qu’au cours d’un cocktail, un ami journaliste vint me dire discrètement que les deux professeurs X. et Y., debout là-bas dans un coin de fenêtre, étaient en train de me démolir sauvagement. Le lendemain, je recevais successivement deux coups de téléphone de X. et de Y. me disant: «Cet X. (ou cet Y.), quel esprit obtus! Savez-vous que hier soir… Et j’ai été obligé de faire chorus, naturellement.»
Maintenant, X. et Y. sont d’excellents amis. Et le souvenir de cette soirée les fait bien rire: ils savent qu’ils appartiennent à la même clandestinité.
OÙ JE NAVIGUE DANS LA CLANDESTINITÉ
Et cette clandestinité n’est pas seulement celle de la soucoupe. Je me rappelle le scepticisme et l’étonnement que j’éprouvai en 1953, lors de mes premières rencontres avec Jacques Bergier, lorsqu’il m’exposa son idée, que le monde des savants était voué par ses lois internes à s’organiser en cryptocratie, idée devenue depuis familière (à nos lecteurs).
– Où sera de plus en plus la puissance? me disait-il. Dans la connaissance. Or, la connaissance est la seule richesse qui ne puisse changer de main. On peut tuer les savants, on ne peut pas leur prendre leurs connaissances, donc leur puissance. On ne peut livrer la science à des ignorants par un coup d’État ou par une réforme de la constitution. Donc le pouvoir de l’avenir appartiendra inévitablement aux savants.
– Eh bien, ils gouverneront
– Ceux qui gouverneront ne chercheront plus. Au bout d’un an, ils ne seront plus capables de comprendre leurs collègues chercheurs et perdront donc leur pouvoir réel, même s’ils gardent le pouvoir légal. De sorte que la force des choses conduit à une cryptocratie de savants ignorés du public, mais tenant tous les leviers.
Bien que ce ne soit pas exactement le mécanisme que j’ai vu en action, je crois en avoir assez observé pour être convaincu que l’analyse de Bergier est correcte, et ses conséquences inévitables.
Mais pour permettre au lecteur de suivre lui-même la voie que j’ai parcourue, je dois ici faire un retour en arrière.
Les lecteurs de Planète ont surtout lu sous ma signature des articles de parapsychologie. Et sans doute un bon nombre d’entre eux auront-ils été agacés par cette apparente prétention à l’ambivalence. Quelle est donc sa spécialité, à celui-là? Quel est le domaine, s’il existe, où l’on peut faire foi à sa compétence?
Il me faut donc faire un aveu. J’ai également publié des études sur la psychologie animale. Quoi! Après la soucoupe volante et la parapsychologie, encore la psychologie animale? Eh oui! Mais est-ce ma faute si ces diverses recherches portent des noms différents? Pour moi, je n’ai jamais eu, depuis mon enfance, qu’une seule et unique passion, une seule curiosité, qui est la pensée non humaine. Toutes mes recherches et toutes mes réflexions depuis l’âge de quinze ans ont ce seul objet: que peut être une pensée autre que la mienne? Et que l’on cherche bien. La pensée non humaine, selon le beau titre de Jacques Graven[7], ce peut être la pensée infrahumaine, c’est-à-dire animale, ou la pensée surhumaine étudiée par les parapsychologues, ou la pensée extra-terrestre. Les bêtes, la parapsychologie, les soucoupes volantes, tous ces niveaux de pensée n’étant probablement (mais ceci est une autre histoire) que des moments d’une évolution unique et multiforme que nous parcourons en un éternel cheminement. Passons. Trois ou quatre ans avant que l’on parle de soucoupes volantes, dès mes années de faculté, j’étudiais la parapsychologie. Le hasard seul fut cause que mes premières publications n’eurent point pour objet cette recherche, mais le fait est là: mes premiers contacts clandestins s’établirent à la suite de deux livres sur les soucoupes volantes.
OÙ JE FAIS PARTIE D’UNE SOCIÉTÉ SECRÈTE
On comprendra donc quelle fut ma surprise quand, ayant publié les résultats de mes observations sur le calculateur prodige Lidoreau, je commençai à recevoir des lettres d’hommes de science: eux aussi, comme ceux dont j’avais fait précédemment la connaissance, commencèrent par me demander le secret! Les précautions oratoires étaient les mêmes, et dans leurs propos je reconnaissais la marque de la même curiosité brûlante et anxieuse, celle de notre mère Ève dévorant la pomme des yeux, celle du père Gaucher se délectant d’avance de la vingt et unième goutte défendue par le règlement. Ah! comme je les connaissais d’avance sans les connaître, ces nouveaux mal-pensants, mes semblables, mes frères! Allais-je donc, avec eux, m’introduire dans un deuxième réseau? C’est ce que je crus d’abord. Mais je fis bientôt une étrange découverte: la très grande majorité de ces mal-pensants se connaissaient déjà entre eux par l’intermédiaire de quelque autre réseau d’initiés. Par exemple, je trouvai plusieurs biologistes curieux de parapsychologie qui échangeaient depuis fort longtemps des résultats d’expériences non publiées et aberrantes avec un autre biologiste qui, lui, s’intéressait aux soucoupes volantes. Ils avaient fait connaissance entre eux sur les frontières de leur discipline commune et y avaient sympathisé dans l’insubordination et le mauvais esprit, sans savoir que d’autres secrets non échangés auraient pu les rapprocher davantage encore. Ce qui, d’ailleurs, arrivait inévitablement un jour ou l’autre, et parfois par mon intermédiaire. Combien je pourrais en raconter, de ces rencontres où chacun serrait la main de l’autre avec, sur le visage une expression de sympathie amusée qui semblait dire: «Comment! vous aussi?»
D’un bout à l’autre, je ne dirai pas de Paris ni même de la France, mais bien du monde, une sorte de divination guide en effet les uns vers les autres les atomes crochus d’un certain type de pensée qu’en un autre article j’ai appelée la pensée non asservie[8]. Que ceux à qui cela déplaît en prennent leur parti: plus un conformisme est pesant et plus est virulent l’anticorps qu’il sécrète. C’est la curiosité scientifique dans les domaines les plus systématiquement discrédités qui crée les réseaux les plus sûrs et les plus efficaces de la recherche clandestine. On a eu beau vaticiner une fois pour toutes que s’occuper de soucoupes volantes est une affreuse trahison, le désir de savoir est plus fort que toutes les malédictions. Voilà pourquoi je crois à l’analyse de Bergier: la logique interne de la recherche veut, d’une part, qu’elle soit de plus en plus organisée, et aussi que les découvertes révolutionnaires (forcément les plus importantes) proviennent de travaux échappant à toute organisation; car comment organiserait-on l’imprévisible? Le chercheur-né sera donc de plus en plus porté à assouvir dans la clandestinité ses passions favorites, ce qui aura pour conséquences de rendre la recherche clandestine de plus en plus productive et les réseaux parallèles de plus en plus puissants. Un jour viendra où une bonne part de la recherche de pointe sera ainsi devenue objet d’échange par des voies non publiques et où les résultats définitifs seuls viendront à divulgation, comme Minerve sortant casquée du cerveau de Jupiter. Alors on pourra parler de cryptocratie, car, derrière la bruyante agitation des politiciens et des financiers, ce sont bien les savants et les techniciens, et eux seuls, qui créent les conditions matérielles et psychologiques de l’évolution sociale, politique, économique. On voit déjà un embryon de cette cryptocratie à l’œuvre au plus haut niveau en ce moment: c’est elle en effet qui, en marge des politiciens complètement dépassés, impose progressivement la collaboration russo-américaine.
OÙ L’ON ME VOIT ENGAGÉ PARMI LES FRANCS-TIREURS
Les réseaux clandestins qui s’organisent en vue des recherches les plus mal famées donnent une image vivante de ce que sera cette cryptocratie spontanée, non délibérée, découlant de la force des choses. Ils assurent la circulation de ce que l’on pourrait appeler les informations non prouvées, qui guident et stimulent la réflexion et les travaux de tous les membres du réseau. Avec ces informations non prouvées, nous revenons au problème évoqué au début du présent article: comment intégrer dans la science des faits dont la démonstration n’existe pas encore et qui pourtant, s’ils sont vrais, doivent être tenus pour plus importants qu’aucun autre? C’est le cas des soucoupes volantes. Tous ceux qui veulent s’en donner la peine peuvent contrôler l’authenticité historique des observations les plus extraordinaires. Le problème existe donc, bien que sa preuve historique seule, et non pas scientifique, existe. C’est aussi le cas des faits les plus étonnants de la parapsychologie: non seulement on peut vérifier leur authenticité historique, mais avec un peu de patience on peut facilement les observer soi-même. De ce qu’on les a vérifiés et observés, a-t-on le droit d’exiger que la science les admette comme s’ils étaient prouvés? Non, certes! Où la science irait-elle si elle renonçait à ses méthodes? Mais s’il est exclu que l’on tienne pour prouvé ce qui ne l’est pas, il n’est pas moins nécessaire et vital que ces faits circulent, soient connus, étudiés, discutés sans autre garantie que le témoignage. C’est une nécessité vitale, car ils orientent de façon irremplaçable la recherche classique, celle dont les résultats sont publiés et ouvertement discutés. Rien qu’en France je connais au moins six physiciens dont les travaux ont été influencés par le dessein conscient de rendre compte de certains faits de parapsychologie. J’en sais au moins trois à qui un examen minutieux des cas rapportés de soucoupes volantes a donné des idées. Je pourrais également citer des biologistes, des chimistes et d’autres chercheurs que la réflexion sur des faits non prouvés circulant clandestinement a guidés et inspirés.
Ces phénomènes impossibles à publier sont innombrables. Qui les publierait serait un malfaiteur. Il agirait comme l’imprimeur de l’État qui livrerait au public les secrets des vrais billets de banque et permettrait ainsi toutes les imitations. Ce n’est que par le biais d’une circulation personnelle que des faits de cet ordre peuvent être reçus avec utilité.
Cette circulation existe et n’a nul besoin d’être perfectionnée. Elle est un des moteurs de la science actuelle. Elle prépare dans un secret nécessaire le monde de demain.■
Aimé Michel
Notes:
[1] Édition Dunod.
Voir sur les affaires Rocard et Baranger, Planète n°12, page 47.
[2] Le prochain volume de l’Encyclopédie Planète, l’Astrologie devant la science, est l’œuvre de Michel Gauquelin et fait le bilan de ses recherches. À paraître en février.
[3] Auteur de Nos pouvoirs inconnus, dans l’Encyclopédie Planète.
[4] The flying Saucers are real (Facett, New York).
[5] Voir Lueurs sur les soucoupes volantes, par Aimé Michel (Maure, éditeur).
[6] Voir dans le même numéro de Planète l’article de XXX sur le dossier de l’espionnage moderne.
[7] La pensée non humaine, par Jacques Graven, dans l’Encyclopédie Planète.
[8] Voir, dans Planète n° 11, Nous allons vers la pensée non asservie.
Un sacré petit homme qui pose de grandes questions: Aimé Michel