Les singes et moi

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Les invectives de Diogène

Les singes et moi

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n° 80 de février 1973

 

«Madame, vous me demandez aimablement pourquoi je ne m’en vais pas avec les singes. Il faut choisir, dites-vous. Être un homme et accepter la civilisation, ou une bête et regrimper dans l’arbre. Je ferais, affirmez-vous, un singe très présentable. Vous iriez même, si je faisais don de ma personne à un zoo, jusqu’à me porter des cacahuètes, à condition toutefois que je me conduise convenablement et que je fasse rire les enfants.

Votre lettre, madame, me donne à rêver. Voyez comme on est: je n’avais jamais encore songé à regrimper dans l’arbre, depuis deux mille ans que je vois les hommes. On a de ces absences… et qui durent, comme disait M. de Saint-Simon.

Et pourtant un arbre! Ce vert paradis peuplé d’oiseaux, visité par les papillons et les druides cueilleurs de gui, habité par la science du bien et du mal! Plus j’y pense et plus il me semble que quelque chose en moi de très, très nostalgique se rappelle, par-dessus les millions d’années, ce temps béni ou l’ancêtre, dont je suis la triste réincarnation, gambadait de branche en branche en poussant des cris rauques, n’interrompant ses jeux que pour écorcer un fruit ou gratter une puce de préférence avec la main arrière gauche, car il faut savoir se servir de ses mains.

Oui, madame, vous avez mis dans mon imagination des rêves qui m’attendrissent. Quand je compare ce tonneau à l’arbre de mon ancêtre, je mesure de combien je suis descendu, puisque l’homme descend du singe. Enfin, d’une espèce de singe: ce n’est pas une descente, c’est une chute.

Il est vrai que quand je me compare… Car il faut le dire aussi, s’il est vrai que nous descendons tous de ce singe-là il y en a, à qui je pense, qui manifestement sont descendus trop vite.

Mais trêve de nostalgie et réfléchissons. Pourquoi ne m’en vais-je pas avec les singes? Pourquoi suis-je là, la tête pleine de philosophies contradictoires et de sciences amères en plein milieu d’Athènes, parmi les sophistes, les escrocs, les songe-creux et les aigrefins? Et pourquoi, ayant choisi d’y demeurer, ne suis-je du parti ni de ceux qui trouvent cela bon ni de ceux qui vont bêlant que la société les aliène? Oui, oui, madame, vous avez raison, il faut choisir. Et pourtant, non.

En tous cas pas entre ceux-là. Si vous trouvez cela si bon, vous ne pouviez être pour le progrès, qui le change. Et si la société vous aliène, mon Dieu, que ne vous retirez-vous dans les déserts? Il y en a encore, et de très vastes, et très déserts, où nulle aliénation ne vous menace.

La vraie raison qui me détourne de m’en aller avec le singe, et qui donc me retient parmi les hommes, je m’en vais vous la dire: c’est leur sagesse. J’entends, vous m’avez compris, la sagesse des singes. Écoutez en effet l’histoire que raconte Konrad Lorenz dans un livre de son ami le psychiatre Friedriech Hacker. C’est celle d’une tribu de babouins sur laquelle un jour, en brousse africaine, tomba l’anthropologue De Vore. Elle était dirigée par un vieux mâle apparemment croulant et gâteux que ses aides de camp devaient parfois porter, car il tenait à peine debout. Comme vous le savez peut-être, la hiérarchie chez les babouins s’exprime par diverses mimiques dont la principale est le «bâillement de menace»: pour intimider ses inférieurs, le babouin leur montre ses crocs, qu’il a énormes. Le vieux roi de cette tribu ne manquait pas au rite, lequel était fort efficace: ses sujets, lorsqu’il ouvrait la gueule, faisaient respectueusement son bon plaisir. Une particularité intéressante des augustes mâchoires était pourtant quelles n’avaient plus trace de dents! Pourquoi donc la tribu lui obéissait-elle, la règle étant que l’intimidation est proportionnelle à la longueur des dents?

De Vore n’eut pas à attendre longtemps pour savoir. Comme il suivait discrètement la pérégrination du petit peuple de la brousse, tout le monde bientôt stoppa: un lion était couché sur le sentier. Et voici la scène que put observer le savant: le vieux roi gâteux s’avança tout seul sur ses jambes tremblantes au-devant du fauve, fit signe à ses sujets de le contourner et resta là jusqu’à ce que le dernier fut passé. Après quoi, toujours croulant, il reprit la tête de la troupe. Et vous voudriez, madame, que je m’en allasse chez les singes? Pour voir de mes yeux le chef du peuple marcher le premier au danger et le peuple lui obéir non pour ses dents, mais pour sa sagesse? Pour vivre parmi des jeunes gens respectueux? Parmi des vieillards respectables? Mais vous voulez donc la mort des philosophes? Car à quoi diable serviraient-ils, dites-moi, chez les sages?

La philosophie, madame, est la plus précieuse fleur de la pensée humaine. Si vous ne me croyez pas, demandez à Platon. Or, il n’y aurait pas de philosophes sans les aigrefins, songe-creux, sophistes et escrocs. Grâces soient donc rendues à ces pères de la philosophie du cadeau qu’ils nous font et dont je suis dans mon tonneau le plus bel ornement, non sans me proclame, madame, votre…

Diogène.

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