Les savants russes et les anges
Chronique parue dans France Catholique − N° 1306 – 24 décembre 1971
Pourquoi les savants s’intéressent-ils tant aux quasars? Pourquoi leurs discussions sur ces astres si lointains que l’œil ne peut les voir et si anciens qu’ils ont peut-être depuis longtemps cessé d’exister sont-elles passionnées au point que, parfois, les mots «charlatan» ou «vous en êtes un autre» se devinent entre les lignes de leurs communications?
Dans une précédente chronique, j’ai exposé quelques-uns des résultats qui semblent maintenant acquis. Les quasars sont les astres les plus lointains que l’on puisse actuellement observer. La lumière que nous en recevons et qui impressionne, en 1971, nos plaques photographiques et nos antennes de radio-astronomie a voyagé des milliards et des milliards d’années à raison de 300’000 kilomètres à la seconde, avant de nous parvenir. Quand elle fut émise par l’astre, ni la Terre ni le Soleil n’existaient encore. Les quasars nous révèlent donc un état de l’univers formidablement ancien, beaucoup plus proche que nous de cet instant mystérieux que les astrophysiciens, pour éviter de prononcer le mot de «création», appellent le «big bang», le «gros bang».
Le non-conformisme et les orthodoxes
Ils ont du reste raison d’éviter ce mot, car sait-on si, sous une autre forme qui se dérobe à notre intelligence, quelque chose n’existait pas déjà avant ce «big bang»? Ces idées sont vertigineuses.
Plus vertigineuses encore sont celles que les quasars inspirent aux astrophysiciens russes, et que je voudrais exposer ici.
Et d’abord une remarque, qui s’impose si l’on veut donner son juste prix à la démarche de ces savants. Comme pour les écrivains (penser, par exemple, à Soljenystsine), il serait inconvenant de s’imaginer les savants russes, parce que Russes, comme particulièrement matérialistes, athées, ou que sais-je. Ils ne le sont ni plus ni moins, et plutôt moins, que leurs collègues occidentaux. Plutôt moins, car les études psychologiques faites sur les savants de diverses nationalités le montrent, la pratique de la science incline l’esprit à la rébellion, au non-conformisme, au rejet des orthodoxies[1]. Il y a donc probablement plus de savants athées en Espagne qu’en URSS. Et en ce qui concerne plus précisément les quasars, on peut même se demander dans quelle mesure les savants russes n’ont pas été, peut-être inconsciemment, mais peut-être pas, influencés par les spéculations de la théologie orthodoxe sur les anges. Eh oui, les anges.
Une autre remarque préalable doit être faite: c’est la très haute qualification de ces savants. En astrophysique, les Soviétiques sont au tout premier rang dans le monde, avec des noms comme Ambartzoumian, Lyapounov, Schklovski ou Kardachev. L’institut astronomique Sternberg de l’Académie soviétique des sciences, à Moscou, est certainement un des hauts lieux de cette science.
Leur interrogation initiale concerne la destinée de la pensée consciente dans l’univers, sujet sur lequel Schklovski a écrit, en collaboration avec son collègue américain Carl Sagan, un livre passionnant qui n’a jusqu’ici retenu l’attention d’aucun éditeur français. La pensée humaine étant apparue sur la Terre vers le quatrième milliard d’années du système planétaire entourant l’étoile que nous appelons Soleil, que se passe-t-il actuellement, peut-être sous nos yeux, dans les systèmes planétaires plus âgés que le nôtre de milliards d’années? Où en est actuellement la vie ‒ où en est la pensée ‒ autour des étoiles qui en étaient où nous en sommes, il y a trois, quatre ou six milliards d’années?
Ceci, bien sûr, n’est qu’une interrogation: personne n’y peut répondre. Mais ce que la science peut faire, c’est rechercher si l’évolution de la vie terrestre telle que l’observent les paléontologistes, les géologues et les historiens obéit à quelque loi constante permettant l’essai d’une prévision, et voir ensuite si cette prévision correspond à un fait observable. C’est ce qu’a fait Kardachev en retenant la loi d’évolution énergétique, loi qui peut, en gros, s’exprimer ainsi: plus un être est évolué et plus il dépense d’énergie. Cette loi est valable pour les individus, mais aussi, et d’une façon particulièrement frappante, pour les civilisations: l’histoire l’illustre avec une clarté irrécusable, au point qu’elle se traduit jusque dans notre société contemporaine par des notions comme l’évolution du produit national brut. Une loi qui se vérifie dans la vie terrestre depuis 4 milliards d’années et jusque dans l’histoire humaine, a quelque chance, dit Kardachev, de continuer à se vérifier quelque temps encore. Or, voici quelles seraient alors ses conséquences: dans deux cent quarante ans l’énergie évacuée dans l’espace par les hommes égalerait celle que la Terre reçoit du Soleil; dans huit cents ans, elle serait égale à toute l’énergie solaire; et dans mille cinq cents ans, elle dépasserait celle de la Galaxie tout entière.
D’où l’idée de rechercher dans l’espace des entités ayant toutes les apparences d’un astre, mais rayonnant plus d’énergie qu’une galaxie. Il y a dix ans, cette idée paraissait folle, absurde, physiquement impossible. Puis on trouva les quasars. Ils ont toutes les apparences d’un astre, en particulier, on est certain qu’ils sont de petite taille, de l’ordre d’un système solaire; et cependant, ils rayonnent des milliers de fois plus d’énergie qu’une galaxie faite de centaines de milliards de soleils; et ce qui semble inconciliable avec cette fantastique puissance, ils ont une composition chimique analogue aux vieux soleils pas très chauds, très proche, par conséquent, de celle des corps vivants…
L’hypothèse et les quasars
Alors, les quasars seraient-ils des êtres pensants immensément plus avancés que nous dans la domination du monde physique? Les savants soviétiques ne disent pas cela. Kardachev remarque seulement que cette hypothèse est la seule qui, jusqu’ici, ait permis de prévoir des faits nouveaux vérifiés par l’observation. Et il ne faut pas oublier ce qu’est une hypothèse. Mais on comprendra pourquoi je parlais des anges. Au moment où nos petits maîtres en fausse science expliquent les anges par la psychanalyse, il est piquant de voir les astronomes soviétiques rechercher dans l’espace, avec leurs instruments, la trace (probable selon eux), d’êtres supérieurs à l’homme et faiseurs de prodiges. Quelle époque merveilleuse que la nôtre, et comme je remercie la Providence de l’avoir choisie pour moi!■
Aimé Michel
Notes:
(1) Voir par exemple, de R. B. Cattell et H. J. Butcher: The prediction of achievement and Creativity (Bobbs-Merrill, 1968).
(2) S. A. Kaplan, N. S. Kardachev, B. N. Panovkin, L. M. Gindilis, etc.: Extraterrestrial civilization, problems of interstellar communications, traduit et publié par l’Israël Program for Scientific translations, Jérusalem 1971. Il y a de nombreuses autres publications. Celle-ci n’est que la plus récente.
(Dans l’article originel cette note b est également flottante. Je ne vois pas où exactement Aimé Michel avait bien pu la placer dans son manuscrit. Jean-Pierre Rospars)