Les savants comme Job

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Les savants comme Job

Chronique parue dans France Catholique − N° 1540 – 18 juin 1976

 

Le mathématicien américain Martin Gardner a fait fortune et continue d’amasser chaque année un joli magot en inventant des jeux, qu’il vend. Ce sont naturellement des jeux très intelligents destinés à développer notre agilité mentale.

Je viens moi aussi, en réfléchissant au présent article, d’inventer un jeu. Mais je ne compte pas sur lui pour mes fins de mois: seulement pour essayer de me figurer clairement et simplement la signification philosophique des travaux de l’école de Kimura, ce généticien japonais dont j’ai déjà parlé[1] et qui semble bien avoir planté le dernier clou dans le cercueil où devrait désormais reposer le darwinisme.

Kimura, s’il ne s’est pas trompé, a montré que les mutations se fixent (et donc se transmettent et se perpétuent) rigoureusement au hasard, sans que puisse intervenir le moindre mécanisme de sélection.

Dans le système néo-darwinien actuellement tenu pour la théorie explicative de l’évolution, la mutation résulte d’une erreur fortuite, aléatoire, dans la transmission chimique du programme génétique – c’est le hasard; et la sélection résulte de l’élimination des moins aptes ainsi produits par le hasard, et par conséquent elle est censée assurer la survie du plus apte – c’est la nécessité, hasard et nécessité étant l’un et l’autre rigoureusement aveugles, mécaniques, exempts de toute trace de finalité: nous sortons, nous sommes le produit, nous autres hommes, d’une mécanique aveugle ne relevant d’aucun plan, d’aucune intelligence[2].

Bon. Maintenant. voici mon jeu. Vous avez devant vous une boîte contenant mille bâtonnets rigoureusement identiques, sauf sur un point: leur longueur. Tous ont une longueur différente, s’étalant de 1 mètre (le plus petit) à 1 mètre + 1 millimètre ou 1001 millimètres (le plus long). Ils peuvent donc être classés dans l’ordre – par exemple de longueur croissante. Quand ils seront ainsi classés, chaque bâtonnet se trouvera avoir un millième de millimètre (ou micron) de plus que le précédent, et un micron de moins que le suivant.

Le jeu consiste précisément à les classer ainsi, mais il y a trois règles: 1. les bâtonnets mélangés dans la boîte vont par paire: chaque fois que vous en tirez un, un autre vient aussi, et cet autre a, soit un micron de plus, soit un micron de moins que le premier (vous n’en savez rien et c’est ce qu’il faut deviner); 2. vous n’avez droit à aucun instrument de mesure, seulement à votre coup d’œil; et 3. vous ne pouvez considérer qu’un couple à la fois.

II est clair que, même si l’on vous paie très cher pour gagner, l’affaire est perdue d’avance. Il est impossible de distinguer au coup d’œil entre deux bâtonnets d’un mètre ne différant entre eux que d’un millionième. Si malgré tout vous vous obstinez à classer en priant pour que l’ordre soit le bon, mais en ne comptant que sur le hasard, votre espoir de tomber juste, calculable par ce qu’on appelle une factorielle, est empiriquement nul. Mon jeu est un jeu idiot: jouez plutôt à la belotte.

Or, si Kimura a raison, ce serait en jouant à ce jeu idiot (mais infailliblement) que l’évolution biologique aurait produit toutes les merveilles de la nature vivante, y compris l’homme, y compris Kimura démontrant ce qu’il y a d’inexplicable dans l’évolution, si l’on s’en tient aux mécanismes aveugles. Car l’évolution vraie, c’est l’évolution infinitésimale, celle qui se traduit par la modification d’une molécule, certains disent même d’un atome.

Or, le plus «apte», notion dont on a depuis toujours souligné le caractère vague et anthropomorphique, c’est de toute façon l’être dans sa totalité, c’est-à-dire un phénomène macrophysique, fantastiquement éloigné de l’infiniment petit. Toute modification significative (c’est-à-dire suffisant à déclencher ce que les théoriciens maintenant bien embêtés appelaient une «pression de sélection», est la somme d’une immense suite ordonnée de mutations infinitésimales, qui, elles, sont indiscernables au niveau de la modification utile.

On ne commence à apercevoir une différence de longueur entre les bâtonnets que quand elle atteint quelques centaines de microns: mais pour en arriver là, il a fallu plusieurs centaines de choix justes. Ces choix, qui du point de vue de l’évolution équivalaient au pur hasard, ont cependant été faits comme il faut. Comment? En vertu de quel mécanisme? Disons-le: Kimura nous ramène au sein des ténèbres d’où Darwin croyait nous avoir sortis. Réfléchissant à ce problème ces dernières semaines, je sentais comme une impression de déjà-vu. Ce saut dans l’impénétrable au-dessous d’une certaine dimension me rappelait quelque chose, et le lecteur physicien sait à quoi je pense: aux quanta, au «problème de la mesure» aux «variables cachées», aux contradictions presque innombrables sur lesquelles les physiciens les plus profonds discutent en vain depuis Bohr, Pauli, Heisenberg, Schrödinger.

Je ne tenterai pas étourdiment de proposer des rapprochements scientifiquement valables entre des problèmes si difficiles! Il faut admettre que l’esprit se trouve actuellement affronté à des labyrinthes où la moindre tentative d’exploration donne l’impression que les plus grands esprits de l’humanité devront errer des siècles avant d’entrevoir une lumière[3].

Cependant, une chose semble sûre: l’évolution, qui est aussi ancienne que l’univers, n’a jamais cessé d’emprunter des voies où l’essentiel échappe à notre compréhension. La désintégration atomique par exemple. Ce phénomène statistique si simple et si rigoureux qui détermine la «longueur de vie» d’un élément radioactif repose entièrement sur l’hypothèse d’un effet sans cause!

Effet de quoi alors? De rien vous dis-je, et il faut qu’il en soit ainsi pour que les choses soient telles qu’on les voit. Plus on affine l’observation et plus (ainsi que je l’ai précédemment écrit) on met en évidence le hasard. Et, corrélativement, plus les causes (ou appelons cela comme on voudra) de ce qu’il nous importerait le plus de savoir nous échappent.

Finalement, les découvertes de Kimura n’ont pas de quoi étonner. Elles sont conformes à ce que j’oserai appeler, avec infini respect la forme particulière d’humour sous-jacente à la nature entière. «Où étais-tu quand j’ai fait les étoiles?» Tout savant maintenant, s’il prête un peu l’oreille, entend ce sarcasme qu’entendit Job.■

Aimé Michel

Notes:

(1) FcE 30/4, l’article: «Saint Hasard».

(2) C’est ici le lieu de rendre un dernier hommage à Jacques Monod, qui eut le courage et l’honneur de mettre un esprit éminent – le sien – à une recherche philosophique présomptueusement enterrée par des philosophes professionnels ignares. S’il s’est trompé, felix culpa! C’est son livre qui a réintroduit en France l’inquiétude métaphysique.

(3) Le lecteur courageux et sachant l’anglais pourra se délecter de la dispute Whiteman-Chari dans: Quantum Physics and Parapsychology (comptes rendus d’un récent congrès, édités par la Parapsychology Foundation, 29 West 57th Street, New York, N.Y. 10019).

 

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