Article paru dans Toute la pêche – n°16 septembre 1963

Par Aimé Michel
L’art militaire mène à tout, à condition d’en sortir, comme me disait un général de mes amis. Voici, par exemple, un curieux problème d’ichtyologie: oui ou non, les poissons parlent-ils? Les carpes sont-elles vraiment muettes? La Fontaine estimait, quant à lui, que nul animal n’était plus privé de la parole que le poisson, puisqu’il se flattait d’avoir fait parler, dans ses fables, tous les objets de la création «et même, disait-il, les poissons». Mais le bon fabuliste n’est pas une autorité scientifique. Si les poissons parlent, c’est à d’autres de nous le dire. Mais parlent-ils?
Cette question, les pêcheurs quant à eux, se l’étaient sans doute posée depuis fort longtemps, mais sans trouver le moyen d’y répondre. Vint un jour, vers les années 1942, où quelqu’un, qui n’était ni pêcheur ni fabuliste, se rendit compte qu’il était d’une urgence capitale, et même dramatique, d’en avoir une bonne fois le cœur net. Ce quelqu’un, qui portait le titre de Secrétaire d’État à la Marine de Guerre dans le gouvernement américain, se trouvait devant un problème insoluble. Insoluble à moins que quelqu’un ne lui dise si oui ou non les poissons avaient le don de la parole.
Les spécialistes américains de la lutte contre les sous-marins venaient, en effet, de mettre au point tout un arsenal d’engins extrêmement ingénieux pour interdire l’Atlantique aux submersibles allemands. Parmi les plus ingénieux de ces engins, il y avait une mine acoustique sautant sous l’action du bruit fait par un moteur situé au-dessous d’un certain niveau, et une torpille, munie d’un dispositif de guidage automatique, orienté lui aussi par les bruits sous-marins. Quelques expériences préliminaires s’étaient montrées fort décevantes: la mine acoustique sautait sans raison et la torpille, au dispositif si astucieux, semblait prendre plaisir à poursuivre des fantômes, à tourner en rond, et même parfois, ayant, pour des raisons mystérieuses, viré de cent quatre-vingts degrés, à foncer aveuglément sur le vaisseau qui l’avait lancée. On n’avait alors échappé à la catastrophe qu’en déclenchant son explosion à distance.
Les spécialistes américains s’arrachaient les cheveux et commençaient à se demander si le diable en personne n’accordait pas sa complicité aux sous-marins allemands en rendant impossible l’usage des engins acoustiques, lorsqu’un ingénieur maritime plus fûté que ses collègues eut une illumination:
— Et si c’était les poissons? demanda-t-il.
Naturellement, on commença par se moquer de lui.
— Les poissons, vous n’y pensez pas! Qu’ils fassent un peu de bruit, quelque chose d’équivalent au bruissement des insectes ou, à la rigueur, aux piaillements des oiseaux dans une forêt, soit. Mais un vacarme équivalent à celui d’un moteur de plusieurs milliers de chevaux, quelle extravagante supposition!
Cependant, les mines et les torpilles continuant à sauter sans raison, on finit, ne sachant plus à quel saint se vouer, par se demander si, après tout, cet ingénieur imaginatif, qui voulait donner aux poissons les cordes vocales des chœurs de la Chapelle Sixtine n’était pas dans le vrai. Et comme l’issue de la guerre était en jeu et que les Américains n’ont pas l’habitude de mesurer leur effort au compte-goutte, les laboratoires de la Marine «mirent le paquet». Au large de la côte Atlantique, depuis le cap May jusqu’à la Floride, une série de microphones sous-marins spécialement étudiés, ou hydrophones, furent immergés dans l’Océan. Tous les bruits perçus par ces appareils, d’une extrême précision, furent enregistrés sur disque (la bande magnétique n’existant pas encore) et soigneusement étudiés.
Le prétendu monde du silence des poissons
Il ne fallut pas longtemps aux experts américains pour être forcés de se rendre à l’évidence: les poissons parlaient. Non seulement ils parlaient, mais ils étaient capables de produire, dans leur élément, un vacarme épouvantable, que seule l’organisation spéciale de notre oreille, faite pour percevoir les vibrations de l’air, n’avait jamais permis d’apprécier à son juste niveau. Bref, la mer, milieu vivant, était aussi bruyante qu’une ménagerie ou une basse-cour, pourvu que l’on ait une oreille adaptée à percevoir les bruits sous-marins. Et, à la réflexion, quoi d’étonnant à cela? L’étude des être vivants nous montre, chaque jour, que tous les procédés de signalisation imaginables sont utilisés par eux, même les plus complexes comme les champs électriques appréciés avec tant de finesse par le gymnarque du Nil, ou comme le fabuleux odorat des chiens et de certains papillons, ou comme la lumière polarisée chez la plupart des insectes. Alors, eût-il été vraisemblable que les seuls moyens acoustiques fussent laissés de côté dans un milieu aussi bon conducteur du son que l’eau? D’autant plus — tous les pêcheurs savent cela — que les poissons ont l’ouïe bien affinée. Aurait-il fallu admettre que cette ouïe se serait développée chez eux dans l’unique but de détecter les bruits produits par des êtres autres que les poissons eux-mêmes?
Après coup, donc, on trouve parfaitement logique et vraisemblable que les poissons, tenus depuis toujours pour muets, ne le soient nullement, et qu’ils parlent.
Mais les services de la marine américaine ne s’en sont pas tenus à cette découverte. Ils ont voulu connaître le langage de chaque espèce, et d’énormes progrès ont été faits dans ce sens depuis les premières expériences.
Voici, par exemple, le Sea Robin, dont le nom savant est Brionotus strigatus. Ce poisson, un triglidé, donc un cousin de la rascasse, du grondin gris, du rouget et de la vive commune, ressemble assez, en fait, à notre grondin tel qu’on peut le pêcher sur nos côtes. Le rapport du laboratoire de l’Artillerie navale des États-Unis affirme que «son cri est rauque, rythmé, modulé, et qu’il rappelle tout à fait les bruits que l’on associe ordinairement à l’idée d’une basse-cour». Diable! Voilà qui jette un jour curieux sur le prétendu monde du silence, lequel n’est donc silencieux que pour l’homme. Bien que les Américains n’aient pas étudié le grondin que nous connaissons en France, il y a tout lieu de penser que ce dernier est aussi bruyant dans l’eau que son cousin d’Amérique. On sait, en effet, depuis toujours que plusieurs espèces de grondins font entendre, quand on les prend, un son particulier, d’où d’ailleurs, leur nom, d’où aussi les noms de coucou, d’hirondelle, et même de lyre sous lesquels on les désignait jadis. Ce bruit serait bel et bien le cri naturel du poisson, alors même qu’il est encore dans son élément.
Voici encore la truie, de la famille des rascasses (Scorpénidés), autre poisson connu chez nous parmi ceux qu’ont étudiés les Américains. La truie, elle aussi, tirait son nom du grondement qu’elle pousse quand on la sort de l’eau. Mais, en fait, comme le grondin et le sea-robin, ce grognement est bel et bien son cri naturel. Le laboratoire de l’Artillerie navale a pu enregistrer ce cri. C’est un grognement rythmé répété 4 ou 5 fois de suite, et que l’animal produit en faisant grincer les dents dont le fond de sa gorge est garni.
Le léiostome, lui aussi, «grogne» en faisant grincer ses dents. Une certaine espèce de léiostome, courant le long des côtes américaines, fait même entendre, à en croire les experts américains, «un bruit comparable à celui d’une perceuse pneumatique défonçant l’asphalte»! Là encore, bigre! Quelle curieuse illustration du «silence de la mer»!
Pourquoi les poissons donnent-ils de la voix? Les résultats rassemblés par les Américains montrent d’abord l’importance primordiale de la nourriture. Pour chaque espèce, il existe un moment de la journée, d’une durée d’une heure environ, pendant lequel le vacarme global atteint un niveau sonore jusqu’à cinq fois supérieur à la moyenne. Il semble que ce moment corresponde à une sorte de recherche collective de pitance, un peu comme quand les poules caquettent ensemhle sur le grain ou le fumier. Le bruit servirait à attirer les autres poissons d’un même banc à l’endroit où il y a quelque chose à manger.
Mais parmi les plus étranges découvertes faites par la Marine militaire américaine, je donnerai la palme à celle-ci: comme la voix humaine, la voix des poissons comporte toute une gamme de registres: il y a. chez eux, comme chez nous, des sopranos, des contraltos, des ténors et des basses nobles! Le jeune poisson est soprano comme les voix dessus des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Et le vieux poisson, de grande taille (vous voyez ce que je veux dire: le poisson comme ça) fait vibrer les harmoniques profondes comme feu Chaliapine. On a même pu évaluer que la voix du jeune léiostome grogneur baisse d’une octave en cinq semaines! Et MM. les officiers de la Marine américaine vont jusqu’à dire que les vieillards à nageoires «ont la voix cassée»! Pourquoi?… Tout simplement parce que chez la plupart des poissons la «voix» résulte d’une vibration de la vessie natatoire, vessie que l’on pourrait comparer à la boîte d’un violon. Dès lors, à mesure que le poisson grandit, la vessie en fait autant et le violon devient violoncelle, basse, contrebasse. N’est-ce pas stupéfiant?
Et maintenant, amis pêcheurs, à vos pupitres! Music please, Maestro! Un petit fond sonore pour accompagner le chœur des carpes…■
Aimé Michel