LES ÉTONNEMENTS D’AIMÉ MICHEL
Les mystérieuses horloges qui rythment notre vie
Article paru dans Écho de la mode N°13 – 30 mars 1969
Avez-vous remarqué que l’on ne voit jamais les araignées tisser ces toiles qui font l’ornement traditionnel de nos encoignures et le désespoir des ménagères scrupuleuses? Dans certaines campagnes, on les croyait jadis de connivence avec le diable: c’était lui, le Malin, qui d’un coup de baguette accrochait à minuit l’horrible chose, de préférence dans les endroits les plus inaccessibles. Car on avait remarqué que, là où on la trouvait le matin en se levant, il n’y avait rien la veille.Eh bien, nos ancêtres n’étaient peut-être pas si fous d’accuser le diable. Certes, c’est bien l’araignée qui tisse, et non lui.
Et si on ne la voit jamais au travail, ou presque, c’est qu’elle choisit, pour se retrousser les manches, les quatre heures qui suivent minuit.

Mais là où le diable s’en mêle, c’est que, depuis, des savants essaient vainement de dérégler la montre de l’araignée et de la convaincre de tisser par exemple dans l’après-midi ou le matin.Voyons. Réfléchissons. Cela n’a l’air de rien: c’est peut-être l’obscurité qui la guide? Pas du tout. Une araignée enfermée dans un local clos où l’on fait l’obscurité le jour et la lumière la nuit continue imperturbablement de tisser de minuit à quatre heures. La température alors? Pas davantage. Le silence? Non plus.Les savants ont tout essayé pour la troubler: le poison, la drogue, même l’alcool et certains produits qui provoquent des hallucinations… Ils ont réussi à déconcerter son sens de l’architecture, à lui faire construire sa toile de travers, à brouiller ses plans. Son horaire, jamais.Mais, dira-t-on, pourquoi s’obstiner sur une bestiole dont on se débarrasse d’un coup de D.D.T? Que gagnerait-on à découvrir la mystérieuse montre de la tisseuse à huit pattes?
Plutôt que de répondre à cette question, je citerai quelques faits étranges découverts ces dernières années, et qui cette fois ne concernent plus l’araignée, mais l’homme.
Il y a quelque temps, deux savants de Strasbourg, les professeurs Andlauer et Metg, croient remarquer, en lisant des comptes rendus d’accidents de travail, que ceux-ci ont tendance à se produire à certaines heures plutôt qu’à d’autres. Pour en avoir le cœur net, ils analysent les circonstances de 3’620 accidents survenus dans cinq entreprises industrielles différentes travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et que découvrent-ils? Le lecteur croit peut-être le deviner: parbleu! les accidents se multiplient la nuit, à cause du surcroît de fatigue.
Eh bien, pas du tout. C’est même le contraire qu’ils enregistrent, chiffres en main: les accidents sont moins fréquents la nuit. Ils ont tendance, en revanche, à se multiplier pendant les postes du matin et du soir, c’est-à-dire quand le travailleur est bien reposé.
Deuxième fait. Nous avons tous lu dans le journal le nom de Michel Siffre, cet original spéléologue qui parfois descend au fond d’un caverne et entreprend d’y vivre un mois ou deux hors du temps, sans montre, dormant, mangeant, travaillant au hasard de ses ennuis ou de ses besoins. Au cours de sa première expérience au fond du gouffre Scarasson, il vécut ainsi soixante jours sans aucune possibilité de connaître l’heure ni de compter les jours. Simplement, chaque fois qu’il se livrait à une activité quelconque, il le signalait et tout cela était enregistré à la surface. Très vite il perdit la notion du temps. Quand il décida de sortir, il croyait, selon ses calculs, reprendre contact avec un monde extérieur daté du 20 août. On était en réalité le 17 septembre. Il avait donc à peu près sous-estimé de moitié le temps réellement vécu.
Et cependant, l’examen de son activité montra qu’elle s’était à son insu organisée selon un rythme quotidien de vingt-quatre heures (exactement vingt-quatre heures et trente et une minutes). Son cerveau, sa pensée avaient perdu la notion du temps écoulé: mais dans son corps, comme dans celui de l’araignée, quelque chose d’inconnu et d’inconscient avait tout au long de ces deux mois continué de compter les minutes.
Je pourrais citer des milliers de faits de cette nature. Depuis une dizaine d’années, les savants ont découvert que tout ce qui vit, obéit à une montre de nature inconnue, absolument tout: l’homme, la pomme de terre, l’insecte, le champignon, l’oiseau, la fleur, la feuille, et en définitive la cellule vivante elle-même. Alors qu’à nos yeux ignorants tout semble se produire au hasard, les événements de notre vie physiologique et même morale et intellectuelle sont en réalité synchronisés sur un mécanisme dont on n’a pas encore trouvé le secret. Certains de nos rythmes suivent les alternances du jour et de la nuit, d’autres, le cours de la lune, d’autres celui des saisons.
Certains enfin ne se rapportent à rien de connu et peuvent durer quelques minutes ou plusieurs dizaines de jours: c’est l’immense et omniprésent engrenage de la destinée que la science est en train de ressusciter. Mais cette fois, c’est pour en prendre les commandes.■
Aimé Michel