Les gaulois parmi nous

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Les gaulois parmi nous

Chronique parue dans France Catholique − N° 1280 – 25 juin 1971

 

Au moment où des idéologies qui ne doivent leur véhémence qu’à la passion voudraient convaincre les hommes qu’ils peuvent et même qu’ils doivent fouler la nature aux pieds, les enseignements de la science constituent un irrécusable garde-fou. Bien que les travaux de François Falc’hun, professeur de celtique à la Faculté des lettres et sciences humaines de Brest, n’aient en principe aucun rapport avec la morale et la sociologie, ses découvertes ne sont pas sans enseignement dans ce domaine, comme on va le voir.

Le Pr Falc’hun, qui est un spécialiste de la phonétique expérimentale, consacre depuis sa thèse de doctorat une part capitale de ses recherches à élucider l’origine de la langue bretonne et la persistance du gaulois sous le latin de l’occupant. Comme on le sait, tous les érudits (dom Taillandier au XVIIe siècle, Aurélien de Courson et Hersart de la Villemarqué au milieu du XIXe, Arthur de la Borderie un peu plus tard) ont d’abord tenu le breton pour une survivance de la langue gauloise plus ou moins mêlée aux dialectes parlés par les Celtes de Grande-Bretagne fuyant l’invasion de leurs îles par les Saxons et réfugiés en Armorique.

Parlaient-ils latin ou gaulois?

Cette opinion fut historiquement abandonnée, après la thèse fameuse de Joseph Loth (1883) sur l’émigration bretonne en Armorique du Ve au VIIe siècle de notre ère. Le principal argument de Loth se fondait sur les travaux de l’historien et celtologue d’Arbois de Jubainville, pour qui la Gaule tout entière, y compris la Bretagne actuelle, était intégralement latinisée à la fin de l’empire romain. Si donc toute la Gaule parlait latin vers le Ve siècle et si la Bretagne parle maintenant une langue celtique, il faut, disait Loth, que cette langue soit venue d’ailleurs: le breton a été apporté par les réfugiés insulaires des Ve, VIe et VIIe siècles.

Et il est vrai que ces réfugiés ont joué un rôle capital dans l’histoire de la Bretagne, notamment en y introduisant le christianisme celtique insulaire, si original avec son organisation paroissiale et ses monastères. Mais est-il certain que la population qui les accueillit en Armorique parlait latin? Qu’elle avait complètement oublié le gaulois? Au-delà du problème scientifique, le lecteur comprendra ce que la réponse à cette question peut signifier non seulement pour tous les Français et francophones, mais aussi pour tous ceux qui croient à l’importance culturelle des traditions et qui s’interrogent sur la puissance de leur enracinement dans l’âme humaine. La méthode par laquelle Falc’hun s’est attaqué à ce problème est typiquement moderne: c’est la statistique.

Dans sa thèse de doctorat[1], il examine patiemment, mot après mot, les particularités phonétiques du breton tel qu’on le parle dans les diverses régions de l’Armorique, ainsi que leur répartition géographique. Puis, il dresse les cartes. Et alors se révèle de façon surprenante que la répartition géographique des divers dialectes avec leurs particularités n’est pas du tout aléatoire.

Elle met en évidence une loi générale, une influence venue du nord et qui va s’atténuant à mesure qu’elle progresse vers le sud jusqu’à disparaître presque entièrement. Dans le Morbihan, on parle aussi le breton. Mais ce breton est original. Il semble n’avoir pas (ou que très peu) subi cette influence en provenance du nord. Or cette influence est indiscutablement celle du celtique insulaire: la carte et la statistique semblent donc bien montrer que les Armoricains parlaient encore une langue celtique quand ils accueillirent leurs frères des Îles britanniques chassés par les envahisseurs saxons. Cette langue, bien entendu, ne peut être que le gaulois.

Une telle constatation est de grande portée: si l’on parlait encore le gaulois dans la Bretagne du temps de Clovis, on ne voit pas pourquoi il n’en aurait pas été de même dans les autres provinces de la Gaule, du moins dans celles qui avaient le moins pâti de l’occupation romaine! Mais comment le savoir? C’est ici qu’intervient la monumentale enquête de Falc’hun et de ses élèves sur l’origine étymologique des noms de lieux français[2]. On ne peut qu’admirer l’ingéniosité et l’évidence du test qu’ils utilisent pour obtenir la vérité scientifique.

Le principe en est le suivant: le cadastre romain a fixé la répartition de la propriété foncière en Gaule. Les historiens nous ont appris que le nom des propriétés est très souvent devenu celui des villes, villages et hameaux. Par exemple, des lieux dits Doliacus ont donné Douillet (Sarthe), Douillet (Somme) et Douilly (Somme); jusqu’ici (comme on peut le constater en consultant le Dictionnaire des noms de lieux de Dauzat et Rostaing[3], on expliquait ces noms par le nom supposé du propriétaire foncier au moment de l’établissement du cadastre romain, par exemple dans ce cas particulier Dulius, ou Dulus, ou encore Duilius, suivis du suffixe acus: «La propriété de Dulius, ou Dulus, ou Duilius.»

Falc’hun, lui, constate que le mot Dol, dolen, en celtique, désigne «la terre entourée d’un méandre par une rivière ou un fleuve». (On le trouve encore tel quel en gallois.) Puis il recherche les lieux dont le nom contient ce radical, et dès lors, de deux choses l’une: ou bien la propriété porte le nom du propriétaire gallo-romain comme l’affirmaient Joseph Loth et d’Arbois de Jubainville, et dans ce cas la carte ne nous apprendra rien, car qu’il s’appelât Dulius, Pierre ou Jules, cela n’est d’aucune signification géographique; ou bien le nom désignait un méandre, et alors, ce méandre, on le retrouvera sur la carte. Mais attention! Si le méandre est bien là, avec son nom celtique, cela signifie qu’au moment où les Romains nommèrent le lieu, c’est le gaulois, non le latin, qu’on y parlait.

La pérennité du gaulois

Eh bien! c’est justement ce que l’on constate, et cela dans toute la France: le méandre est toujours fidèlement sur la carte. Et pas seulement le méandre, mais la foule de radicaux gaulois que Falc’hun a analysés dans ses Noms de lieux et que ses cartes montrent avec évidence. C’est donc à une passionnante redécouverte de la France que ses travaux nous convient à travers la toponymie.

Mais c’est aussi celle d’une âme dans sa permanence à travers les millénaires, et ceci dépasse en enseignement la simple érudition. Un empire a pu passer sur le souvenir gaulois sans l’effacer tout à fait. Voilà qui, entre autres choses, restitue à ses vraies mesures les clameurs de démolition dont nous fatigue le fausset de nos petits maîtres.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Fr. Falc’hun: Histoire de la langue bretonne (Paris, PUF, 1963).

(2) Fr. Falc’hun et B. Tanguy: Les Nom de lieux celtiques (2 vol. parus à ce jour, 1966, 1970. Chez le Pr. Falc’hun, 26, rue de Fougères. Rennes.)

(3) A. Dauzat et Ch. Rostaing: Dictionnaire des noms de lieux (Larousse).

 

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