Les invectives de Diogène
Les enfants martyrs
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°89 de novembre 1973
Quiconque a, comme moi, le cœur sensible, ne saurait se refaire. Surtout quand la victime est faible et sans défense.
Nous étions trois, l’autre jour, dans le métro, pendant une heure creuse: une dame, sa fillette de trois-quatre ans et moi. J’ai vu là ce qu’est un enfant martyr. Elle hurlait en arrivant. Elle hurlait quand sa maman la prit, en s’asseyant, sur ses genoux. «Je veux descendre!» hurla-t-elle aussitôt, le visage convulsé de désespoir. La mère la posa au sol. «Je veux un bonbon!» hurla encore la pauvre enfant. La maman sortit un bonbon et le lui donna. Le hurlement monta d’un ton: elle ne voulait pas celui-là, mais l’autre.
J’observai attentivement cet horrible spécimen d’humanité, je parle de la mère. À première vue, on ne l’aurait pas crue capable de tant de barbarie. Elle était un peu pâle, l’air triste, le regard lointain. Oh, elle dissimulait bien son jeu. À chaque explosion de hurlements, elle poussait un soupir et feignait de considérer les alentours avec timidité.
«Madame, lui dis-je sévèrement, il faut cesser ce petit jeu. Pourquoi tourmentez-vous cette enfant innocente?»
— Hou! Hi! confirma la fillette.
La dame prit un air pincé.
«Puisque vous êtes si fort, dit-elle, consolez-la vous-même. Je ne sais même pas ce qu’elle a.»
Paternellement, je pris la fillette dans mes bras. Elle essaya de gigoter, mais je la tenais d’une main ferme. Surprise, elle se tut et me fixa de ses beaux yeux bleus. Je lui souris.
— Pourquoi pleures-tu, ma mignonne? Elle prit son élan et, ouvrant toute grande la bouche, poussa le hurlement le plus strident de son répertoire. Alors je lui donnai une fessée. Puis je l’assis sur mes genoux et, de nouveau, paternellement, je lui souris. Elle avait cessé de pleurer et me considérait avec stupeur.
«Elle est étonnée, expliquai-je à sa maman. C’est un progrès. L’étonnement, c’est moins traumatisant que le désespoir. La voilà déjà moins malheureuse.»
Cependant, elle n’était pas encore tout à fait consolée, car, après un moment de réflexion, elle se remit à hurler. Je la refessai. Cette fois, elle se tut, ramassa le bonbon qu’elle avait jeté, s’assit en face de moi, m’étudia longuement, et finalement me fit un gentil sourire, auquel je répondis. Elle était enfin heureuse. Moi aussi, car j’aime répandre le bonheur autour de moi. Et la mère aussi, ce qui prouve qu’il y a des fessées qui se perdent.■
Diogène