Les bénéfices sous surveillance
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers n° 1 de janvier-février 1988
Fin décembre, le recul des valeurs en pourcentage depuis le 19 octobre 1987 sur les principales Bourses s’établissait comme suit, dans l’ordre décroissant:
Sidney, 40%; Hong Kong (ex aequo), 40%; Francfort, 30%; Londres, 28%; Paris, 24%; New York, 21%; et enfin Tokyo, 14%.
Ah non! ronchonneront quelques lecteurs nerveux, lui aussi va nous expliquer que tout cela est logique, que c’était prévisible, que d’ailleurs il l’avait prévu depuis au moins six mois.
Hélas, pas du tout. Écoutant et lisant chaque jour comme tout un chacun, depuis le fatal 19 octobre, les explications des experts, je dois avouer honteusement être le seul à n’avoir rien su depuis au moins le mois de mai, voire depuis un an, et à n’avoir rien prévu. Avec toutefois M. Balladur lui-même, encore qu’un doute pèse sur lui, qui a réussi à vendre en un temps record un nombre record d’entreprises nationales au moment où les valeurs planaient à leur niveau record, triple performance le moins suspecte.
Tout le monde savait donc, sauf vous et moi. Si personne n’a rien dit c’est uniquement par modestie, pour ne pas précipiter la catastrophe en l’annonçant, et autres nobles raisons. Les lecteurs de cette rubrique connaissent ma thèse sur l‘économie: c’est une science exacte, des plus exactes même puisqu’elle produit tant d’éminents experts, mais pour une raison mystérieuse elle n’a produit jusqu’ici que des experts et pas une seule technologie en état de marche, sauf l’antérospective dont il sera question plus loin.
Que n’ai-je compris, comme tout le monde, qu’une bourse qui monte de 400% sans entraîner un accroissement proportionnel des investissements, c’est malsain et dangereux? Normalement, la grimpée d’une valeur permet à l’entreprise d’accroître son capital et d’investir. C’est bien ce que l’on observait au Japon et en Corée, et même à nos frontières, en Allemagne. L’investissement permet de transformer en valeur réelle de la valeur spéculative.
Dans ma dernière chronique, je définissais la demande qui se porte sur une valeur comme une envie, celle de posséder une part de l’entreprise. Naturellement, une envie, c’est irrationnel et sujet à toutes les fantaisies de l’humeur. Cependant, la valeur réelle de l’entreprise, sordidement chiffrée aux bénéfices qu’elle rapporte, c’est du solide, c’est une masse rebelle aux vagabondages du fantasme. Rien ne tempère mieux les extravagances de l’envie que la marche d’une machine à produire des bénéfices. Elle en produit ou non, tout est là, et le yoyo finit toujours par se fixer sur ce que les english speaking appellent le PER, «price-earning ratio», ou rapport du cours aux bénéfices, tempéré par un facteur d’espoir (ou au contraire de pessimisme).
C’est ici qu’intervient l’antérospective, invention sarcastique de l’excellent journaliste économique Gérard Lauzun. L’antérospective, exceptionnellement florissante depuis le 19 octobre, c’est la technique permettant de prédire, avec une surprenante rigueur, ce qui s’est passé la veille et jusqu’au matin même à la Bourse.
Quand je considère les chiffres du début de cet article avec les lunettes obligeamment prêtées par Lauzun, je constate que la place la moins secouée, et de loin, c’est Tokyo. Alerté par cette observation, je prédis que le PER de Tokyo doit être très élevé car, si les valeurs ont peu chuté, cela ne peut vouloir dire qu’une chose: les investisseurs japonais sont sûrs de toucher chez eux des bénéfices stables et substantiels.
Pari gagné, ô merveille de la science économique; «le rapport moyen entre le cours des actions et les bénéfices des entreprises est encore de 57 à Tokyo, alors qu’il est revenu au-dessous de 15 à New York, Londres ou Paris» (Bernard Hamp, Le Monde, 18 décembre 1987). Dans le même intéressant article, je lis ces non moins merveilleuses confirmations: les bénéfices des sociétés japonaises connaîtront cette année une hausse évaluée à 10%, et la croissance du PNB en rythme annuel a été de 8,4% au troisième trimestre, chiffres fournis par l’Institut Nomura. De plus, le chômage, qui s’était élevé jusqu’à (sic) 3,2%, est maintenant repassé au-dessous de 2,7%. Ils sont fous ces Japonais!
Un expert en antérospective qui aurait la faiblesse de se laisser aller à faire de la prospective, science regrettablement conjecturale, pourrait se poser la question suivante:
«Si le PER est égal à 57 à Tokyo et à moins de 15 en Occident, cela signifie que, pour un même capital placé en Bourse, les bénéfices distribués sont très supérieurs en Occident; alors ne doit-on pas prévoir une nouvelle tempête provoquée par cette disparité?»
C’est en effet ce que prévoient les experts économiques de Newsweek. Un PER de 57 serait, parait-il, tout à fait irréaliste, et après le krach de New York en 1987 il y aurait lieu de se préparer à un krach de Tokyo en 1988. Cette prédiction me rassure, et même j’avouerai que son absence dans la presse économique aurait eu de quoi inquiéter, attendu que, selon une loi plusieurs fois énoncée dans cette rubrique, «pour qu’une chose ne se produise jamais, il faut et il suffit qu’elle ait été annoncée par un expert».
Plus sérieusement, je ne vois pas pourquoi les Japonais, dont le sang-froid et le stoïcisme sont proverbiaux, pourraient être pris de panique devant la prospérité de leurs affaires et se mettraient à les vendre massivement.
Ils sont fous, c’est entendu, mais pas de ce sens-là. Pour qu’un krach se produise, il faut que tout le monde ait un jour envie de vendre. Vendre pour acheter quoi? nos propres valeurs? Alors elles repartiront en flèche, et je n’appelle pas cela un krach. De l’or? Mais l’or produit-il 10% par an comme les entreprises japonaises?
La psychose de l’or et des valeurs «refuge» ne peut naître que dans l’âme anxieuse et brouillonne des longs nez, tourmentée par des années de crise. Or, il n’y a pas de crise au Japon, bien au contraire; les années moroses que nous vivons depuis le premier choc pétrolier ont vu monter la gloire du Soleil Levant, qui, dès 1975, affichait une croissance en termes réels de plus de 3%, et de plus de 4% depuis en moyenne.
Tout le monde a remarqué les enchères énormes des amateurs japonais lors d’une récente vente de tableaux à Paris. «Ils sont malins, ces Japonais, se sont écriés les critiques d’art unanimes: ils savent placer leur argent».
Oh, non messieurs, c’est vous qui êtes ringards. Ces Japonais étaient de vrais amateurs d’art qui ont étonné par leur compétence. Mais il vous coûte d’admettre que des Japonais bourrés de dollars puissent être aussi des gens civilisés. Il y a des Japonais spécialistes de Pascal et de Port Royal. Dans ses colloques sur Jeanne d’Arc, l’historienne Régine Pernoud n’est plus étonnée de voir arriver des Japonais incollables sur notre héroïne nationale. Georges Dumézil avait des élèves japonais qui, maintenant, enseignent à leurs étudiants les mythes indo-européens. Il faut s’y faire.
Soit, mais, diront quelques lecteurs aigris, les mêmes que plus haut, j’espère plutôt que de nous expliquer le sexe des anges de l’économie, que ne proposez-vous une idée sensée et utile sur cette damnée Bourse où fondent nos économies?
Quoique les idées sensées et utiles soient de la compétence des experts, non de la mienne, je crois en avoir trois, mais pas davantage, sur la Bourse. Elles n’ont rien d’original.
1) La Bourse est basse; on peut en profiter pour «arbitrer» au meilleur compte, c’est-à-dire vendre en rachetant aussitôt selon le PER des valeurs échangées. C’est-à-dire que si 1’000 F d’une valeur A rapportent plus que 1’000 F d’une valeur B, on vend B pour acheter A. Ce n’est pas génial, et cependant, le plus souvent les petits porteurs ne le font pas, car ils ont l’impression angoissante de jouer avec un argent péniblement gagné. Il faut tenir compte des droits, et c’est pourquoi cette opération est à conseiller en période basse[1].
2) Éviter l’inconnu, même vanté par les média. La Bourse, c’est comme la cueillette aux champignons, qu’il faut fréquenter au moins un an avant d’en manger un seul, sauf des plus connus.
3) Ne pas paniquer en pensant à 1929. On ne dira jamais assez qu’il n’y a rien de commun entre les deux crises. 1929 fut une crise d’abord industrielle, avec chute verticale de la production. Actuellement, tous les pays industriels sont en expansion. Ils produisent de plus en plus de richesses. Ce qui trompe, c’est le chômage, dû, cette fois non plus à une chute, mais à la redistribution mondiale des activités et à l’informatisation, requérant toujours plus de compétence. L’argent correspondant à ce surcroît constant de richesse est donc garanti sur des valeurs réelles, indestructibles, et ne peut disparaître. Si l’on vend ici, provoquant une baisse, l’argent dégagé continue d’exister. Il ne perd pas sa valeur car l’inflation quasi nulle ne cesse de baisser: il doit tôt ou tard revenir sur le marché et le faire redémarrer à la hausse.
On ne perd donc rien à la Bourse si l’on ne vend pas, et l’exercice consistant à calculer chaque jour «combien on a perdu» cultive une fiction masochiste. Tant que vous ne vendez pas, et si vos actions sont équilibrées sur des valeurs moyennes, vous participez à des entreprises en constante croissance. Si la Bourse de Tokyo a baissé de 14% c’est à cause des investisseurs occidentaux au Japon, qui ont vendu massivement le 20 octobre. Les Japonais ont gardé leur sang-froid et n’ont rien perdu. Nous leur offrons même, avec nos Bourses inconsidérément dévalorisées, l’occasion, s’ils en ont envie, de mettre un peu plus la main sur nos affaires. C’est peu visible en Europe. C’est un fait massif aux États-Unis.
Après ces propos sensés, revenons à notre analyse antérospective. Il semble évident (après coup) que l’accident boursier n’aurait pas eu lieu si les capitaux immobilisés à faire grimper les valeurs de 400% avaient été investis. Les actions auraient moins grimpé, mais il y en aurait eu davantage, créant de nouveaux actionnaires, augmentant la croissance sans créer d’inflation… peut-être. Peut-être, car qui aurait dû savoir, et comment? On devrait réfléchir davantage au cas de l’Italie qui, comme pour tourner nos soucis en dérision, s’offrait pendant le lamento général de l’Occident sa quarantième et quelque crise gouvernementale, sans la moindre répercussion économique. «Nous avons un gouvernement par goût du théâtre, disait un journaliste romain, et nous avons des crises pour faire bavarder les commentateurs étrangers».
La «vitrine» italienne est une comédie, ce qui n’empêche pas les choses sérieuses de se faire (y compris le légitime travail de l’État, comme on l’a vu avec le procès de la Maffia). L’Italie est prospère, ses chômeurs travaillent au noir, ses petites entreprises indifférentes à la Bourse et autofinancées foisonnent, bien plus importantes dans le paysage général que les grands qui, seuls, se voient de loin (Fiat, Olivetti, etc.).
L’humour, l’entrain et le surréalisme formeraient-ils donc une recette? Ou plutôt les Italiens, joyeusement cyniques par tradition, ont-ils compris sans se soucier de doctrine que le «dépérissement de l’État» souhaité au XIXe siècle par Marx et au XXe par les libéraux, c’est la même chose?
À son moment le plus prospère, quand on parlait de «miracle français», la France avait un président dont le slogan était «Ne pas faire trop de c…ies». Les Italiens semblent avoir trouvé les moyens de ce slogan en supprimant à peu près complètement l’initiative d’État en matière économique.
Il faudrait comprendre comment.
Et, l’ayant éventuellement trouvé, savoir encore comment résister aux vieux réflexe français de se tourner vers l’État pour lui demander de bien vouloir légiférer sa propre incompétence.
Avec aussi sans doute, dûment légiférés, le mode d’emploi de notre liberté, et les budgets allant avec, cercles vicieux de notre indélébile tradition courtisane remontant pour le moins aux législateurs de Philippe Le Bel. Mais c’est là un autre sujet.■
Aimé Michel
Note:
(1) L’arbitrage ne vise pas seulement à toucher plus de bénéfices : une valeur qui distribue davantage est vouée à monter.