L’ère «post-industrielle»

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L’ère «post-industrielle»

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers d’octobre 1977

 

Qu’est-ce qu’une «société postindustrielle»? Que signifie cette expression dans un contexte économique et social où il n’est sans cesse question que de «malaise» dans telle branche qu’il faut «stimuler», de «performance», de «reprise», et où les hommes politiques, unanimes de la gauche à la droite, présentent leurs programmes respectifs comme plus propres à ressusciter l’industrie en crise?

Il y a là, il faut l’avouer, quelque chose d’obscur et paradoxal. Car il est bien vrai que la société en train de naître en Occident (et dans l’Occident n’oublions jamais de compter le Japon) mérite ce qualificatif de «post-industrielle».

Seulement il faut s’entendre.

L’expression «post-industrielle» a commencé d’apparaître chez les sociologues américains du début des années 1960. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui! L’idée en elle-même manquait de clarté. Ces hommes de réflexion sentaient néanmoins qu’un changement profond était en train de se produire, se manifestant de façon apparemment incohérente dans des phénomènes aussi divers que le mouvement hippie, le transfert d’intérêt du public vers une meilleure qualité de la vie plutôt que vers un surcroît d’abondance, l’apparition de groupes de défense des consommateurs, la perte de prestige de certaines méthodes de mesure économique comme le P.N.B., même parfois l’inflexion des revendications syndicales en faveur d’un loisir accru plutôt que d’un plus gros salaire. J’en passe. Cependant, comment parler d’«ère post-industrielle», quand rien de tout cela ne pouvait bien évidemment se faire jour que par un surcroît d’industrie?

Toutes ces évolutions disparates se poursuivant maintenant depuis une quinzaine d’années et devenant de plus en plus évidentes, on peut y voir plus clair, on peut mieux préciser les mécanismes qui les relient entre elles, et l’on s’aperçoit alors, comme on va le voir, que le paradoxe n’est qu’apparent.

Si en effet l’on regarde de haut les événements survenus en Occident depuis disons trois ou quatre siècles, sur quoi voit-on que s’est portée successivement l’avidité des hommes?

D’abord sur les matières premières. La course pour l’accaparement des matières premières est évidente dans l’explosion colonisatrice et exploratrice du XVe siècle. Que cherchèrent les conquistadors? L’or, les épices, les esclaves, hélas – l’homme était alors rabaissé à un bétail de prix.

Cependant portons notre attention sur ce fait évident: en peu de temps, un siècle ou deux, la richesse et la puissance passèrent des pays conquérants (Espagne, Portugal, Turquie, France même à l’occasion) aux pays producteurs de l’Europe du Nord, Angleterre, Flandre. Ce fut l’avènement de l’ère industrielle. Elle ne mit pas fin à la course aux matières premières, au contraire, puisque l’Angleterre, la Hollande puis l’Allemagne devinrent conquérantes. Mais le ressort profond de la puissance (même conquérante) cessa d’être la possession des matières premières en elle-même. L’Europe du Nord établit son règne sur le travail et le capital, qui ne sont que deux mots pour désigner une seule et même chose[1].

Donc, ère pré-industrielle, ère industrielle (richesse = conquête) puis ère industrielle (richesse = travail).

Mais maintenant prenons conscience d’un spectacle familier à l’ingénieur de notre temps et naguère inconcevable: sur le chantier, à l’usine, l’homme a tendance à disparaître! Qui le sait mieux que nous? Le fait est d’autant plus frappant que le travail est plus énorme: sur un grand barrage en train de s’élever, sur un port en train de se creuser, l’homme est devenu imperceptible. On n’aperçoit que des machines manipulées par des conducteurs assis dont le travail physique est pratiquement inexistant comparé au travail réel. Amusez-vous à calculer, en ergs, le travail réel dépensé en un jour sur un grand chantier ou dans une usine moderne, et, toujours en ergs, l’effort physique des nommes qui l’animent! Pourquoi sommes-nous si frappés par le spectacle d’un chantier chinois fourmillant d’ouvriers? C’est ainsi que s’est construit par exemple le réseau ferré européen, au siècle dernier: par le pic, la pioche, la brouette et la sueur. Un Ferdinand de Lesseps, un Eiffel se sentiraient chez eux sur un chantier chinois. Ils seraient en revanche stupéfaits de voir comment se font nos autoroutes.

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Mais comment l’homme tend-il à disparaître du spectacle industriel? Nous le savons bien: grâce à la machine. La source de la puissance doit être cherchée en amont, là où se conçoit la machine, et plus haut encore, là où la connaissance s’élabore, à l’aide d’ailleurs de la machine par excellence de cette fin de siècle, l’ordinateur maintenant omniprésent.

L’ère post-industrielle, dont nous sommes bel et bien en train de vivre les premières décennies, c’est donc l’ère où s’établit l’équation richesse = connaissance.

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Désormais, et pour longtemps, richesse = connaissance, au sens large. L’animal humain se dévalue de plus en plus au profit de l’homme non-animal, de l’homme-pensée. Qui ne s’en félicitera? L’industrie n’a nullement été remplacée par l’ère nouvelle. Simplement, elle est de plus en plus maniée de loin par l’homme, et de plus en plus loin. La source de la richesse remonte de plus en plus vers la compétence.

Comme on voit très bien, je crois, le processus, je n’insisterai pas davantage (quoiqu’il y ait là matière à mainte réflexion) et me bornerai à attirer l’attention sur une conséquence politique à laquelle personne, à ma connaissance, n’a sérieusement pensé à ce jour: c’est que la nouvelle équation richesse (ou puissance)  = connaissance va complètement bouleverser l’échiquier mondial.

Les hommes pèseront de moins en moins lourd par leur nombre dans le jeu des nations, du moins tant que la culture ne sera pas égalisée de par le monde, c’est-à-dire pendant encore très longtemps. La naissance, la croissance, la culmination des cultures nationales en «âges classiques» est un mystère que les historiens n’ont jamais élucidé. La nouvelle équation de puissance rend possible l’accession inattendue d’une «petite» nation (petite en nombre) au premier rang, par exemple Israël, ou la Corée. Ce peut être la surprise de demain.

Aimé Michel

Notes:

(1) C’est la découverte, un peu tardive mais mieux vaut tard que jamais, de ces «nouveaux philosophes» dont on parle tant. Un de leurs livres s’appelle «Marx est mort».

 

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