L’ère des ingénieurs

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L’ère des ingénieurs

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers d’octobre 1978

 

Nombreux sont les signes avant-coureurs d’un nouveau séisme économique que, par sa nature, il faudra appeler, non pas crise, mais mutation.
Les prévisionnistes du Président Carter l’annoncent pour le milieu des années 1980. Il est certes regrettable que nous soyons obligés de calculer notre avenir d’après celui des technocrates et industriels américains. Mais il en sera ainsi tant que ceux-ci disposeront d’un moyen infaillible pour corriger leurs erreurs: la fluctuation sauvage du dollar.
D’ailleurs, seraient-ils privés de ce moyen que le résultat ne varierait guère avant longtemps, tant qu’ils pourront négliger l’Europe: il les obligerait seulement à calculer leurs réalités économiques avec un peu plus de précaution.
En août dernier, M. H. Frangiadaki citait dans Mechanical Engineering parmi les industries «locomotives» des prochaines années: l’ordinateur, l’industrie spatiale, l’électronique lourde. Plus précis, Texas Instruments et Rockwell international situaient le centre nerveux des changements les plus importants dans la formidable multiplication des performances des mémoires à bulles, avec l’apparition d’éléments ayant une capacité de 250’000 bits et coûtant moins d’un dollar.
Parallèlement à ces moyens nouveaux, la programmatique opérera elle aussi son bond en avant en introduisant partout le microprocesseur, en particulier dans le budget des ménages, l’automobile, la construction, c’est-à-dire dans les circuits les plus actifs des mouvements d’argent dans les pays développés.

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Il est frappant de voir que ces prévisions, tant officielles que privées, semblent ignorer le pétrole et ne citent même les problèmes d’énergie qu’en deuxième ou troisième position. J’y reviendrai prochainement. Mais rappelons-nous les Cassandre du début de la crise: c’était, nous disait-on, le commencement de la fin des pays hautement industrialisés. Il fallait s’adapter à la pénurie et réapprendre la pauvreté.
S’adapter à la pénurie, certes. Mais pourquoi par la pauvreté? Plusieurs, dont je suis, avançaient à l’époque la prévision suivante: les mêmes pays qui ont trouvé les usages du pétrole trouveront comment se passer du pétrole, ou bien comment exploiter du pétrole réputé inexploitable, et plus probablement les deux; la crise du pétrole provoquera la métamorphose des usagers du pétrole, et non leur effondrement.
C’est bien ce que l’on voit. La vedette la plus brillante de cette métamorphose est le Japon. Mais la France n’est pas mal placée non plus, et son chômage actuel, tout déplorable qu’il soit pour ses victimes, traduit l’intensité, la rapidité, la profondeur des changements. Certaines industries souffrent et se réforment. D’autres prospèrent rapidement en accroissant leur masse salariale plus vite que leur personnel: signe d’un accroissement de la valeur ajoutée.

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Qu’est-ce qu’un accroissement de richesse? J’avais il y a dix ans dans ma maison, disons dix mille objets valant en moyenne dix francs; j’en ai maintenant (c’est toujours une supposition) vingt mille, mais valant un franc (en monnaie rectifiée, c’est-à-dire en travail). J’étais donc riche de 100’000 Francs et ne le suis plus que de 20’000. Les économistes diront que je suis devenu cinq fois moins riche et c’est vrai, en travail. En richesse réelle, j’ai doublé.
C’est ce qu’on oublie toujours en comparant les petits taux de croissance actuels, tournant autour de 3%, à ceux des années 1960. Que fait une entreprise qui, au lieu de vendre un million de pièces à dix francs, en vend dix millions identiques ou même meilleures, à un franc? Elle fait de la croissance zéro tout en produisant dix fois plus.
C’est ce que réussissent tous les pays avancés, peu ou prou.
Au moment où les idées de retour à la pauvreté faisaient, si j’ose dire, fortune, Ivan Illich nous expliquait jour après jour à la T.V. qu’il fallait réapprendre à ne plus voyager qu’à pied, à se passer de tout confort, etc., car disait-il, tout ce confort, nous le volons aux pays pauvres détenteurs des matières premières.
Les pays pauvres (ou plutôt ceux d’entre eux qui étaient riches en matières premières) ont sextuplé leurs prix, ce qui est très moral, et nous sommes en train d’apprendre à nous enrichir par la seule valeur ajoutée – le travail des petites cellules grises, qui ne coûte rien. En réalité, il faut faire de la marche à pied non pour cesser d’exploiter les pays pauvres, mais pour mieux se porter, et à temps perdu, car aller à pied, c’est trop cher!

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L’ingénieur a succédé au marchand, voilà la grande métamorphose enfantée par la crise. Un manager de Texas Instruments (entreprise capitaliste moderne typique par son prodigieux succès des dix dernières années) expliquait récemment les méthodes de la maison: «Nous envoyons des ingénieurs très polyvalents ici et là dans le monde, à la recherche de ce qui manque, quoi que ce soit; puis nous mettons tout l’argent et tous les laboratoires nécessaires sur le manque le plus prometteur, et nous arrivons les premiers sur le marché».
C’est simple! Si simple qu’on peut se permettre de le crier sur les toits sans craindre de se faire voler l’idée. Car on ne peut réaliser une telle idée que par la compétence. Rien ne sert d’avoir l’idée, il faut encore savoir la réaliser, vérité de Lapalisse qui ici exprime un profond changement social.

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Il y a trente ans, on nous annonçait «L’ère des Managers», titre d’un livre célèbre. Le «Managering» est en effet la tête chercheuse du progrès, mais le fait nouveau, c’est qu’il est pris en main par les ingénieurs, sinon toujours, du moins de plus en plus souvent. L’évolution se perçoit le plus clairement dans les petits pays ayant une société très fluide, très sensible aux opportunités: par exemple Hong-Kong, Taïwan, où l’on voit la compétence technique fleurir et se diversifier à une allure affolante en association étroite avec la banque.

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Le prix à payer, c’est la perpétuelle reconversion, c’est-à-dire le «chômage». Dans nos pays de vieille culture, où le mot «chômage» est chargé d’histoire, le prix semble trop lourd. Il faudra pourtant arriver à intégrer ce phénomène dans le système social comme un épisode honorable de toute carrière. Il faudra bien un jour comprendre que le travail professionnel comporte aussi les épisodes de roue libre où, laissant filer le peloton, on étudie sur la carte les raccourcis qui permettront de le dépasser sans devoir s’essouffler à le rattraper.

Aimé Michel

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