L’école pour l’école

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Le monde en marche – La société à l’épreuve

L’école pour l’école

Atlas – Air France n°81 – mars 1973

 

On s’est toujours préoccupé d’éducation. Les dialogues de Platon sont déjà pleins de réflexion sur la meilleure façon d’élever les enfants et les jeunes gens. On sait aussi, au témoignage de César, que la civilisation gauloise reposait d’abord sur l’école des druides. Plus près de nous, rappelons-nous Montaigne et sa «teste bien faicte», Gargantua et ses précepteurs. Et Fénelon, et Rousseau, et Jules Grévy…

Temps nouveaux, mots nouveaux

La crise actuelle de l’éducation est donc avant tout un éternel problème multiplié par le gigantisme technologique. Cependant les discussions que cette crise suscite se développent selon des méthodes qui, elles, sont sans précédent, à savoir les méthodes des «sciences humaines».

C’est aux acquisitions des sciences humaines que le ministre français de l’Éducation nationale s’est référé pour présenter, au mois de décembre 1972, sa réforme de l’enseignement primaire et des classes de transition. C’est de ces mêmes sciences que se réclament les inspirateurs des réformes actuellement en cours dans presque tous les pays du monde.

On peut dire que l’esprit de ces réformes est partout et dans tous les cas le même: il vise à développer chez l’enfant et l’adolescent une faculté dont le nom, tiré de l’anglais scientifique, n’est encore mentionné ni dans le Robert de 1967 ni, ce qui est plus curieux, dans le Harrap’s Shorter Dictionary de la même date.

La créativité fut inventée par le Psychologue américain J.P. Guilford en 1950, lors de son discours inaugural au Congrès de l’American Psychological Association, dont il était alors président. Dans ce texte historique, Guilford inventa deux autres notions psychologiques promises elles aussi à un brillant avenir, comme on le verra plus loin, celles de convergence et de divergence.

La créativité, c’est la «fécondité en comportements créateurs». On dit qu’un caractère ou un tempérament sont convergents quand ils tendent à avoir des réactions adaptées à ce qui existe, et qu’ils sont divergents quand ils tendent à s’écarter de ces réactions.

Travaillant d’abord sur les jeunes recrues américaines avec des crédits de l’armée de l’Air des États-Unis, Guilford étendit ensuite ses recherches aux enfants. Ses idées connurent tout de suite un très vif succès. Ses méthodes furent étendues et appliquées dans de nombreux pays au cours des vingt dernières années. Partout on étudia la créativité, la divergence et la convergence.

Une des découvertes les plus curieuses fut que les tests d’intelligence et les tests de créativité ne sélectionnent pas les mêmes individus. En 1962, un autre psychologue américain, E.P. Torrance, montra que chez les individus ayant un quotient intellectuel supérieur à 120 (la moyenne étant 100), il n’existe aucune corrélation entre l’intelligence et la créativité. Un individu ayant un quotient intellectuel (Q.I.) de 140, par exemple, peut être très créateur ou pas créateur du tout. Une statistique de Torrance frappa plus particulièrement les théoriciens de la pédagogie: c’est que, selon lui, à peu près 70% des jeunes gens ayant l’esprit créateur seraient écartés de tout avenir de création quand on se borne, pour les orienter, à ne tenir compte que de leur intelligence.

La scolarité, une prouesse

Une autre enquête de Torrance, en 1965, aboutit à un résultat encore plus destructeur à l’égard de l’enseignement traditionnel. Ayant proposé à un très grand nombre d’instituteurs et professeurs de high schools (les lycées américains) de classer d’après leur importance, selon eux, soixante-deux caractéristiques préalablement reconnues comme ayant une importance dans la définition de la créativité, il constata que les trois caractéristiques les plus importantes étaient classées respectivement deuxième, dix-neuvième et vingt-neuvième!

Comme l’écrivait un autre psychologue américain, T.A. Razik, commentant diverses confirmations de ces résultats obtenues au cours des années suivantes: «Pour les professeurs, il est plus important que l’enfant fasse régulièrement ses devoirs, qu’il soit actif, docile, aimé de ses camarades… À cause d’une conception bornée du talent, à cause de l’accent mis sur la prouesse académique, il est tout à fait naturel que l’enfant qui répond correctement aux questions, qui reproduit ce qui lui est enseigné et qui connaît son cours soit tenu pour supérieur par ses maîtres. L’enfant créateur manque souvent de ressembler à ce modèle.»[1]

Panique chez les pédagogues

On peut dire sans exagération que ces découvertes, confirmées de tous côtés, déclenchèrent un vent de panique chez les pédagogues et dans le corps enseignant. En France, où elles ne sont pourtant connues qu’indirectement à travers des études plus politisées, elles coïncidaient avec l’affrontement du corps enseignant à un problème apparemment inextricable, celui de l’afflux, dans les lycées, de tous les élèves fraîchement sortis de l’enseignement primaire. Jusque vers les années 1950, le lycée en France ne recevait guère qu’un échantillonnage présélectionné ayant d’emblée une certaine aptitude à se mesurer avec les difficultés de l’enseignement secondaire.

Cette présélection ayant été supprimée par la loi de scolarisation obligatoire jusqu’à seize ans, les professeurs virent déferler comme une marée dans leurs classes un type d’enfants à qui ni les programmes ni les méthodes pédagogiques ne convenaient.

La politisation du problème, née du fait (connu depuis longtemps) que le milieu familial marque profondément les comportements de l’enfant, ne put que rendre le problème plus brûlant encore: à dons égaux, les enfants venus des familles modestes sont moins «dégourdis» et se trouvent par conséquent défavorisés: il est naturel que les classes sociales d’où viennent ces enfants revendiquent pour ceux-ci plus d’égalité.

Les découvertes des psychologues anglo-saxons, survenant sur ces entrefaites, donnaient comme une réponse technique à ce problème de circonstance: en montrant que l’individu «créatif» n’est pas forcément celui qui réussit en classe et qu’il est même souvent celui qui n’y réussit pas, ne suggéraient-elles pas une forme d’école nouvelle débarrassée de l’académisme ancien, et où la créativité serait stimulée sans considération des règles scolaires traditionnelles?

Toujours est-il que les directives données à notre enseignement au cours de ces dernières années vont régulièrement dans ce sens. Parlons par exemple du texte d’orientation concernant les classes dites «de transition» de sixième et de cinquième (classes qui comme on sait recueillent les élèves ne pouvant suivre les autres sections de ces mêmes sixième et cinquième), le Monde le définissait en ces termes (7 décembre 1972):

«Ce texte donne la priorité à un «style de vie libre» de la classe, à l’expression spontanée des élèves, notamment à l’expression orale, afin de vaincre un «blocage» dû souvent aux carences du milieu familial. L’exercice-clé demeure l’«entretien» ou le débat en classe sur des sujets «vécus» par des élèves. Le maître doit jouer le rôle de meneur de jeu… De même préconise-t-on plutôt que la rédaction traditionnelle, la correspondance interclasses, le texte libre, le journal ou le roman collectif, les bandes dessinées, les enquêtes ou les questionnaires, les montages sonores ou visuels. Pour la lecture, on conseille aussi le système des «clubs» organisant les débats sur des ouvrages choisis par la classe, et on propose d’y intéresser les élèves en utilisant les émissions de télévision, les films, le théâtre… Pour la grammaire, le programme se rapproche de celui des classes I et II, mais on souligne la nécessité de faire des exercices systématiques d’apprentissage lorsque les élèves en perçoivent l’intérêt.»

Le maître, ce meneur de jeu

Ce type d’enseignement a été beaucoup étudié par les psychologues anglo-saxons sous le nom d’enseignement informel (Informal teaching: voir notamment l’article de F.A. Haddon et H. Lytton dans le British Journal of Educational Psychology, vol. 38, 1968, p. 171). De nombreuses expériences ont montré qu’il développe au plus haut point la mentalité divergente: l’habileté à communiquer et l’opposition au milieu ambiant.

Le produit achevé de ce type d’éducation est, selon l’expression d’un autre psychologue anglais H. J. Eysenck, un individu très extraverti, c’est-à-dire ayant des rapports constants avec ses semblables et en même temps très sous-socialisé (under-socialized) c’est-à-dire hostile à toute contrainte communautaire et sociale. Cette sous-socialisation est particulièrement vive, souligne Eysenck, dans les comportements agressifs et sexuels.

Le divergent n’a en lui aucun réflexe acquis lui permettant de supporter les règles et disciplines nées de la présence des autres. Eysenck remarque à ce propos que les peuples les plus sociaux sont taciturnes, alors que les peuples bavards ont moins de sens social, moins de patience pour se supporter.

En ce qui concerne la créativité, le divergent est plus productif, à condition de dépasser un certain quotient intellectuel: autrement dit, le divergent supérieur à la moyenne par l’intelligence est «créatif», le divergent inférieur à la moyenne ne l’est pas. Dans tous les cas, mais spécialement quand il est moins intelligent que la moyenne, il a une tendance à développer à l’âge adulte des névroses nées de la contradiction entre son goût de la compagnie et son aversion pour la société.

La grande aventure

On voit que les expériences pédagogiques actuelles sont une véritable aventure. Elles se fondent sur le postulat que la créativité est le bien suprême, qu’elle est plus importante en particulier que la sociabilité et les rapports harmonieux avec la communauté. On ne sait d’ailleurs pas si la créativité de l’enfant ainsi stimulée persiste à l’âge adulte, ou même si une certaine contrainte précoce n’est pas nécessaire aux manifestations ultérieures de la créativité, comme déjà le pensent certains psychologues.

«L’école à l’ancienne manière est peut-être inepte, écrit par exemple avec humour L. Hudson (in: Creativity, par P. E. Vernon, Penguin Books, 1970, p. 232)… Mais peut-être aussi qu’à la vérité elle crée ce doux climat de conformité et d’incompétence dont l’enfant original a besoin pour tonifier la conscience de sa propre valeur. Elle fournit le cadre idéal contre lequel il se révolte. D’un autre côté, encourager délibérément la créativité des enfants peut être aussi une opération qui vaut la peine. Non parce qu’elle fournirait des travailleurs intellectuels plus nombreux et meilleurs mais parce qu’elle ferait de l’école un endroit où l’on aime aller.»

Mais va-t-on à l’école pour y aller ou pour en sortir? Pour elle-même, ou pour préparer l’âge adulte? Toute la question est là.■

Aimé Michel

 Note:

(1) T.A. Razik, in: Explorations in Creativity (Harper and Row, 1967, p. 301 et suivantes).

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