Louis Pauwels cède la parole à Aimé Michel.
Celui-ci montre que les pensées à la mode sont souvent des pensées mortes.
Dans les coulisses de notre époque s’agitent des bricoleurs d’idées neuves qui ont peut-être un avenir.
Le vaisseau fantôme
Article paru dans Planète N°41 de juillet / août 1968

Sur l’océan des idées, rien n’est plus confortable qu’un bateau qui coule. À mesure qu’il passe dans le néant, les récifs, les côtes, les phares, les autres navires, tout, peu à peu, lui devient merveilleusement invisible. Longtemps après que l’eau l’a englouti, l’équipage continue de jouer aux cartes. Le voilà vaisseau fantôme: il est entré dans l’éternité et ne connaît plus rien que lui-même.
Cette aventure semble être l’une des formes de l’éternel retour. Quand les Germains s’installent dans l’empire avec l’intention d’y rester et d’y mettre les choses à leur goût (ce qu’ils font), Sidoine Apollinaire parle avec mépris de cette racaille qui sent le beurre rance[1]. Il ne voit dans leur voisinage forcé qu’une péripétie sans importance. Pour lui, des gens qui ignorent la cuisine à l’huile et la langue de Cicéron ne peuvent que se mettre au courant de ces connaissances essentielles ou disparaître bientôt comme des ombres. Ce sont d’ailleurs des ombres et c’est à peine si, en se forçant, il les distingue.
Un autre exemple plus proche nous est donné par la pensée philosophique et scientifique des premières années du XVIIe siècle.
Le grand problème de la physique de cette époque est celui de l’impetus. Je ne me hasarderai pas à tenter d’expliquer ce que les savants de l’époque appelaient ainsi: c’est une sorte de sexe des anges en rapport avec le problème du mouvement des corps. Tout ce que l’Europe possède d’esprits distingués disserte avec acharnement sur l’impetus[2]. Être au courant de ce qui se fait, c’est disserter sur l’impetus; il faut avoir lu toute l’énorme littérature consacrée à l’impetus et connaître les spécialistes de l’impetus depuis Aristote jusqu’à Benedetti et Bonamico, Aristote étant le maître infaillible et d’ailleurs (je crois) l’inventeur de la chose, quoique jugé quelque peu dépassé par les esprits dans le vent.
Des inconnus, Galilée et Kepler, révolutionnaient la connaissance
Au même moment, des artisans hollandais trop ignorants pour lire le latin et pour suivre une discussion dont peut-être même l’existence leur est inconnue, trouvent amusant de construire une sorte de jouet fait d’un assemblage de verres de lorgnons et qui permet de compter les poils sur les pattes des mouches. Quelques-uns de ces jouets tombent entre les mains de jeunes gens plus instruits, quoique peu ouverts aux subtilités de l’impetus. L’un de ces jeunes gens est un jésuite d’Ingolstadt, appelé Scheiner. Il a l’idée d’utiliser le jouet pour regarder le Soleil sur lequel il voit des taches, non sans surprise, car si quelques infidèles sarrasins avaient bien affirmé dès le IXe siècle que la surface de l’astre du jour présente parfois des impuretés, Aristote, en revanche, n’en parle pas. «J’ai lu plusieurs fois mon Aristote tout entier, lui dit son père supérieur à qui le jeune religieux, troublé, était allé confier sa découverte, et je peux vous assurer que je n’y ai rien trouvé de semblable. Allez, mon fils, tranquillisez-vous, et soyez certain que ce sont des défauts de vos verres ou de vos yeux que vous prenez pour des taches dans le Soleil[3].»
Au même moment encore, un autre jeune inconnu tournait le lorgnon sophistiqué vers la planète Jupiter et y découvrait des satellites obéissant aux lois de Kepler, en complète dérision de l’impetus. Il s’appelait Galilée. Maintenant, trois siècles et demi après, Scheiner et Galilée nous apparaissent, avec Kepler, comme les grands noms de la science de l’époque. Mais au moment de leurs premières découvertes (les plus révolutionnaires) ils passèrent complètement inaperçus aux yeux des vrais hommes d’esprit.
Les naufrages intellectuels sont invisibles en leur temps
Galilée, quand même, n’était à leurs yeux qu’un pauvre illuminé obstiné à réfuter Aristote avec des cailloux jetés du haut de la tour de Pise. Ses dissertations sur l’impetus (car il s’y était mis aussi, hélas, dans l’espoir de se faire prendre au sérieux), outre qu’il fallait les lire en langue vulgaire, ne valaient rien. Il en est à peine fait mention, paraît-il, dans l’énorme fatras de la «science» contemporaine, que nul ne lit plus.
Avec une majestueuse lenteur, les beaux esprits de l’époque commencèrent dès lors à sombrer corps et biens, sans cesser d’argumenter pour et contre l’impetus, impavides sur leur vaisseau fantôme, enchantés de ce qu’ils disaient et convaincus d’être le nombril du monde, au moment même où le monde cessait de leur être visible et où leurs ombres désuètes devenaient de plus en plus transparentes aux rayons d’un Soleil impur qu’Aristote n’avait pas prévu.
Comment reconnaître une pensée qui fait naufrage?
Le propre d’un naufrage intellectuel c’est son invisibilité. Semblable à ce personnage de Dubout que l’on trouve toujours, au milieu des cataclysmes, fort occupé à humer une pâquerette ou à taquiner le goujon, le naufragé sort paisiblement du monde des vivants en se félicitant d’avoir raison et en rendant grâces au ciel de n’être pas comme ce pauvre publicain qui perd son temps à s’amuser avec des jouets hollandais et à spéculer sur les crottes que les mouches y ont déposées pour troubler sa vue et son entendement. Que le naufrage intellectuel soit indiscernable par nature, on le sait depuis toujours. Aristote et Ménandre secouaient déjà la tripe des Grecs, il y a deux douzaines de siècles, avec des personnages de gâteux avantageux et sûrs d’eux-mêmes. Les Français ont tous lu à l’école l’épisode fameux de Gil Blas où le héros se fait jeter à la rue par son protecteur pour lui avoir dit, sur sa propre recommandation, que son éloquence baissait.
Tout cela, on le sait. Mais le cardinal Gil Blas le savait aussi. Cela n’empêcha pas son aveuglement. Il sut même, par une démarche psychologique qui est, elle aussi, une loi de l’histoire, tourner à son avantage les évidences qui auraient dû l’accabler. Pour le père supérieur de Scheiner, la sotte obstination de celui-ci à voir des taches où Aristote avait démontré qu’il ne pouvait y en avoir, confirmait Aristote. Pour Sidoine Apollinaire, le barbare crasseux et vainqueur démontrait Cicéron. Dans chacun de ces cas, les ans passèrent, inéluctables. Le petit-fils du Burgonde cultive la vigne bourguignonne, mieux que les esclaves de Sidoine ne l’avaient jamais fait, et oublie jusqu’au nom de celui qui avait méprisé son aïeul. Je n’ai jamais rencontré personne ni lu aucun auteur qui sût comment s’appelait le père supérieur aristotélicien. Et qui connaît encore Benedetti et Bonamico, à part l’étonnant M. Koyré?
Oui, tout cela, nous le savons. Et s’il fut jamais une idée inquiétante, c’est bien celle-là: comment, à quel signe deviner que nous ne sommes pas en train d’errer comme des ombres dans une nef à la Clayette, tout fiers d’une agitation où des oreilles et des yeux attentifs seulement à ce qui est ne découvriraient que le silence et le vide de la nuit?
Nous nous satisfaisons d’une explication de routine
Une dame en qui j’ai confiance m’a raconté voici peu l’histoire suivante: elle se promenait en compagnie d’une amie, lorsque soudain une part de son esprit fut comme transportée en un lieu dont le ciel n’était pas celui de la Terre; on y voyait la Grande Ourse, mais à une échelle réduite et déformée, comme observée de plus loin; les êtres présents ressemblaient à des hommes, mais n’en étaient pas; cette sorte de «vision» extrêmement compliquée, et que je ne décrirai pas, n’eut, dit la dame, aucune durée par rapport aux mouvements de son corps et à la conversation qu’elle avait avec son amie (qui ne s’aperçut de rien). Dans le temps réel, ordinaire, elle fut instantanée, et, cependant, la scène vécue «ailleurs» comportait un long déroulement temporel avec des conversations, des échanges d’idées, etc. Je sais tout ce qu’un tel récit peut suggérer en psychiatrie: les «dreamy states» jacksonniens, les décharges temporelles, tout cela, je le connais. Mais j’en connais aussi l’incertitude et les limites. À quoi correspond réellement l’expérience vécue par cette dame? Que découvrirait-on quand on saura en démêler les éléments? Comment nous assurer que les explications qui satisfont notre routine ne relèvent pas d’un impetus modèle 1590 rectifié 1968?
J’admire et je plains ces esprits toujours sûrs d’eux chez qui nul tumulte ne vient jamais troubler les rassurantes certitudes apprises à l’école. Ce sont de vaillants pilotes, d’autant plus habiles à conduire leur bateau parmi les récifs qu’il est fait pour les traverser comme brume.
C’est peut-être en astronomie que naissent les idées inquiétantes
J’admire leur autosatisfaction. Mais je les plains, car il faudra bientôt qu’ils se passent des vertus dormitives de l’école. Sous la pression des faits, celle-ci comme l’Église fait son aggiornamento. Ses découvertes actuelles sont comme ces objets que Dali fabriquait jadis pour créer un sentiment d’insécurité et qu’on ne pouvait ni tenir ni poser. C’est peut-être en astronomie que naissent en ce moment les idées les plus inquiétantes. Un livre récent, œuvre collective d’une équipe d’astrophysiciens français, nous fait clairement comprendre que l’ère des idées apaisantes est terminée[4]. Il y a vingt ans, un livre sur un tel sujet (les planètes et les mondes planétaires) écrit comme celui-là, dans un esprit de haute vulgarisation officielle, n’aurait fait aucune place au problème de la vie dans l’univers. En 1968, non seulement ce problème y est traité en profondeur, mais également celui de la pensée extraterrestre, avec toutes les implications philosophiques de son universalité, de sa non-humanité, de sa surhumanité.
Pour mesurer l’espace franchi en si peu d’années, à l’insu de l’immense majorité des hommes qui continuent à ne s’apercevoir de rien, comparons ce que l’on croyait vers les années 40 et ce que l’on sait maintenant.
J’avais alors vingt ans, et bien que depuis mes maîtres soient morts, je leur en veux encore du monde sinistrement invraisemblable qu’ils m’enseignaient.
On savait déjà depuis longtemps, bien entendu, que les étoiles étaient des soleils. Mais ces soleils, semés par centaines de milliards, n’avaient pas de planètes et n’éclairaient aucune vie. L’hypothèse de Laplace, d’après laquelle toutes les étoiles, en se formant, auraient largué autour d’elles leur cortège de planètes, était une absurdité: en effet, nous disait-on, pour que se fît un tel largage, il aurait fallu que l’étoile tournât très vite. Or, le Soleil tourne lentement. Il fait un tour sur lui-même en vingt-cinq jours. Ce n’est donc pas selon le mécanisme décrit par Laplace que se sont formées les planètes, que s’est formée la Terre, patrie de l’humanité. Comment alors? Par un cataclysme, nous répondait-on. Par une rarissime catastrophe due sans doute, selon l’Anglais Jeans, à la rencontre de notre Soleil avec une autre étoile, phénomène tellement improbable, compte tenu de l’immense dispersion des étoiles dans l’espace, que ce miracle n’avait pratiquement aucune chance de s’être produit deux fois dans l’histoire du monde. L’homme était donc unique et solitaire sur sa petite planète perdue dans un espace désert, et l’histoire humaine n’avait d’autre destinée que celle d’un long crépuscule sans espoir, s’achevant dans un naufrage sans témoin.
Les certitudes du moment se fondent souvent sur des ignorances
On peut s’étonner que, à l’époque, nul n’ait mis en doute un schéma aussi désespérant et qu’il ne se soit trouvé personne pour passer outre aux certitudes du moment en montrant qu’elles reposaient, en fait, sur des ignorances. Le Soleil tournait lentement? Oui certes, mais peut-être, pour quelque raison encore inconnue, avait-il ralenti sa rotation à un moment de son lointain passé? Comment spéculer avec tant de certitude sur des événements vieux de quatre ou cinq milliards d’années? Comment affirmer l’impossibilité du schéma de Laplace quand notre connaissance des faits demeurait si incomplète? On doit le constater: ce langage, même des non-conformistes comme Richet et Maeterlinck ne pensèrent pas pouvoir le tenir. Tous deux crurent que la vérité ne pouvait qu’être triste. Ils furent inconsciemment portés à admettre que c’était vrai parce que c’était affreux.
Et voici maintenant ce que nous apprend l’astrophysique de 1968. Non seulement le Soleil tourne lentement sur lui-même, mais on a appris à mesurer la vitesse de rotation des autres étoiles et l’on a trouvé que 98% d’entre elles tournent, elles aussi, comme le Soleil, lentement. Seulement, les 2% qui tournent vite sont les étoiles les plus jeunes: les étoiles naissantes tournent vite, puis, presque soudainement, à une certaine époque précoce de leur vie, elles ralentissent et se mettent à tourner lentement, comme le Soleil. Or, toutes les mesures (celles des astronomes, celles des spécialistes des météorites, celles des géologues) aboutissent à donner à nos planètes à peu près le même âge qu’au Soleil: elles se sont donc formées à l’époque de rotation rapide, conformément à l’hypothèse de Laplace.
Et du coup, voilà la situation retournée: alors qu’il y a vingt ans le Soleil était la seule étoile à avoir son cortège de planètes, maintenant, toutes doivent avoir normalement le leur! Cette nouvelle manière de voir est-elle aussi fragile que la précédente? Non, car elle se fonde cette fois sur des faits et des mesures.
Le Soleil, aujourd’hui, n’est qu’une étoile parmi d’autres semblables
On pense même avoir mis la main sur le type d’étoile correspondant à l’âge de la formation des planètes, à la façon d’un observateur qui, dans une foule, repérerait les femmes enceintes. Dans certains cas, l’astrométrie (branche de l’astronomie qui étudie la position des astres sur la sphère céleste) a même mis directement en évidence l’existence de corps célestes obscurs (c’est-à-dire planétaires) autour des étoiles les plus proches.
La cause est donc entendue: le Soleil n’est qu’une étoile comme les autres. Il leur est semblable en tout, et notamment en ceci, qu’il a des planètes.
Combien y a-t-il d’étoiles dans le ciel? Cette question ne veut rien dire. Il y en a peut-être deux cents milliards, ou plus, dans notre seule galaxie, et les galaxies sont innombrables. Peut-être sont-elles en nombre infini. Alors, les planètes, combien sont-elles?
J’ai cité tout à l’heure les géologues à propos de l’âge de la Terre. Ils ont encore quelque chose d’essentiel à nous apprendre: c’est l’âge de la vie. Des traces de carbone d’origine organique, décelées par le géologue finlandais Rankama, accusent deux milliards cinq cent millions d’années. Une algue découverte en Afrique a été datée à deux milliards six cent millions d’années par la méthode du plomb isotopique. D’autres traces plus anciennes encore ont permis aux spécialistes d’estimer que la vie a dû faire ses premiers essais il y a quatre milliards d’années et les acides aminés, matériau primitif et fondamental de la vie, opérer leur synthèse au cours du milliard d’années précédent. La vie a donc commencé à se chercher dans l’inanimé au cours de temps très longs ayant commencé il y a près de cinq milliards d’années. Ce sont les chiffres mêmes qui mesurent l’âge de la Terre et des planètes. Autrement dit, la vie est apparue presque aussitôt les planètes formées, comme si son essor était inévitable dès lors que les conditions physiques en sont réunies.
La «couveuse» stellaire primitive enfante normalement des planètes
Les conditions, le hasard seul les crée-t-il ou bien l’environnement terrestre, propice à l’éclosion de la vie, est-il une création automatique de toute nébuleuse stellaire en train d’enfanter des planètes? Écoutons le professeur Schatzman, auteur dans le livre de M. Guérin de toute la partie cosmogonique: «Dans les régions centrales de la nébuleuse, écrit-il, seuls ont pu se condenser les silicates, les oxydes, les métaux, et, en petite quantité, l’eau. Dans les régions périphériques froides, en revanche, la condensation de l’eau, du méthane, de l’ammoniac, s’est accompagnée de la condensation de l’hydrogène et de l’hélium, qui sont restés les constituants essentiels.
»C’est, ajoute-t-il, à ces conditions physiques régnant au sein de la nébuleuse stellaire primitive qu’il faut attribuer la différence de composition chimique des planètes telluriques (Mercure, Vénus, la Terre, Mars) et des grosses planètes (Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune).» En d’autres termes, le mécanisme d’enfantement des planètes aboutit normalement à la formation de planètes telluriques dans la zone la plus proche de l’étoile.
En accumulant des certitudes sans intérêt humain apparent, telles que mesures isotopiques, évaluation de la quantité d’eau ou de méthane à telle ou telle distance d’une étoile, la science, par un travail de fourmi, arrive finalement plus loin que toute autre démarche de l’esprit. Que l’on veuille bien me suivre. Nous n’en sommes pas encore à l’homme, c’est vrai, mais patience: nous le dépasserons. Et pour ne pas perdre le fil, récapitulons:
— les étoiles sont innombrables;
— «la probabilité de trouver des planètes autour d’une étoile quelconque est la même que celle de trouver des poussins autour d’une poule» (Pr Joseph A. Hynek, astrophysicien américain, directeur de l’observatoire Dearborn);
— l’évolution de la nébuleuse stellaire primitive, c’est-à-dire de la couveuse, aboutit normalement à la formation de planètes telluriques, c’est-à-dire semblables à Mercure, à Vénus, à Mars et à la Terre;
— la vie est apparue sur la Terre aussitôt qu’elle y fut possible.
Il est des probabilités fortes comme des certitudes
À ce point, nous en sommes donc à admettre que rien n’est plus probable que l’existence de la vie autour d’un nombre immense d’étoiles. Ce n’est pas une certitude matérielle, car cette vie innombrable, nous ne pouvons pour l’instant aller sur place la constater. Nous sommes comme le jaloux qui suit sa femme infidèle jusqu’à la chambre où se consomme l’adultère et voit tout, excepté son infortune (car à ce moment-là la lumière s’éteint): «Toujours ce doute», se dit-il, s’il est acharné à douter. On peut impunément nier que la vie soit semée dans l’espace avec la même libéralité que les étoiles, si l’on estime qu’admettre cela c’est porter des cornes. La lumière faisant défaut au moment décisif, aucune preuve directe ne peut être servie. Mais peu de certitudes sont aussi assurées que cette probabilité.
À plus forte raison peut-on impunément nier que cette vie, si elle existe, ait ailleurs comme ici évolué vers les niveaux supérieurs de conscience correspondant à notre espèce humaine. Mais enfin, les spécialistes de l’évolution, eux, estiment que l’hominisation était un phénomène biologique inéluctable.
L’univers n’est peut-être rien d’autre qu’une machine à fabriquer la pensée
Dans son livre magistral le Geste et la Parole[5] André Leroi-Gourhan en montre le processus à l’œuvre dès les plus humbles et les plus archaïques niveaux. Chaque pas en avant de la vie, depuis quatre milliards d’années, fut un pas vers l’homme. Il serait bien surprenant que la formidable unanimité de tous ces êtres sans nombre tendus vers ce que nous sommes, fût un phénomène dénué de signification. Pour moi, dût-on me tenir pour cocu, j’abandonne à d’autres l’espoir désespéré que ce que je ne peux voir encore démentira ce que je vois déjà. Je préfère renoncer à croire que notre Soleil, qui se montre en tout semblable aux autres étoiles chaque fois qu’un test nouveau permet une nouvelle comparaison, nous réserve pour le dernier moment la miraculeuse singularité seule capable de m’épargner d’avoir à admettre que les autres étoiles, comme lui, éclairent de leurs rayons quelque planète vivante comme notre Terre, ou l’ont éclairée, ou l’éclaireront. Je préfère admettre que ce qui s’est déroulé sur la Terre avec une obstination jamais démentie pendant quarante millions de siècles, obéissait à une loi tout à fait banale et que ce monde sans bornes en éternelle gestation de galaxies où se font les étoiles qui font les planètes qui font la vie, n’est rien d’autre, en définitive, qu’une machine à fabriquer de la pensée.
Ce n’est pas là de la science? Ah, je le sais. Je le sais bien, que ce n’est ni de la science ni de la philosophie. Mais est-ce ma faute si la discipline scientifique exige que l’astronome ignore ce que font le biologiste et le géologue, que le géologue ignore ce que font l’astronome et le biologiste, et ainsi de suite? Et si les certitudes acquises séparément par les diverses techniques de recherche aboutissent, lorsqu’on en prend simultanément connaissance, à ouvrir des perspectives écrasantes, faut-il donc se boucher les yeux?
Il n’y a pas longtemps, une revue scientifique interrogeait un physicien et un biologiste sur l’avenir de la science. «Cet avenir est bouché, répondit le physicien, car, s’il est vrai que les énigmes de l’univers sont en nombre infini, le cerveau, lui, n’a que des ressources limitées, et nous avons presque atteint ses limites.» «Cet avenir est bouché, disait à son tour le biologiste. Certes, nous pourrons bientôt augmenter, et peut-être indéfiniment, les capacités du cerveau. Mais comme nous sommes presque au terme de l’investigation physique de l’univers, la science n’aura bientôt plus d’objet.» Je dis, moi, que le souci de ne connaître que leur discipline aveuglait ces deux éminents esprits et que nous trahissons le plus haut dessein de la science quand nous refusons de voir la grande image qu’elle nous montre.
Mieux vaut ouvrir les yeux et avoir peur
Il est vrai que, si nous acceptons de la considérer, l’océan où nous voguons se peuple soudain de fantômes et que nous devons nous cramponner pour ne pas céder à l’épouvante. Eh bien, tant mieux! Mieux vaut ouvrir les yeux et avoir peur. Poursuivons donc notre chemin de fourmi.
Tout donne à croire, ai-je dit, que la vie foisonne dans l’espace, où, à quelques milliards d’années près (ce qui n’est rien), elle doit avoir, autour de chaque étoile qui l’éclaire, presque le même âge que l’étoile: le Soleil s’est formé il y a cinq ou six milliards d’années en même temps que ses planètes, et la vie apparaissait un ou deux milliards d’années plus tard. En quatre milliards d’années, elle atteignait le niveau psychique humain. Ce niveau atteint, il lui fallait quelques dizaines de milliers d’années à peine pour découvrir la science, et quatre siècles après cette découverte, elle partait à la conquête de l’espace. Diable! Que peut-il alors se passer autour des étoiles ayant quelques milliards d’années d’avance sur le Soleil? La stratigraphie statistique, une discipline particulière de la géologie, nous apprend que la vitesse d’évolution de la vie terrestre a varié pendant toute son histoire selon une loi constante[6], ce qui signifie que l’aboutissement de l’hominisation au terme de quatre milliards d’années d’évolution n’est pas imputable au hasard: c’est l’échéance d’un mécanisme. S’il y a des étoiles très en avance sur le Soleil, le niveau humain doit donc, en règle générale, y avoir été atteint il y a longtemps.
Quelque part dans le lointain du ciel est inscrit l’avenir de l’humanité
Existe-t-il de telles étoiles? II y en a d’innombrables, nous apprennent les auteurs de Planètes et Satellites. Le Soleil est une étoile d’âge moyen. Si on le compare aux astres les plus anciens de la galaxie, vieux, selon les uns, de 15 milliards d’années, selon d’autres de 20 ou 25 milliards, c’est même un tout jeune homme. Nous voilà donc amenés à prendre en considération la possibilité, ou pour mieux dire, l’immense probabilité, que ce ciel où nous jetons chaque soir un regard distrait, en y voyant sans les voir des étoiles dont nous ignorons le nom, est semé de civilisations évoluant depuis des milliards et des milliards d’années, alors que la nôtre n’a guère que cinquante ou soixante siècles. D’autres sont déjà, ailleurs, en ce moment même, ce que nous serons après des millions de siècles d’histoire.
Voilà certes encore une idée trop facile et trop vite dite. Que peut être l’avenir lointain de l’humanité? Où nous conduira la domestication accélérée des lois de la nature, et en premier lieu de celles dont le jeu sauvage enfanta l’homme lui-même? J’ai dit tout à l’heure que nous dépasserions l’homme. Eh bien, nous y voilà. Cette stabilité, cette immutabilité de l’homme que nous croyons éprouver au fond de nous-mêmes et d’où est né le rêve d’un humanisme, nous savons maintenant qu’elle n’est qu’une illusion. De mémoire de rose, jamais on ne vit mourir un jardinier. L’homme n’est pas la mesure de toutes choses, car une mesure doit être définie une fois pour toutes et l’homme n’est qu’un moment fugace dans le grand songe cosmique.
Les courbes d’accélération découvertes par Meyer et Cayeux, en étudiant la paléontologie lointaine, continuent de se vérifier dans l’histoire, y compris dans l’histoire contemporaine, avec cette nuance toutefois que dix ans suffisent maintenant à produire autant de nouveautés que dix mille siècles jadis: c’est la loi du progrès exponentiel. Mais là où le premier mouvement du philosophe le porte à ne voir qu’une curiosité biologique ou technologique, il faut qu’il apprenne à reconnaître l’annonce de sa propre abolition, du moins sous sa forme actuelle.
Platon, Hegel, Husserl pouvaient spéculer sur la nature prise comme un tout: l’ignorance où ils étaient que la Nature comporte aussi et même surtout l’inaccessible par définition les y autorisait, comme la cécité de l’aveugle assure la paix de son âme, tandis qu’il gambade au bord d’un abîme qu’il ne voit pas. Il faut désormais nous habituer à l’idée de ce vaste abîme peuplé d’êtres (mais peut-on encore parler d’êtres?) qui nous dominent d’aussi haut que nous dominons la limace et la bactérie.
L’homme est quelque chose qui sera dépassé, qui l’est déjà ailleurs
J’épargnerai au lecteur le déroulement des évidences impliquées dans ce fait maintenant admis par tous ceux qui se sont donné la peine d’y réfléchir[7]: ce que nous serons dans quelques milliards d’années existe déjà à profusion dans l’espace.
Ces évidences sont toutes négatives: de ces êtres, non seulement nous ne savons rien, mais nous ne pourrions rien savoir à leur niveau même s’il nous était donné de les rencontrer. Il faudrait citer ici intégralement l’admirable chapitre (rédigé par Pierre Guérin) qui conclut Planètes et Satellites: «S’il existe dans l’univers des espèces intelligentes dont le psychisme atteint ou dépasse celui de l’homme (hypothèse admise par Guérin comme infiniment probable), il y a d’abord lieu de croire qu’elles pensent différemment de nous, au moins à certains égards, car leur morphologie a sans doute bien peu de chances d’être identique à la nôtre. D’autre part, parmi ces espèces, celles qui nous sont psychiquement supérieures ne le sont pas par la multiplication ou l’extrapolation de nos facultés intellectuelles mais par l’apport de quelque chose d’autre, situé à un niveau qui nous échappe par définition et que nous ne pourrons jamais expliciter ni analyser, puisque notre cerveau n’est pas conçu pour cela. Certes, ces êtres sont, comme nous, dans la Nature. Ils obéissent sans doute, comme nous, à une loi universelle qui les pousse à explorer et à comprendre cette Nature. À ce titre, ils n’en ignorent pas les propriétés que nous connaissons déjà et en connaissent même certainement beaucoup d’autres que nous ne connaîtrons que plus tard, de sorte qu’ils ont avec nous au moins certains points communs. Mais l’analogie s’arrête là. Car si de tels êtres sont dans la Nature, c’est que cette nature n’existe pas seulement au niveau de nos facultés (…) mais aussi à un niveau plus élevé, accessible seulement aux facultés intellectuelles propres à ces êtres et que nous ne possédons pas. Ce «côté des choses» de la nature est donc, par essence, inaccessible à notre cerveau.»
En d’autres termes, l’élan de l’évolution biologique et psychique en accélération constante sous nos yeux (courbes Cayeux, Meyer) postule une part immense et peut-être infinie de la nature que l’homme ne pourra explorer qu’au prix d’un dépassement lui aussi immense et peut-être infini. Et ce dépassement est déjà réalisé ailleurs…
Ce qu’il y a de plus étrange dans ces idées, c’est le refus affolé qu’on leur oppose. Pour les avoir le premier soutenues dès la fin du XVIe siècle, Giordano Bruno fut brûlé vif, et si l’on ne procède plus ainsi maintenant, ce n’est pas l’envie qui manque. Il existe à leur égard une névrose d’aveuglement volontaire. Giordano Bruno continue, plus que jamais, de brûler sur son bûcher. Alors que tout est devenu thème à spéculation et que notre époque sème à tous vents les idées les plus bizarres, les plus inutiles et les plus saugrenues, aucun professionnel de la réflexion n’a eu jusqu’ici l’idée de s’attaquer à celles-là. Le vaisseau fantôme poursuit sa route dans la brume, emportant son armée de spectres à la manœuvre comme des automates.
Voici un exemple d’homme qui bricole la pensée du futur
Dieu merci, pendant ce temps, des âmes simples bricolent à la main l’avenir de la pensée sur cette planète. Voici l’une de ces âmes simples. C’est un ancien professeur de zoologie à l’université de Cambridge, grand voyageur, spécialisé dans la capture des fauves pour les parcs zoologiques, un peu aventurier, un peu agent secret (de l’Intelligence Service, car il est Anglais), possesseur d’un ranch aux États-Unis et d’une superbe trogne façon Bevan. II s’appelle Ivan T. Sanderson et fut probablement le premier homme à croire aux soucoupes volantes, car il en vit pendant la dernière guerre lorsqu’il faisait la chasse aux sous-marins allemands dans la mer des Caraïbes.
Sanderson n’a peur de rien. Ni des sous-marins nazis qu’il repérait avec un petit cotre, ni des lions qu’il capture, ni des idées. Son idée la plus familière étant depuis un quart de siècle que la Terre est tenue en observation constante par une pensée extraterrestre, cette même pensée dont nous parlent les astronomes de Planètes et Satellites, il a entrepris, très calmement, d’en tirer les conséquences. Le livre qu’il vient de publier est stupéfiant[8]
Les idées qu’il nous sert tordent le cou aux idées routinières
Je sais que les délicats feront la fine bouche. Ils reprocheront à l’auteur de mépriser les traditions propres aux livres sérieux, y compris les livres de biologie de Sanderson, et notamment de n’avoir pas mis toutes les notes et références désirables. Mais qu’est-ce que cela fait puisque les gens sérieux, absorbés par la manœuvre de leur vaisseau fantôme, ne le liront pas? Notre auteur sait pour qui il écrit: pour la même piétaille qui, vers 1610, n’entendait rien aux discussions latines sur l’impetus et lisait Galilée en italien. Et dit-il? C’est ici qu’il faut se cramponner. Le whisky qu’il nous sert est un vrai tord-boyaux. Puisque, dit-il, ces êtres sont là, il faut d’abord dresser l’inventaire des problèmes qu’ils posent: que peuvent-ils être? Que font-ils? D’où viennent-ils? Comment sont-ils ici? Dans quel but?
Il faut ensuite examiner les réponses possibles. Or, on s’aperçoit à lire ces réponses que Sanderson a pris à la lettre l’idée de Guérin selon laquelle ce qui est ultra-humain échappe par définition à notre intelligence. Il en tire la conclusion (d’ailleurs également tirée par Guérin) que non seulement ce qui nous paraît impossible ne l’est peut-être pas, mais que toute manifestation physique d’une activité intelligente supérieure à l’homme comportera quasi obligatoirement l’exhibition de l’impossible.
Par exemple, dit Sanderson, pourquoi s’offusquer de voir les soucoupes volantes apparaître et disparaître sur place? C’est impossible? Et alors? Non seulement l’impossibilité (pour nous) ne doit pas constituer un obstacle à la réflexion, mais il est bon de prévoir les divers types d’impossibilités auxquels on doit raisonnablement s’attendre. Par exemple, il sera intéressant de voir si l’apparition sur place est instantanée: à un moment il n’y a rien, l’instant d’après, il y a l’objet matériel dans son intégrité; ou bien si elle est progressive: l’objet semblant se matérialiser et se dématérialiser lentement.
Ce qui est impensable n’est pas obligatoirement impossible
Nous assistons ici, au niveau sans prétention du travail d’un homme de bonne volonté, à un événement philosophique de si vastes dimensions qu’il n’y en eut peut-être jamais de comparable: pour la première fois, un homme admet qu’impossible et impensable sont deux concepts sans rapport entre eux. L’impensable peut exister, il peut se produire sous nos yeux. Et, s’il le fait, au lieu de tomber la face contre terre, l’homme doit sortir sa règle à calcul. Guérin cite un texte remarquable du grand physicien Pierre Auger, directeur de l’Organisation européenne de Recherches spatiales[9].
«Il y a tout lieu de croire, écrit Pierre Auger, que le champ des combinaisons que peut effectuer notre cerveau n’est pas infini et que nous en atteindrons un jour les bornes. Mais comment les reconnaîtrons-nous? Les animaux ne perçoivent pas les limites de leur entendement. Celles-ci se manifestent cependant lorsque l’animal ne peut sortir d’une situation anormale ou imprévue. Sa capacité de combinaison étant trop faible, non seulement il n’est pas capable de résoudre le problème posé, mais il n’est même pas capable de le penser. C’est la même chose pour l’homme. Comment pourrait-il déceler des limites qu’il ne «rencontre» jamais et qu’il n’a pas les moyens de concevoir clairement?»
Pierre Auger admet donc que l’inconcevable existe dans la nature. La seule différence entre Auger et Sanderson, c’est que le physicien semble n’avoir pas tiré les conséquences de sa comparaison si juste entre l’homme et l’animal: si l’homme peut représenter pour l’animal cet inconcevable que l’animal ne rencontre jamais de lui-même, on doit inéluctablement prévoir que l’ultra-humain fera de même à l’homme.
Notre rencontre avec l’ultra-humain sera la manifestation matérielle, sous nos yeux, de l’inconcevable. À ce niveau, non seulement inconcevable cesse d’être synonyme d’impossible, mais il le devient de probable.
Bien entendu, on ne répétera jamais assez combien tout cela est oiseux et de peu d’intérêt, et qu’il convient d’abord d’élucider le problème du Nouveau Roman. Je conviens, pour ma part, avoir lu plusieurs fois mon Aristote tout entier, et n’y avoir jamais trouvé rien de semblable. Certes, il s’agit de l’avenir de l’humanité, mais qui nous dit que le monde ne finira pas ce soir? Allez, allez, bons nautoniers, le pilote automatique sait son affaire, ces choses effrayantes qu’on aperçoit dans les hublots sont des illusions d’optique, et ces coups de trompette sont des couacs de l’orchestre. Achevez votre partie de cartes.■
Aimé Michel
Notes:
[1] Lucien Musset: les Invasions. Les Vagues germaniques, p. 221 (Payot 1965).
[2] Voir dans les Études galiléennes, d’Alexandre Koyré (Hermann 1966) le chapitre intitulé: A l’aube de la Science classique.
[3] Astronomie populaire, Flammarion, édition de 1955, p. 183.
[4] Planètes et satellites, mondes de l’espace, sous la direction de Pierre Guérin, maître de recherches à l’institut d’Astrophysique et avec la collaboration d’E. Schatzman, J. Focas, M. Combes, M. Laffineur, P. Couteau, préface de J.F. Denisse, directeur de l’Observatoire (Larousse éditeur).
[5] André Leroi-Gourhan: le Geste et la Parole (Albin Michel).
[6] François Meyer, professeur à l’Université d’Aix-Marseille: Problématique de l’Évolution (P.U.F.). André de Cayeux, professeur de géologie à la Sorbonne: travaux divers (M. de Cayeux est président de la Commission internationale de Stratigraphie statistique).
[7] Voir notamment le livre écrit en collaboration par les deux astrophysiciens I. S. Schklowsky (Russe) et Carl Sagan (Américain): Intelligent Life in the Universe (Holden-Day, San Francisco, 1966).
[8] Ivan T. Sanderson: Uninvited visitors (c’est-à-dire les visiteurs non invités), (Cowles Books, 488 Madison Avenue, New York, N.Y. 10022, 1967).
[9] Le Nouvel Observateur (29 sept. 1965, p. 16).