Les invectives de Diogène
Le triomphe de la ferraille
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°78 de décembre 1972
J’étais étonné, je l’avoue. Et pourtant, depuis quelque vingt-quatre siècles que l’on me conte des histoires et que, docile, je les crois, j’en ai entendu, des histoires!
«Vous dites que l’homme que je cherchais en plein jour à Athènes avec une lanterne, vous l’avez fabriqué?
– C’est en effet précisément ce que je dis, oui, Monsieur Diogène.»
J’avais beau fouiller ma mémoire, cette histoire-là, c’était bien la première fois qu’on me la servait. Que l’on me dise: «L’homme que vous cherchez en vain, c’est moi»›, à la bonne heure! Ou mieux encore que, moyennant finances, l’on me propose de me faire rencontrer cet homme introuvable, bon. Mais qu’on prétende l’avoir fabriqué…
«Attendez, dis-je, croyant soudain avoir compris. Cet homme, vous voulez me le vendre?»
Mon interlocuteur me considéra d’un air amusé. Il n’avait pas l’air d’un aigrefin. Ni d’un fou. Il avait l’air, tout simplement, de ce qu’il disait être: d’un mathématicien grand, maigre, correctement mis quoique avec un rien de fantaisie, l’œil vif derrière le hublot, et cet air détaché dû à la fréquentation des entités imaginaires dont se nourrissent les mathématiques.
«Vous le vendre… Et avec quoi me le payeriez-vous, mon homme artificiel? Avec votre lanterne? Du calme! N’allez pas chercher midi à quatorze heures. Un jour, à Athènes, on vous a vu chercher un homme en plein midi avec une lanterne. On s’est beaucoup interrogé sur cette méchante plaisanterie. Qu’est-ce qu’un homme, selon vous? Un être libre et responsable? Un être doué de raison et raisonnant toujours infailliblement? Si c’est l’être libre et responsable que vous cherchez, n’en parlons plus. Les mathématiques ne peuvent rien pour vous. Mais si c’est l’être au raisonnement infaillible, je suis venu vous conseiller de ranger votre lanterne ou d’en faire cadeau au musée de l’Homme. Votre quête est finie. Le raisonneur qui ne se trompe jamais n’existait pas, vous aviez raison de défier les Athéniens en affectant de n’en voir aucun à la lumière du jour. Comme il n’existait pas, nous l’avons fabriqué.»
Il m’agaçait.
«Oh! l’ordinateur, n’est-ce pas? Cependant j’ai lu sous la plume des spécialistes les plus respectables que l’ordinateur n’est qu’une machine stupide, un tas de ferraille qui se borne à rendre sous une autre forme ce que vous avez mis dans sa mémoire. J’ai lu que ceux qui parlent de «pensée artificielle» ne connaissent pas le sens des mots et que l’ordinateur est aussi loin de penser que peut l’être une machine à fabriquer de la mortadelle.
– Eh! vous ai-je dit qu’il pense? Assurément il ne pense pas. Il raisonne. Ce n’est pas la même chose. L’ordinateur n’est qu’un tas de ferraille, c’est vrai. De même que le cerveau n’est qu’un morceau de chair. Le rapprochement n’est pas seulement légitime. Il s’impose. Le meilleur cerveau du monde, s’il n’est pas éduqué, n’est lui aussi qu’un peu de matière. Les sauvages les plus arriérés, ceux-là mêmes, qui, au lieu de trois disent un, un et encore un, et au lieu de quatre (ou dix ou dix mille), beaucoup, ces sauvages incapables du raisonnement le plus sommaire ont exactement le même cerveau que vous, ce qui ne me gêne guère, et que moi, ce qui est plus grave.
– Vous voulez dire…
– Je veux dire qu’avec la miniaturisation de l’électronique, les ingénieurs fabriquent maintenant des dispositifs matériels sur lesquels nous autres, mathématiciens, sommes capables de reproduire artificiellement toutes les démarches rationnelles susceptibles d’une définition logique. Je veux dire que dans le cadre de ces démarches, l’ordinateur ne se trompe jamais, alors que l’homme, lui, est sujet à toutes les défaillances.
– Jamais?
– Jamais. Bien entendu, il se trompe s’il se détraque ou si le programme que je lui livre comporte déjà une erreur. Mais il ne peut pas faire comme l’homme, qui se trompe même sans se détraquer. Le meilleur mathématicien du monde n’est pas à l’abri d’un oubli ou d’une distraction. Il peut toujours dire trois fois sept vingt-huit. Ou bien dire trois fois sept vingt et un et écrire vingt-huit. L’ordinateur, lui, ne peut simplement pas. Il se borne à faire fonctionner des circuits dans lesquels le courant passe ou ne passe pas, sans qu’il soit jamais question ni de nombre, ni d’idée, ni de rien de pareil.»
Tout en l’écoutant, je réfléchissais. Ce qu’il me disait semblait parfaitement raisonnable. Simplement il me faisait penser à mon vieil ennemi Platon, le philosophe, le raisonneur.
«Je ne sais, dis-je, si je vous ai bien compris. Mais si l’ordinateur raisonne infailliblement, c’est parce qu’il ne pense pas?
– Tout juste. Vous l’avez dit.
– Oh! oh! L’erreur serait en quelque sorte le propre de l’homme?
– Je n’irais pas jusque-là. Je peux quand même programmer mon ordinateur pour qu’il se trompe.
– Merci, oh! merci. Le propre de l’homme, c’est donc de savoir se tromper même sans le faire exprès. Je vais réfléchir à cela.»■
Diogène.