Le temps pourri
Chronique parue dans France Catholique − N° 1293 – 24 septembre 1971
Oui, chère Madame qui m’écrivez votre inquiétude, vous avez raison de constater que quelque chose, dans le temps, ne va plus comme jadis. Il est bien vrai que le temps n’est plus ce qu’il était. Il est bien vrai aussi que seuls les paysans (et les savants) peuvent s’en rendre compte. Les derniers patrons de moulins à vent − il y a encore quelques Maîtres Cornille en France − se demandent pourquoi «le vent ne tient plus». On pourrait douter d’impressions subjectives et personnelles qui, forcément, comparent la maturité ou la vieillesse d’un homme à son enfance, mais une machine comme le moulin à vent n’a pas d’impressions. Quand le meunier constate que la même mécanique qui pouvait tourner quinze heures d’affilée il y a un demi-siècle s’arrête maintenant, faute de souffle après une petite demi-journée, il est bien forcé de se poser des questions.
Voici donc, Madame, quelques faits qui confirment votre impression et que j’emprunte à des publications de géophysique[1] − la turbidité de l’atmosphère (c’est-à-dire son opacité due aux poussières en suspension) a augmenté de 57% depuis 1900 à Washington. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce ne sont pas forcément les villes qui accusent l’accroissement le plus considérable de la turbidité en pourcentage, bien au contraire. Ce sont les lieux où l’atmosphère était jusqu’ici la mieux préservée: à la station de Davos, en Suisse, la turbidité s’est accrue de 80% pendant le même temps. Dans l’île de Mauna Loa, aux Hawaii, c’est-à-dire en plein cœur du plus vaste océan du monde, l’accroissement atteint 30% en dix ans seulement de mesures, entre 1957 et 1976.
Irrespirable dans dix ans
Les géophysiciens russes ont trouvé une méthode d’une parfaite rigueur pour mesurer les variations de la turbidité atmosphérique depuis plusieurs siècles, du moins dans les régions où existent des névés et des glaciers: ils examinent les quantités de poussières correspondant aux couches superposées des chutes de neige annuelles conservées dans les champs de neige éternelle. Au Caucase, ils ont pu ainsi mesurer les variations de la turbidité atmosphérique en remontant jusqu’à 1790. Ils ont constaté un accroissement d’abord lent, puis de plus en plus rapide de la crasse atmosphérique, dépassant maintenant le pourcentage fantastique de 2’000%.
− Entre 1958 et 1963, les mesures opérées dans le cadre de l’Année géophysique ont fait apparaître un accroissement de la masse du gaz carbonique atmosphérique atteignant cinq milliards de tonnes par an.
− Le Japon nous est souvent donné en exemple de ce que peut faire un pays décidé à s’enrichir. Certes. Mais de quoi paye-t-il son «enrichissement»? «À Tokyo, 75’000 cheminées d’usines, sans compter les cheminées d’immeubles, laissent tomber 34 tonnes de suie au kilomètre carré par mois[2].» Selon Michitaka Maino, directeur de l’Institut de recherches sur la pollution, si le Japon continue sur sa lancée actuelle, l’air de Tokyo sera irrespirable dans dix ans: «Tout le monde devra emporter chaque jour son masque à gaz comme les Anglais leur parapluie[2].» Tout cela est très alarmant, mais montre que l’origine de nos ennuis climatiques n’est pas à chercher, comme on le croit souvent, dans les expériences spectaculaires du genre Apollo. Le trouble apporté dans l’atmosphère par le lancement d’une fusée Saturne est de très loin inférieur à celui que provoque un jour, ou même une heure de la vie d’une grande ville. La mise à feu d’une fusée n’est qu’une infime goutte d’eau dans la mer. La cause essentielle de la pollution atmosphérique, elle-même cause probable des perturbations climatiques, c’est la métamorphose technologique, c’est-à-dire en premier lieu l’usine et l’auto. Les variations enregistrées depuis 1790 suivent de façon frappante l’essor de l’industrie. L’apparition de l’astronautique n’introduit rien de nouveau et ne se laisse pas remarquer. Si les saisons changent, c’est que l’industrie − y compris d’ailleurs l’agriculture dans les pays où elle est franchement industrialisée − modifie les conditions d’ensoleillement du sol, le spectre de la lumière visible et la quantité de chaleur restituée à l’espace par la Terre sous forme d’infrarouges.
Notre ignorance des processus déclenchés par l’intervention de l’homme sur l’équilibre du milieu terrestre n’est d’ailleurs pas moins alarmante. Si du moins nous savions exactement ce que nous faisons! Mais dès que des faits il faut passer aux explications et aux prévisions, les experts se contredisent. Selon les uns, la température moyenne de la terre pourrait s’élever de 5 degrés d’ici à 1990. Cinq degrés, c’est énorme! C’est la différence entre la moyenne de la Côte d’Azur et celle du sud de l’Angleterre, entre Bruxelles et Oslo, entre Palerme et Perpignan, entre Stockholm et la Laponie. Passer en vingt ans de Nice à Syracuse, c’est raide!
Que le citadin qui lit ces lignes ne se dise pas qu’après tout, un peu plus de chaleur ne serait pas de trop. Le citadin oublie trop volontiers que c’est la campagne qui le nourrit. Un réchauffement de cinq degrés exterminerait l’agriculture: plus de blé en Beauce, plus de vin en Bourgogne, plus de pâturages en Normandie. Alors, la famine, les grandes calamités? Certains, comme le biologiste américain Paul Ehrlich, ne craignent pas de l’annoncer.
La fin des haricots
À cela, d’autres répondent que de telles prévisions n’ont rien de scientifique, que ce n’est pas prouvé. Ils disent que réchauffements et refroidissements climatiques alternent au long des siècles; qu’en 1788-89 l’hiver dura 86 jours à Paris, le thermomètre baissa jusqu’à ‒31,8°; la Seine gela jusqu’à son embouchure; que la mer du Nord gela en 1323, que le port de Gênes fut pris par la glace en 1483 et Marseille en 1594, que même le Bosphore, même le Nil, gelèrent en 1011! Et qu’enfin les hommes ne regrettent le bon vieux temps que parce qu’ils s’obstinent à l’oublier.
Qui a raison? Certains faits sont quand même assurés, par exemple l’opacité croissante de l’atmosphère. Les New Yorkais n’ont plus vu la Voie lactée depuis 40 ans, paraît-il. Il est vrai que les catastrophes redoutées ne sont pas prouvées. Mais il est vrai aussi que la seule preuve scientifique connue est l’accomplissement de la catastrophe. Je ne sais ce qu’en pense le lecteur, mais quant à moi j’exprime ma très haute considération aux optimistes bien décidés à ne pas s’inquiéter jusque là.■
Aimé Michel
Notes:
(1) La meilleure source de documents est le recueil publié par George W. Cox: Readings in Conservation Ecology (New York 1969). Le lecteur français dispose de plusieurs livres bien fournis de précisions:
− C. Dreyfus et J.-P. Pigeat: les Maladies de l’environnement, Denoël, 1971 (surtout intéressant pour le citadin menacé);
− Et bien entendu les ouvrages du Pr. Jean Dorst du Museum.
(2) Pigeat et Dreyfus.