Le surhumain: des faits et des preuves
Article paru dans Planète N°40 de mai / juin 1968
Que le lecteur soit averti: aucune idée n’est indigeste comme celle des niveaux de conscience différents.
De toutes celles que nous imposent les faits venus à la connaissance des hommes depuis disons vingt ans, il n’en est point à quoi l’on ait moins pensé, qui ait été moins dégrossie, qui soit plus étrangère à notre culture philosophique et scientifique. Seuls quelques écrivains ont eu jusqu’ici, par le biais prudent de la fiction, la témérité d’en tenter une approche. Et aussi (on verra tout à l’heure pourquoi) quelques chercheurs clandestins. Que l’on ne s’attende donc pas à trouver dans ces quelques pages ne fût-ce qu’un essai de définition.
Je me bornerai à citer des faits propres à éveiller l’attention du lecteur vers une direction intérieure où les yeux de l’esprit n’ont pas coutume de se tourner.
C’est un enfant qui vient d’achever sa sixième. Il a un an de latin. Que sait-il de cette langue? Rien, ou presque. Rosa, rosae, amo, amas, quelques vingtaines de mots. Mais ses yeux, lorsqu’il étudiait ses leçons et faisait ses devoirs, mais ses oreilles, quand il écoutait le professeur, ont en fait perçu une masse bien plus vaste de connaissances aussitôt envolées. Envolées? Un jour, cet enfant plonge dans une piscine dont il a mal évalué la profondeur et s’y brise le crâne. On l’emporte mourant. Et pendant les huit jours de son agonie, il va délirer. En latin. Dans un latin complexe, élaboré, tel, peut-être, que le jeune blessé, s’il avait vécu, n’aurait jamais été capable de le parler, même après six ans d’études.
Cette histoire est invraisemblable, certes. Mais elle est authentique. Ce petit garçon portait un nom familier à tous les Français, car il était le frère d’un autre petit garçon qui est depuis devenu un homme politique et un administrateur célèbre. Si ce garçon avait vécu, il aurait encore passé cinq ans à apprendre une langue que quelque chose en lui, sans qu’il le sache, savait déjà.
Dans son sommeil, le comptable retrouva l’image exacte de son livre
Voici un cas étudié par le psychologue anglais F.W.H. Myers dans son livre sur la Personnalité humaine[1].
Un homme était tracassé par une erreur de comptabilité qu’il n’arrivait pas à localiser en dépit de ses recherches. Un matin, alors qu’installé devant sa glace il cherchait un chiffon pour essuyer son rasoir, ses yeux tombent sur un bout de papier qui traînait sur la table. Machinalement, il s’en saisit, y jette les yeux et y découvre, écrite de sa main au crayon, la référence de l’erreur introuvable: mois de septembre, telle page, telle colonne, telle ligne. Et aussitôt un rêve fait la nuit précédente lui revient en mémoire. Dans son sommeil, il s’était vu feuilletant une fois de plus son registre et identifiant enfin l’erreur. II avait alors (toujours dans son rêve) pris un crayon et noté la référence. Au réveil, il ne se souvenait plus de rien.
Notre homme s’habilla rapidement et courut jusqu’à son bureau: la référence était exacte.
Deux faits au moins sont à retenir de ce cas pour notre sujet. Le premier est que ce monsieur portait en lui, sans le savoir, hors d’atteinte de sa conscience vigilante, l’image de son livre de comptes, avec chiffres, colonnes, etc. Le deuxième est qu’il ne reconnut pas le crayon qui lui avait servi, dans son sommeil, à noter l’erreur, et qui était encore à côté du papier sur la table: éveillé, il lui fut impossible de se rappeler où il avait trouvé ce crayon inconnu au cours de son accès de somnambulisme.
Endormie et rêvant, sa personnalité disposait donc de connaissances et de possibilités qu’éveillée elle n’avait pas.
La littérature parapsychologique est pleine de milliers de faits de ce genre, prouvant (s’ils sont authentiques) que quelque chose en nous peut et sait formidablement plus que nous ne croyons pouvoir et savoir. Mais de tels faits sont-ils possibles? On pourrait répondre par l’affirmative si, moyennant un protocole expérimental précis et reproductible à volonté, on savait les obtenir en laboratoire.
Eh bien! on sait les obtenir en laboratoire. L’expérience a été faite des milliers de fois et est encore faite quotidiennement dans les laboratoires de neurophysiologie du cerveau.
Conclusion: la mémoire enregistre tout sans exception
Elle fut réussie la première fois par le célèbre neurophysiologiste canadien Wilder Penfield, l’un des maîtres actuels de cette science. Penfield pique dans le cerveau d’un patient une micro-électrode. Le patient ne ressent rien de particulier. Puis le courant est envoyé dans l’électrode et, si l’emplacement est convenablement choisi, le patient éprouve une sorte d’hallucination, d’ailleurs parfaitement consciente, faite d’un spectacle complet, visuel, auditif, etc.
— Oh, dit-il par exemple, je me souviens! Je me souviens de ce que je vois. J’étais assis dans le métro en face d’un monsieur qui lisait le journal. C’était tel journal. D’ailleurs je vois le titre.
— Pouvez-vous lire ce journal?
— Bien sûr (le patient lit).
— Voyez-vous la date du journal?
— Oui (il la donne: elle a plus de trente ans).
On coupe le courant, l’hallucination disparaît. On consulte la collection du journal et, à la date indiquée, on trouve effectivement le texte «lu» par l’halluciné artificiel.
Dans leurs ouvrages, Penfield et ses disciples rapportent des centaines d’expériences semblables à celle-ci, quoique généralement plus compliquées. La conclusion de Penfield, admise par tous ses collègues, est formelle: «La mémoire enregistre tout, exactement comme un film ou une bande magnétique, et son enregistrement semble indestructible. Si la mémoire a des défaillances, c’est uniquement imputable au processus de rappel.»
Que nous disposions sans le savoir d’une mémoire absolue, que nous portions en elle, mais inaccessible normalement, le souvenir intact de la moindre impression, de la plus fugace vision entrevue même dans notre lointaine enfance, voilà qui est difficile à admettre. Mais admissibles ou pas, les faits sont là, reproductibles en laboratoire, connus de tous les spécialistes. L’étonnant est qu’ils ne soient guère connus que d’eux[2].
Un jour la fièvre me révéla ce que pouvait être la mémoire absolue
L’étonnant est aussi que nous soyons si peu attentifs aux mouvements qui parfois bousculent les frontières de notre conscience, comme si un mécanisme d’oblitération nous protégeait et nous empêchait de découvrir l’abîme que nous portons en nous.
J’étais en classe de première. Quelques jours avant une composition de géométrie, j’attrapai la grippe et dus me mettre au lit. J’ambitionnais d’être premier à cette composition, et mon rival, qui était aussi mon meilleur ami, venait me narguer à mon chevet, le livre de géométrie sous le bras: «Quand on a 39°5, disait-il, on ne révise pas. Tu seras second.» Or, il advint qu’une nuit, pendant quelques heures, la fièvre eut sur ma mémoire l’effet des électrodes de Penfield, à cela près que je me rappelais exactement tout ce que je voulais. Les pages du livre de géométrie s’ouvraient l’une après l’autre devant mes yeux, avec leur pagination, leurs figures, les lettres des figures, les notes et jusqu’aux taches que j’y avais faites. Pendant ces quelques heures je révisai mon cours dans une espèce de bienheureuse jubilation. Je fis même de tête plusieurs problèmes et m’émerveillai de voir la docile mobilité des figures de l’un d’eux qui comportait l’étude d’un lieu géométrique dans l’espace. Cela, hélas! ne dura que le temps de ma fièvre. Mais quand je me levai, je savais mon cours par cœur et mon rival dut reconnaître quelques jours plus tard que la fièvre a parfois du bon.
Comment, cette nuit-là, fus-je assez futile pour limiter l’usage de ce don merveilleux et passager à la révision d’un livre de géométrie? Non seulement l’idée ne me vint pas d’entreprendre l’exploration de domaines plus précieux de ma mémoire, mais c’est maintenant, en écrivant cet article, que je me suis pour la première fois posé la question.
Ce que la fièvre, ce qu’un rêve, ce qu’une blessure peuvent déclencher passagèrement, pourquoi d’autres circonstances ne le libéreraient-elles pas sans réserve et pour tout une vie?
Répondre à cette question reviendrait à écrire un livre sur les hommes phénomènes. «Le cardinal Giuseppe Gasparo Mezzofanti, qui fut l’un des plus grands génies linguistiques de tous les temps, apprit 114 langues et 72 dialectes. Dans 54 langues, au moins, il pouvait se faire passer pour un autochtone[3].» Ce cardinal n’est qu’un enfant de chœur comparé à un autre linguiste italien, Alfredo Trombetti. «Autodidacte, précise le Larousse du XXe siècle, il acquit la connaissance d’un très grand nombre d’idiomes (près de cinq cents, dit-on), et soutint la thèse de l’origine unique des langues […]. II devint professeur de philologie sémitique à l’université de Bologne, puis, en 1904, professeur de grammaire comparée à l’université de Venise. Il fut nommé en 1929 membre de l’Académie italienne.» Cinq cents idiomes. Imagine-t-on ce que cela représente non seulement de mots, mais de connaissances morphologiques, syntaxiques, sémantiques, philologiques? Peut-on contester que l’univers mental du professeur Trombetti fut fantastiquement plus étendu que celui de l’homme moyen?[4]
Certains individus sont capables de faire deux choses à la fois
On aura remarqué que les faits rapportés jusqu’ici ne concernent que la mémoire, «humble servante de l’intelligence». «Pourquoi m’embarrasserais-je l’esprit de connaissances que je peux trouver dans les manuels?» demandait Einstein, comme on s’étonnait qu’il ne connût pas la vitesse du son. Sans doute. On peut cependant répondre à cela que certains hommes disposèrent d’une mémoire comparable à celle de Trombetti, sinon supérieure, sans que leur esprit en parût «embarrassé».
Euler, par exemple, qui, devenu aveugle, portait toute sa bibliothèque dans sa tête et composa mentalement tous ses derniers ouvrages, calculs compris. Ou Leibnitz, ou Voltaire et tant d’autres, y compris certains vivants que nous connaissons. Inversement, certaines mémoires fabuleuses cohabitent avec un intellect débile. Quand j’étais professeur, j’ai eu un élève qui retenait n’importe quel texte après une seule lecture. Son exploit préféré consistait à réciter des pages de dictionnaire à l’envers. Il était d’ailleurs dernier en tout. Reconnaissons donc que la mémoire s’accommode de tous les niveaux intellectuels et que la conscience peut être, sous le regard de l’attention, présence de souvenirs bruts ou de rapports entre ces faits. Elle est alors mémoire ou intelligence.
Sous le regard de l’attention, ai-je dit. Mais prenons garde. II nous paraît évident que l’attention est une sorte de regard intérieur d’autant plus puissant qu’il est mieux localisé, qu’il se fixe avec plus de soin sur un objet unique. C’est là ce qu’on apprend dans les manuels. Méfions-nous des manuels et de tous les artifices destinés à nous donner l’illusion que nous avons compris.
Madame A. X., étudiante en médecine et psychologie, est une jeune femme remarquablement intelligente et perspicace. Elle est, pendant son sommeil, sujette à des phénomènes psychiques qui l’inquiètent car, naturellement, il n’en est pas question dans les manuels. La persistance de ces phénomènes transforme son inquiétude en angoisse, et voilà Madame A. X. prête à faire appel aux moyens extrêmes de la thérapeutique psychiatrique. C’est à ce moment qu’avant lu mon étude sur la physiologie du rêve[5], elle m’écrit. Je lui suggère quelques tests destinés à préciser sa forme d’attention. Voici l’un d’eux passé par cette jeune femme sous le contrôle d’un psychiatre.
C’était le soir de l’élection présidentielle. Les postes de radio et de télévision donnaient les résultats. Comme on s’en souvient, le speaker lisait tous les résultats locaux puis, après une série, l’addition des résultats partiels. Par exemple, le nombre de voix de chacun des candidats dans vingt petites localités, l’une après l’autre, puis, sans interruption, la somme de tous les résultats partiels pour chacun des candidats dans l’ensemble de ces localités. Comme je l’avais soupçonné, Madame A. X. était capable d’écouter, comment dirons-nous? d’une attention la suite ininterrompue des résultats partiels et de les enregistrer, tandis qu’en même temps l’autre attention effectuait les additions, dont elle écrivait les résultats avant leur annonce par le speaker. Autrement dit, Madame A. X. disposait (et dispose encore) de la faculté de pouvoir être attentive simultanément à deux opérations intellectuelles différentes. La continuité de ces deux attentions simultanées était, semble-t-il, exigée par le fait que, si elle avait porté pendant un seul instant son attention supposée unique sur l’opération d’addition, elle n’eût pu, pendant cet instant, continuer d’enregistrer les résultats partiels que le poste émettait sans interruption.
Il est trop facile de parler ici de «dissociation», de «tendances centrifuges». Personnellement, je suis preneur d’une pathologie qui me permettrait de penser attentivement à deux choses à la fois, de penser, en somme, deux fois plus, d’être à moi tout seul comme deux pensées coordonnées par un même vouloir.
À l’occasion d’un choc, le surhumain peut faire irruption en nous
La double attention est d’ailleurs un don plus répandu qu’on ne le croit. J’ai vu souvent Georges Vally (romancier de la collection Le Masque) soutenir une conversation animée sans cesser d’écrire. Son écriture semblait même stimulée par une conversation téléphonique, conversation n’ayant, bien entendu, aucun rapport avec ce qu’il écrivait. Et nous connaissons tous des personnes, le plus souvent des femmes, qui lisent en écoutant à la radio une pièce de théâtre. Peut-être l’antique servitude des soins du ménage, à la fois exigeants et ingrats, a-t-elle développé chez nos compagnes cette précieuse faculté? Il faut penser à ce qu’on fait quand on est seule à s’occuper des petites choses sans lesquelles la vie s’arrête. Comment le supporter sans pouvoir en même temps penser plus haut? J’ai remarqué, en étudiant les personnes capables d’attention double (ou parfois multiple), que c’est chez elles que se décèlent presque exclusivement les dons de médiumnité. Il serait singulier que cent ou cinq cent mille ans de servitudes ménagères soient à l’origine des prodiges que nous montrent maintenant une Thérèse Neuman, une Thérèse d’Avila, une Gemma Galgani.
Les expressions d’«attention double» ou «multiple» ne désignent du reste au mieux que des cas particuliers exceptionnels et je suis plutôt enclin à penser qu’elles cachent, comme le mot attention lui-même, une attitude qui échappe à toute désignation. Rien, dans notre pensée réelle, ne répond exactement à aucun mot. Et c’est probablement parce que nous sommes dupes de nos mots, parce que ce que nous disons nous cache ce que nous sommes, que le surhumain, toujours présent en nous, s’éveille si rarement. II faut le silence du sommeil pour que le voile se dissipe et que la vérité se dénude[6]. Mais cette vérité-là, aussitôt réveillés, nous la vaccinons immédiatement d’un autre mot: c’était un songe. Faut-il s’inquiéter d’un songe? comme dit Athalie. Parfois, cependant, sous l’effet d’un cataclysme intérieur, deuil, mort, danger, épreuve morale, effroi, amour, enfin dans la vie mystique[7] , ce surhumain assoupi fait irruption dans la conscience éveillée. On pourrait ici citer une infinité d’anecdotes classiques en parapsychologie, prémonitions, visions, contacts télépathiques, survenus en de tels moments.
Mais plutôt que de ces cas extrêmes et rares, voici une expérience personnelle comme nous en avons tous, quoique nous n’y soyons guère attentifs.
Une nuit d’hiver, dans les Alpes, je marchais dans une neige épaisse où j’enfonçais jusqu’à mi-cuisses. Il faisait très froid. La poudre blanche crissait sous mes semelles, seul bruit dans le silence. L’espace était noir et limpide et les montagnes bleues sous la lune. Je remontais un certain vallon depuis une vingtaine de minutes quand, ayant traversé un chemin, je me trouvai devant une clôture en bois que je dus escalader.
L’irrationnel doit être une conquête de la raison
Au moment où j’enjambais la poutre supérieure, mon regard vint à se lever vers le ciel. À travers la dentelle d’un rameau dépouillé, la lune ronde flottait parmi les branches supérieures d’un mélèze. Sans doute un million de circonstances obscurément concertées n’attendaient-elles que cette lune au sommet d’un arbre pour m’éblouir. En une seconde, plus de choses entrèrent en moi qu’aucune étude n’en dispensera jamais, j’entends de ces choses qui peuvent emplir l’âme et que la raison ensuite met une vie à explorer. Que cet univers est bon. Qu’il est bon d’être. Que toute pensée a l’éternité devant soi. Que tout amour est songe du moteur du monde cherchant à s’éveiller. Mais que dis-je? Le langage n’est qu’un signe, il ne peut transmettre que l’expérience commune. La conscience singulière est intransmissible.
On dira: vous faites place à l’irrationnel. Mais la raison est une conquête. Sans rien à conquérir, à quoi servirait-elle? Et ce qui n’est pas encore conquis, comment l’appeler? Le grand obstacle à l’extension de la conscience humaine, c’est la solitude de l’homme. Il n’a pu jusqu’ici se comparer qu’avec les bêtes: la pensée humaine n’est pas assez différenciée, et ce qui est indifférencié n’a pas de nom. Pourquoi ne pas le dire? C’est le problème des extra-terrestres qui nous oblige peu à peu à sortir de nous-mêmes. Voilà pourquoi je disais tout à l’heure que les premiers chercheurs à se préoccuper scientifiquement des niveaux de conscience sont des chercheurs clandestins.■
Aimé Michel
Notes:
[1] Voir: le Mystère des Rêves. Encyclopédie Planète.
[2] Les recherches les plus importantes du professeur Penfield ont pourtant été publiées en France par les Presses Universitaires.
[3] Robert Tocquet: les Hommes phénomènes, Les Productions de Paris, p. 122.
[4] Une remarque entre parenthèses. Mezzofanti est né en 1774 à Bologne. Trombetti en 1866 à… Bologne. C’est peut-être un hasard. Appelons cela un hasard et n’y pensons plus.
[5] Voir: le Mystère des Rêves. Encyclopédie Planète.
[6] Voir: le Mystère des Rêves. Encyclopédie Planète.
[7] Robert Tocquet: Bilan du surnaturel, Encyclopédie Planète. – H. Thurston: les Phénomènes physiques du mysticisme, Gallimard.