Le sens de l’orientation chez les bêtes

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Le sens de l’orientation chez les bêtes

Revue La Vie des Bêtes N°119 de juin 1968

 

La presse a longuement retracé l’aventure de «Mouchette», la chatte perdue et retrouvée, et une fois encore Aimé Michel explore l’insondable mystère du sens de l’orientation chez les bêtes. La photo ci-dessus représente une vedette d’un film de Disney, l’inoubliable siamois de «l’Incroyable randonnée». On se rappelle l’histoire: le chat et ses deux complices-chiens retrouvent leurs maîtres après avoir traversé l’Amérique. Il ne s’agit plus là d’une centaine de kilomètres, mais bien de plusieurs milliers. Le problème demeure donc entier!…

Walt Disney

Quand, il y a trois ans, M. René Le Pallac s’en fut au refuge de la S.P.A. de Dunkerque et y adopta un pauvre chat perdu, il ne se doutait pas que son amour des bêtes venait de lui faire découvrir un animal prodige. Il ne s’en douta pas davantage par la suite, bien que Mouchette (c’est le nom qu’on lui donna) se fût révélée une amie caressante et fidèle, notamment pour Corinne, la petite fille de la maison. Il ne s’en doutait toujours pas lorsque vers la fin de l’hiver dernier, M. Le Pallac et sa famille (y compris Mouchette) prirent place dans leur voiture et quittèrent leur domicile de Leffrinckoucke, dans le Nord, pour aller passer quelque temps à Saint-Nazaire, car M. Le Pallac, comme son nom l’indique, est breton.

Autant les chiens aiment l’auto et les voyages, autant les chats, on le sait, y montrent peu d’enthousiasme. Le chat qui sent le sol bouger sous ses pieds est pris de panique. Il n’a d’autre idée que de s’enfuir.

Et c’est ce qui arriva à la première halte, à Rouen! Profitant d’un moment d’inattention et d’une portière ouverte, la bête, affolée, sauta dehors et disparut dans la grande ville. Que faire? Et comment retrouver un chat perdu dans la cohue de Rouen? Les Le Pallac, consternés, reprirent leur chemin vers la Bretagne. Une chatte si gentille, comment se résigner? Et pourtant il n’y avait rien d’autre à faire que repartir.

Quelque temps plus tard, les Le Pallac avaient réintégré leur domicile de Leffrinckoucke. Et un jour, alors que Mme Le Pallac étendait du linge dans son jardinet, elle entendit des miaulements mi-joyeux, mi-plaintifs, qu’elle n’osa reconnaître. Était-ce possible? Et pourtant, c’était bien Mouchette. Elle était là. Elle s’élançait, elle venait se blottir dans les bras de sa maîtresse. «Efflanquée, hirsute, harassée, la pauvre bête avait les pattes ensanglantées, les griffes usées jusqu’à la chair meurtrie», raconta plus tard Mme Le Pallac à un journaliste de la Voix du Nord. En supposant qu’elle ait coupé par le chemin le plus court, Mouchette avait couvert plus de deux cents kilomètres en dix-sept jours.

Cette belle histoire véridique et toute récente ramène une fois de plus notre attention sur un problème dont j’ai souvent parlé ici et qui n’est toujours pas résolu, celui du retour au gîte. Particulièrement remarquable et remarqué chez les oiseaux et surtout chez les migrateurs, on est maintenant en train de découvrir que, à des degrés divers, ce don est répandu à travers tout le monde animal, et même chez l’homme. Eh oui, même chez l’homme, et pas seulement chez le sauvage, chez le primitif en contact quotidien avec les mystères de la nature, mais bien aussi, parfois, chez le citadin hypercivilisé incapable de reconnaître les arbres les plus communs et les oiseaux les plus familiers.

Les Américains ont fait des expériences avec des étudiants lâchés dans le dédale des couloirs de grands magasins ou d’immenses immeubles administratifs où toute possibilité d’orientation par rapport à des repères extérieurs était exclue. Il a été prouvé que certains d’entre eux savent infailliblement retrouver de l’intérieur, sans se laisser déconcerter par l’épreuve préalable de rotation sur soi, les yeux bandés comme à Colin-maillard, telle porte indiquée de l’extérieur avant l’épreuve ou telle fenêtre. Mais ces expériences n’ont rigoureusement rien appris à ceux qui les avaient imaginées: quand on interroge les vainqueurs de l’épreuve sur la façon dont ils s’y prennent, ils répondent qu’ils n’en savent rien, et il est impossible d’obtenir d’eux plus de précisions! Ils savent c’est tout.

Du moins, maintenant, est-on à peu près assuré d’avoir cherché dans toutes les directions imaginables. Je dis imaginables, et non possibles: il semble bien, en effet, que certaines choses s’avèrent possibles bien qu’elles restent inconcevables.

Car après avoir examiné toutes les hypothèses, on n’est guère plus avancé qu’avant: le fond du problème reste sans solution. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’a rien appris. On a dû reconnaître en particulier que l’énigme de l’orientation est probablement liée à une foule d’autres énigmes auxquelles on n’avait jusque-là prêté aucune attention.

La mécanique secrète du cloporte.

La mécanique secrète du cloporte.

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Cette bestiole, Glomeris marginata pour les spécialistes et cloporte pour les autres, est une des petites merveilles du monde des insectes. Elle ressemble à l’une de ces mécaniques compliquées que le romancier H.G. Wells avait inventé à l’usage des personnages de ses livres: La guerre des Mondes, ou les Premiers hommes dans la Lune. Pourtant, Glomeris est un être vivant, remuant, actif, qui aime les coins humides, sous les pierres, et que vous pourrez voir s’ouvrir et se fermer chaque fois que vous en trouverez un, ici ou là, ou ailleurs…
(Photo: H. Schrempp)

□ Le sens de la verticale

Par exemple au sens de la verticale. Que les animaux aériens n’aient aucune difficulté à reconnaître la verticale, cela s’entend; dès qu’ils s’en écartent ils tombent. Si l’ivrogne a tellement tendance à s’étaler, c’est que ses mécanismes régulateurs, dans le cervelet et les canaux semi-circulaires, sont perturbés par l’alcool. S’il ne s’aperçoit pas de cette perturbation, il se rend parfaitement compte qu’il titube et qu’il tombe. Les lois de la pesanteur se chargent de l’édifier sur ce point, cela est clair. Mais les poissons? À quoi les poissons reconnaissent-ils la verticale, eux qu’une adaptation naturelle a dotés d’une densité moyenne exactement identique à celle de l’eau grâce aux réglages automatiques de la vessie natatoire? On oublie en regardant leur merveilleuse aisance que les poissons ne sauraient tomber. Que mes lecteurs habitués à la chasse sous-marine se rappellent ce qui se passe lorsqu’ils s’agitent en profondeur les yeux fermés: ils perdent presque sur le champ toute possibilité de référence à la verticale, qui n’a plus pour eux de sens. Ils ne savent plus où sont le bas et le haut. On me dira que le poisson ne ferme pas les yeux. Mais, d’abord, il y a des poissons aveugles, et qui savent aussi bien que les autres reconnaître la verticale.

Et surtout, il y a l’immense faune des abysses dont la vie se passe loin de toute lumière. Ceux-là, comment savent-ils où est le haut? Pourquoi ne nagent-ils pas le ventre en l’air, prenant le fond pour un plafond? Certains nagent dans des positions étranges, par exemple la tête en bas, ou en haut (plus généralement en bas). Mais ceux-là, comme les autres, savent reconnaître la verticale. À quoi? On n’en sait rien.

Le sens de l’équilibre chez le poisson montre bien que le corps vivant, chez l’animal, est capable de se repérer par rapport au reste de l’univers sans le secours d’aucun point de repère. Et l’on s’étonne qu’il ait fallu tant de temps aux savants pour comprendre que cette capacité est logiquement liée au sens de l’orientation dans le retour au gîte. L’un et l’autre sont de même nature. Il s’agit peut-être d’un phénomène unique. Bien entendu, le fait d’opérer un rapprochement ne donne pas pour autant la solution. Mais du moins devrait-il permettre de nouvelles expériences. Il serait intéressant par exemple, de voir ce qui se passe lorsqu’on enferme un poisson dans un ballon rigoureusement sphérique et plein d’eau, sans la moindre bulle d’air, aux parois opaques, et doté d’un appareil permettant de voir en lumière invisible (invisible au poisson). Ou simplement pour commencer, ce que fait l’animal complètement aveugle.

On remarquera que ce sont les poissons de surface et de faible profondeur, ceux à qui la lumière sert de facile repère, qui peuvent aussi disposer du gradient de pression pour trouver la verticale. À deux mètres de profondeur, la pression est deux fois plus forte qu’à un mètre. Le rapport augmente donc rapidement et cela peut servir d’indication, compte tenu des dimensions du corps du poisson: peut-être sent-il la différence entre les pressions exercées sur les faces inférieure et supérieure de son corps. Mais à trois kilomètres de profondeur, si la pression continue d’augmenter exactement au même taux, en revanche, les rapports sont totalement différents.? À 3’001 mètres, la pression n’est pas double de ce qu’elle est à 3’000. Elle n’a augmenté que de 1/3’000 pour la même différence de profondeur d’un mètre. On voit donc que le repérage au gradient de pression fait défaut au poisson en même temps que la lumière. Or, il y a quand même repérage, et directionnel, comme dans le retour au gîte.

Que ce sens de la verticale soit en liaison (une liaison de nature inconnue) avec les lois les plus obscures de la pensée, des études faites récemment au Downstate Médical Center de New York viennent d’en donner une série de confirmations inattendues. Des psychologues de ce Centre ont voulu savoir si le repérage par les enfants et les adolescents des structures verticales, horizontales et obliques perceptibles dans leur environnement avait une signification quelconque, voici ce qu’ils ont trouvé. Il y a effectivement des enfants et des adolescents qui sont plus sensibles aux lignes verticales et horizontales, d’autres qui le sont davantage aux lignes obliques. Par exemple, si on leur demande de reproduire les lignes générales d’un paysage ou d’un objet quelconque, les premiers montrent les lignes verticales et horizontales, les autres les lignes obliques. Mais ce qu’il y a de troublant, c’est que les premiers ont besoin des autres, ils ne savent ni s’amuser ni travailler seuls, alors que les seconds sont des solitaires, et, surtout, montrent un quotient intellectuel plus élevé! À quoi correspond donc, dans l’inconscient de notre esprit, la verticale? Mystère. Quoi qu’il en soit, on peut penser que beaucoup d’animaux (et certains hommes) savent reconnaître les directions et donc s’orienter exactement comme les poissons des abysses savent reconnaître la verticale.

Et ici il me faut parler des surprenantes observations faites au cours de ces dernières années par deux savants italiens, les professeurs F. Papi et L. Pardi, sur un petit crustacé des rivages méditerranéens appelés Talitrus, ou talitre, ou encore tout simplement puce de mer. Comme le suggère cette dernière dénomination, la puce de mer est une bestiole sauteuse. Elle pullule dans le sable des plages et sous les algues en Corse, en Sardaigne, dans la région de Naples et sur la côte adriatique de la péninsule italienne.

Quand on la découvre sous une algue à quelque distance du rivage, elle exécute des bonds qui, loin d’être désordonnés, la ramène bientôt dans son élément, l’eau, la mer.

Ce spectacle banal, les pêcheurs italiens et corses le contemplaient depuis toujours avec indifférence lorsque les deux savants eurent les premiers l’idée de se poser la question: comment la puce de mer sait-elle de quel côté est la mer? La voit-elle? La sent-elle? Sent-elle l’humidité? Question passionnante, mais à laquelle on ne voit pas bien comment trouver un moyen de répondre. Toutes les hypothèses sont plus ou moins plausibles. Mais les deux savants les écartent toutes d’un coup en jouant à leurs puces de mer une farce aussi géniale que diabolique: ils s’en vont sur la plage de Naples avec un seau, en attrapent quelques centaines, les enferment dans un récipient avec toute l’eau de mer qu’il faut pour qu’elles soient à l’aise, et les emportent en promenade dans leur auto, comme Mouchette. Et où vont-ils? Le lecteur l’a deviné. À Naples, la mer se trouve au couchant et la terre au levant: ils traversent purement et simplement la botte italienne et s’en vont jeter leurs puces d’eau sur le sable d’une plage de la côte adriatique, de l’autre côté, là où toute puce d’eau digne de ce nom, lorsqu’elle saute, le fait en direction du levant.

Ici, une parenthèse est nécessaire. Ce qui donne à l’expérience toute sa valeur, c’est que les talitres occidentaux sont rigoureusement identiques aux talitres orientaux. Ce sont les mêmes animaux, appartenant à la même espèce. Ils se fécondent entre eux, bref, le microscope, le scalpel, rien ne permet de les distinguer. Donc, nos deux compères vident tout bêtement leur seau sur le sable et regardent, curieux de voir si le déménagement a troublé les esprits aux puces voyageuses. Et ce qu’ils voient les sidère: loin de leur troubler les esprits, le voyage ne semble que leur avoir donné un désir renforcé de réintégrer la mer, et à peine sur le sol, elles sautent à qui mieux mieux. Mais elles sautent unanimement vers leur mer à elles, vers la mer tyrrhénienne, c’est-à-dire vers la terre, tournant sans hésiter ce qui leur sert de dos à la mer Adriatique, toute proche!

□ Le problème des talitres

Et là, bien entendu, force nous est d’écarter sur le champ toutes les possibilités imaginables de repérage. Ce ne peut être la proximité de la mer, perçue par quelque moyen que ce soit, qui les oriente. La mer est là, à quelques mètres, et elles n’en ont cure. Ce n’est pas vers elle qu’elles bondissent en toute hâte, mais vers l’étendue brûlante et desséchée de l’Italie intérieure, où elles ne tardent pas à crever dans les buissons et les rochers. Ce n’est donc pas la mer qui les attire, c’est la direction ouest. Cette direction, comment la reconnaissent-elles? Au soleil? Mais l’expérience donne les mêmes résultats de nuit. Les étoiles, alors? Pas davantage: jetez-les sur le sol d’un local couvert et fermé, elles n’en sont pas troublées et bondissent imperturbablement vers l’ouest.

Il faut, pour l’instant, donner sa langue au chat. Papi et Pardi ont inversé l’expérience avec des résultats identiques: des talitres adriatiques transportés à Naples s’efforcent de regagner leur mer originelle, à deux cents kilomètres de là, sans montrer le moindre intérêt pour la mer qui les sauverait à moins de deux sauts. Comme les premières sautent sans hésiter vers l’ouest, celles-là sautent vers l’est. S’agit-il d’une connaissance innée de ces directions? Ou bien les minuscules crustacés savent-ils vraiment où se trouve leur humide patrie? Il faudrait, pour répondre à ces questions, procéder à d’autres expériences qui, à ma connaissance, n’ont pas encore été faites. Il faudrait par exemple transporter des puces de mer de la côte adriatique italienne à la côte adriatique yougoslave. On saurait alors si ce qui les intéresse, c’est de toujours sauter vers l’est, ou bien de regagner l’Adriatique.

Il y a tout lieu de prévoir que la première hypothèse est la bonne: c’est la direction qui les intéresse. Et que la reconnaissance de cette direction doit dater des toutes premières heures de la vie de l’animal. Sinon, il serait curieux de voir où sautent les produits de croisement entre individus adriatiques et tyrrhéniens. Pourquoi nos lecteurs du Cap Corse, s’ils trouvent des talitres sur leurs plages, n’essaieraient-ils pas de voir ce qu’il en est? la presqu’île est étroite et vite traversée, l’expérience serait facile.

Quelle que soit la clé de l’énigme, nous sommes bien ici devant le problème posé par Mouchette, pour le moins. Je dis pour le moins, car l’hypothèse la moins embarrassante serait que les chats et les chiens qui retrouvent leur logis «sentent» de loin la direction de celui-ci comme ces écoliers phénomènes qui, perdus dans le dédale d’un gratte-ciel, ne perdent jamais de vue la direction de la sortie. Mais à vrai dire, cette hypothèse minimum n’est guère satisfaisante: comment admettre qu’à 200 kilomètres le sens de la direction soit si précis qu’en marchant vers elle l’animal tombe infailliblement sur son logis? Une erreur de 1/100 dans les deux sens aboutirait, à cette distance, à une imprécision de 4 kilomètres sur le terrain. Comment le chat, qui ne sort jamais seul dans la ville (les Le Pallac habitent dans un ensemble résidentiel du quartier de la Gare à Leffrinckoucke) pourrait-il, en passant à deux kilomètres de chez lui, reconnaître que «c’est là», alors qu’il se trouve en terrain inconnu, aussi inconnu là que n’importe où ailleurs?

L’hypothèse est d’autant moins satisfaisante qu’il existe un autre type de performance encore plus ahurissante et fort bien attestée, dont les journaux nous parlent aussi de temps à autre: c’est celle que l’on observe quand l’animal retrouve non pas son gîte, mais bien son maître parti en voyage. On doit tenir maintenant cette performance pour bien attestée, aussi fantastique puisse-t-elle nous paraître, après les mémorables recherches de Pratt aux États-Unis, recherches dont j’ai déjà eu l’occasion de dire un mot.

Peut-être, en particulier, mes lecteurs se rappelleront-ils la touchante histoire de ce pigeon recueilli, blessé, par un enfant, fils d’un policier américain. L’animal s’était pris d’un très grand attachement pour l’enfant. Une nuit, celui-ci fut transporté d’urgence dans un hôpital assez éloigné. Le pigeon, qui était captif, réussit quelques jours plus tard, à s’échapper, fila tout droit vers la chambre du malade et fit un tel tintamarre de coups de bec et d’ailes sur la vitre de sa fenêtre que l’infirmière dut ouvrir. Aussitôt, il alla se percher sur l’épaule de l’enfant.

□ Un véritable radar

Un autre exemple encore plus fantastique mais indiscutable (nous verrons pourquoi) est celui de ce chat qui, abandonné près de New York par son propriétaire quelques mois plus tard en Californie, entra dans le nouveau logis de celui-ci, crotté, balafré, les oreilles en sang, et alla tranquillement s’asseoir sur le coussin qui était le sien, ayant parcouru, non pas deux cents kilomètres comme Mouchette, mais près de quatre mille, toute la largeur de l’immense continent américain, avec ses fleuves, ses montagnes et ses déserts. Incroyable sans doute, cette histoire n’en est pas moins certaine car le maître de ce chat prodige, un vétérinaire, avait une connaissance parfaite de l’animal, et en particulier des traces de fractures que le chat tenait d’un accident. Aucun doute n’était donc possible sur son identité.

Dans ces deux cas — et Pratt en a étudié plusieurs centaines du même genre — il est vain de s’escrimer à trouver des explications. On comprend en effet, à la rigueur, qu’un animal retrouve un lieu où il a déjà été, quoique, on l’a vu, la manière dont il s’y prend soit encore inconnue. Mais quel phare mystérieux peut bien le guider vers un être lointain dont il a perdu toute trace physique? Cela relève de la voyance. On cite certes de nombreux cas semblables dans l’espèce humaine. La fameuse infirme américaine Molly Fancher, qui vécut au siècle dernier à Brooklyn, aveugle, paralysée, incapable de quitter son lit et même de s’asseoir, et qui fut étudiée par une foule de médecins et de savants de toutes disciplines, voyait à distance les personnes qu’elle aimait, décrivait leurs activités, annonçait leur venue. Pendant plus de vingt ans, elle gagna sa vie en fabriquant des fleurs artificielles avec des papiers et des fils de couleurs dans l’obscurité (puisqu’elle était aveugle), combinant les couleurs que ses yeux ne voyaient pas avec une rigueur infaillible. Comment s’y prenait-elle? On ne l’a jamais su.

Déjà prodigieux chez l’homme, ce rare don n’a-t-il pas de quoi confondre quand on l’observe chez la bête? Sa réalité, démontrée par les études les plus attentives et les plus prudentes, confirme bien la folie de ceux qui s’efforcent encore, au nom d’un néo-positivisme qui fait obstacle à la science, de ramener l’animal à une mécanique aveugle, avec l’arrière-pensée d’étendre à l’homme cette belle définition. Car on ne remarquera jamais assez que tous ces prodiges sont motivés par l’amour. C’est l’amour qui parfois élève un animal à ces sommets que l’homme, lui non plus, n’atteint parfois que par cette voie.

Allons, il faudra bien un jour en convenir: les sentiments jouent un rôle essentiel dans les secrets de la vie. On ne les mesure pas, on ne les pèse pas, c’est vrai. Mais la science non plus.

Aimé Michel

(Photo Jean Ribière)
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