Le monde en marche – La société à l’épreuve
Le retour à la jungle
Atlas – Air France n°90 – décembre 1973
Un jour, la police ou les voisins découvrent le cadavre d’une vieille dame assassinée. L’enquête montre qu’on a fracturé sa porte, que la victime a été torturée et qu’on lui a volé ses économies. Quelque temps plus tard, des gendarmes arrêtent deux individus dans une voiture volée, les interrogent et obtiennent l’aveu que ce sont là les assassins de la vieille dame. L’instruction et le procès révèlent, comme dit la presse, toutes sortes de détails atroces.
Mais ils révèlent aussi la vie passée des deux meurtriers. Ils ont eu une enfance malheureuse. Ils n’ont reçu aucune éducation suivie. Leurs parents ne s’entendaient pas (de tels détails se retrouvent dans la vie de beaucoup de délinquants). Ou bien, au contraire, ils ont eu une enfance dorée. On ne leur a pas appris à travailler. Ils ont grandi dans l’irresponsabilité et la dolce vita. Ou encore, ils ont été malades. Bref, il existe dans leur vie des faits qui expliquent leur mentalité criminelle.
Supposons que les deux meurtriers soient condamnés à mort. Les uns diront que c’est justice, que la société n’a pas à se demander si ses ennemis ont des circonstances atténuantes, qu’on ne se pose pas de telles questions à propos des loups et des animaux dangereux ou nuisibles, que l’on trouve des « circonstances atténuantes» dans la vie de tout être humain, criminel ou non, et qu’elles n’expliquent donc pas le crime. À quoi d’autres répondront que les prétendues honnêtes gens ne sont que des hypocrites, que nous sommes tous des assassins, que de toute façon seule une part infime des délinquants réels se font « prendre», et que ce qu’on « punit» ce n’est pas le crime, mais la malchance.
La plupart de nos contemporains inclinent à admettre que ces criminels sont des irresponsables. Ils ne divergent que dans leur choix de l’attitude à adopter à l’égard de ces irresponsables: s’en débarrasser ou les soigner.
Seulement, on peut se demander si l’acceptation ou le rejet de ces lieux communs traduisent la transformation d’une société ou bien s’ils en sont la cause. Y a-l-il plus de délinquants parce que la société se dégrade, ou bien la société se dégrade-t-elle parce qu’elle choisit librement d’être plus « permissive»?
C’est ici que la réflexion sur le passé a peut-être une chance de nous apprendre quelque chose. Ce qu’elle nous montre est d’une extrême simplicité: quand la violence s’installe dans les mœurs, elle aboutit toujours tôt ou tard à une justice où seul compte le délit et où les intentions ne prises en considération.
La Pax Romana avait eu sa justice et ses lois, qui s’effondrèrent avec elle quand arrivèrent les Germains. Ceux-ci s’imposèrent à l’Occident, non seulement par leur valeur militaire, mais surtout à la longue par leurs lois. Ces lois, le wehrgeld, étaient simples. Elles définissaient le délit, puis indiquaient ce qu’il en coûtait de le commettre, quelles que soient les circonstances: un bœuf volé, tant; un bras cassé, tant; une femme violentée, tant. La loi du wehrgeld n’examinait ni la personnalité du délinquant, ni son passé, ni ses circonstances atténuantes. Le juge n’avait à connaître que deux faits: la nature du délit et l’identité du délinquant. Ces deux faits dûment établis, le travail de la justice était terminé.
L’histoire nous enseigne que chaque fois qu’une société s’est installée dans la violence, elle a produit une justice du type wehrgeld.
À moins, donc, de quelque innovation difficile à concevoir ou d’on ne sait quel miracle, ou bien l’aggravation actuelle de la violence dans les sociétés évoluées est un phénomène passager, ou bien, en dépit de notre penchant naturel à plus de libéralisme et de compréhension, nous sommes en train de vivre les dernières années de la justice libérale.
Pouvons-nous choisir? Ou bien l’ordre des choses est-il plus tort que nous? Le moment est venu, semble-t-il, de le savoir ou de le décider. Sinon, le retour à la barbarie nous imposera son wehrgeld. Mais, cette fois, amélioré par l’électronique et l’anthropométrie judiciaire.■
Aimé Michel