Les invectives de Diogène
Le Q. I. en kimono
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°83 de mai 1973
Comme vous savez, il est très à la mode, depuis quelques années, de mesurer le Quotient Intellectuel des gens. Dans les écoles, dans les entreprises, on mesure. Asseyez-vous là, considérez attentivement ces ronds et ces carrés et dites-moi l’âge du capitaine. Vous avez trente secondes pour répondre.
Quoique inventée par le Français Binet, cette passion du Q.I. dûment mesurée a surtout sévi aux États-Unis. Cela a fort bien marché jusqu’au jour où une psychologue éminente, Ann Roe, eut l’idée de faire passer des tests posthumes aux grands génies de l’humanité. Sans doute vous demandez-vous comment on fait passer des tests aux morts. C’est simple. Chaque test est une épreuve d’intelligence très précise. Quand-on connait assez bien la biographie d’un défunt, il n’est pas difficile d’y trouver des épisodes correspondant exactement à la nature de l’épreuve en question. Il suffit alors de voir comment il s’en est sorti et de noter en conséquence.
C’est ce qu’a fait Ann Roe. Avec des résultats très encourageants.
Je veux dire encourageants pour moi et pour les irrécupérables arriérés, allergiques aux ronds et aux carrés. Certes, elle trouva parmi les grands hommes des scores de Q.I. très élevés. Voltaire, Pascal et quelques autres étaient très intelligents. Mais, d’abord, ils l’étaient beaucoup moins que Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Grotius. Si vous me dites que ces sublimes intelligences n’ont pas exagérément marqué l’histoire de leur sceau, je suis bien de votre avis. Pourtant, sélectionnées au Stanford-Binet, elles trôneraient tout au sommet du Panthéon universel avec un Q.I. de 200 (la moyenne est 100). C’est ennuyeux pour les inventeurs du test.
Ce qui est plus ennuyeux encore, ce sont les résultats déplorables obtenus par tout un lot de mauvais élèves appelés Copernic, Newton, Jean-Sébastien Bach, Faraday, Pasteur: ils ne dépassent que tout juste la moyenne et, de toute façon, se rangent dans le médiocre. On a honte pour ces cancres!
Face à ces résultats paradoxaux, j’avais émis l’hypothèse que tous les auteurs des tests étaient des crétins. Mais dans ce cas, qu’aurait mesuré le Q.I.? D’autres résultats plus récents m’ont suggéré une deuxième hypothèse qui me plait peut-être encore davantage. D’ailleurs, elles ne s’excluent pas, loin de là.
Quand on fait passer à des Européens les tests d’intelligence élaborés en Amérique, on constate que les peuples d’Europe ne sont pas égaux en «intelligence». On peut les classer et il se trouve que ce classement est à peu près celui de leur contribution à la formation du peuple américain. Autrement dit, à en croire le Stanford-Binet, plus on est intelligent et plus on s’en va en Amérique pour n’en plus revenir.
J’aimerais assez cette hypothèse, moi qui habite depuis plus de deux mille ans un tonneau européen, et qui ai la ferme intention de continuer. D’un côté, en effet, il faudrait se résigner à la fuite des plus brillants Q.I. outre-Atlantique. Nous perdrions Bentham, Grotius et Stuart Mill. Mais, d’un autre côté nous pourrions toujours compter, de ce côté-ci de l’Océan, sur Bach, Copernic, Newton, et quelques autres sous-développés.
II y a cependant un détail qui me trouble et m’incite à chercher une troisième hypothèse. C’est que, toujours selon le Stanford-Binet, il y aurait dans le monde un groupe de peuples qui se trouveraient bien chez eux, quoiqu’ils fussent encore plus intelligents que les Américains; en effet, les Japonais obtiennent en moyenne des résultats encore supérieurs! Ainsi d’ailleurs que les Chinois, les Vietnamiens et les autres peuples d’Extrême-Orient.
Tout cela, on l’avouera, est bien embarrassant. Si les messieurs qui mesurent le Q.I. étaient simplement des crétins, leurs résultats seraient incohérents. Ils n’auraient aucun sens. Or, il en a un. Leurs tests semblent mesurer la conformité à l’idéal américain de l’intelligence. Bentham et Stuart Mill, fondateurs de l’utilitarisme, théoriciens de l’économie triomphante, sont des génies américains, ce que ne sont ni Bach ni Copernic.
Mais alors les Japonais? Peut-être les résultats signifient-ils qu’en cette époque hautement américanisée, les Japonais ont su, devant la nécessité, être plus américains que nature sans cesser d’être japonais? Peut-être les tests traduisent-ils à leur façon cette fantastique adaptabilité qui a fait du Japon vaincu le rival de son vainqueur?
Et cela me rappelle quelque chose, à moi, Diogène. Quand les Romains occupèrent ma Grèce natale, on aurait pu croire celle-ci effacée de l’Histoire. Un siècle plus tard, selon les Romains, «la Grèce vaincue avait conquis son farouche vainqueur». Qui a dit cela avait bien vu.
Dans votre monde enfin pacifié, il n’y a plus ni vaincu ni vainqueur, et le temps va plus vite que jadis. Il n’a fallu que quelques décennies au Japon sorti de ses ruines pour devenir un des maîtres de la civilisation occidentale, lui le plus oriental des pays asiatiques. Il est la preuve vivante que cette civilisation n’est pas occidentale, mais universelle. Pour la première fois, un peuple non occidental prend la civilisation occidentale en main. Allons-nous voir maintenant l’Orient enseigner le monde par le truchement du Japon occidentalisé?■
Aimé Michel