Le «Jugement dernier»: nous avons les moyens de notre extermination

logo-download

Le «Jugement dernier»: nous avons les moyens de notre extermination

Chronique parue dans France Catholique − N° 1261 – 12 février 1971

 

J’ai parlé naguère ici de l’Apocalypse molle, celle que les hommes se préparent eux-mêmes en maîtrisant peu à peu les mécanismes de la vie. J’ai dit comment nos laboratoires nous donneront les moyens de transformer notre être physique et psychique avant que nous soyons tombés d’accord sur l’usage de cette terrifiante maîtrise. D’ici trente ans, l’homme deviendra son propre démiurge. Mais un démiurge aveugle, et peut-être fou.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’Apocalypse molle n’est nullement exclusive de l’autre. La «grêle et le feu mêlés de sang», le «tiers de la terre brûlée», «l’herbe verte et le tiers des arbres brûlés», tout cela, nous le connaissons très bien. Nous savons de quoi il s’agit. Il y a seulement trente ans, cette vision ne répondait à rien de connu. On n’y pouvait discerner qu’un songe abominable, un cauchemar sans correspondant physique identifiable.

Maintenant, en 1971, les quelques hommes qui tiennent notre sort entre leurs mains ont le pouvoir de faire en une vingtaine de minutes de ce cauchemar une réalité. Où que nous soyons en ce moment sur la terre, le moyen de notre extermination existe à vingt minutes de nous, et il suffit que quelques hommes appuient sur quelques boutons pour le déclencher. Alors nous verrons, ou plutôt les survivants d’entre nous verront, «le tiers de la terre, l’herbe verte et le tiers des arbres brûlés».

Certes, on peut espérer que les quelques dépositaires du cataclysme s’abstiendront. Mais cet espoir ne doit pas nous aveugler: les dépositaires ont envie d’appuyer sur le bouton. Si nous connaissions les méditations et les calculs auxquels se livrent en ce moment Chinois, Russes et Américains, nous en serions sans doute peu réconfortés.

Les eaux changées en absinthe

Admettons cependant qu’ils n’appuient pas sur le bouton. L’Apocalypse nous parle encore des «eaux changées en absinthe» par lesquelles «beaucoup d’hommes meurent». Cela aussi, nous le connaissons fort bien. Il existe déjà un problème de l’eau. Les grands lacs américains, naguère paradis de vie sauvage, sont en partie ou totalement morts par pollution. Les poissons n’y vivent plus, et les villes riveraines n’en boivent l’eau qu’après une sévère épuration.

Les océans, plus vastes, se défendent mieux. Pour l’instant du moins. Car ils sont eux aussi menacés par l’infatigable machine à fabriquer la mort que constitue l’industrie humaine. Sous-produits inutilisés du pétrole, déchets de la chimie, produits de nettoyage à sec, résidus radioactifs, détergents, pesticides agricoles, produits de l’industrie militaire (gaz de guerre, vésicants), tout cela, nuit et jour, s’écoule vers la mer. Selon Gordon Rattray Taylor[1], le nombre des substances que nous ajoutons à l’eau des océans peut être évaluée à un demi-million.

Une enquête de la FAO a montré que, parmi les substances qui, prises isolément, peuvent être inoffensives, un grand nombre donnent des combinaisons toxiques. Beaucoup d’entre elles ne se dissolvent pas. Le DDT (qui n’est pas encore interdit partout), le dieldrine (autre pesticide), les biphényls polychlorurés, de nombreuses autres substances s’accumulent dans l’eau de mer de façon irréversible.

Ce n’est pas tout. Les produits radioactifs industriels sont maintenant présents «dans tous les océans et dans tous les organismes de la biosphère marine», selon les résultats d’une étude présentée en 1968 – il y a trois ans! – par le docteur E. D. Goldberg à l’Association américaine pour l’avancement des sciences.

Dans le Pacifique, les expériences militaires «sales» ont libéré des masses énormes de produits radioactifs qui ont tendance à se concentrer dans le plancton, puis de nouveau dans les petits poissons, puis encore dans les grands (qui mangent les petits), et enfin, dans l’homme, qui mange les poissons petits et grands. Quoique, à ma connaissance, on n’ait jugé bon de procéder à aucune enquête, les voyageurs qui ont parcouru récemment ce qui était naguère le paradis du Pacifique sont effrayés par la multiplication des leucémies et des cancers des os, surtout chez les enfants.

L’inconcevable devenu vrai

L’Apocalypse nous dit encore que «le jour perdit un tiers de sa clarté et la nuit de même», qu’il monta du puits «une grande fumée», «le soleil et l’air en furent obscurcis».

Tout cela, qui paraissait il y a seulement trente ans énigmatique sinon dénué de sens, nous le voyons se réaliser sous nos yeux. Je ne dis pas que l’Apocalypse a forcément parlé de notre temps, bien sûr! Qui pourrait le dire sans témérité? Qui scrutera le livre énigmatique? Je dis que ce qui paraissait naguère inconcevable est maintenant vrai. Le jour n’a pas encore perdu le tiers de sa clarté (sauf toutefois au dessus des villes, où parfois, comme à Los Angeles, ce n’est pas le tiers qui a été perdu, mais bien plutôt le tiers qui reste). Mais même dans les solitudes les mieux préservées, le ciel commence à s’obscurcir. Un astronome nous disait récemment que l’étude de la couronne solaire pose de plus en plus souvent des problèmes à l’observatoire du Pic du Midi, dans les Pyrénées, à près de 3’000 mètres d’altitude, en raison des cirrus provoqués par le trafic aérien. Ce que dès maintenant le coronographe détecte, nos yeux bientôt le verront. Déjà les climats ont changé. La température moyenne a augmenté de plusieurs degrés depuis le début du siècle, le niveau des mers semble avoir monté d’une vingtaine de centimètres par suite du dégel des glaces polaires. Ce réchauffement, qui correspond exactement à l’expansion industrielle, est dû à l’»effet de serre» des milliards de tonnes de gaz carbonique libérés dans l’air par la combustion du pétrole et du charbon. Chaque fois que vous appuyer sur votre accélérateur, le ciel s’obscurcit un peu plus; le soleil et naturellement les étoiles, ce qui donne un sens parfaitement clair à l’expression à première vue incompréhensible de l’Apocalypse: «le soleil perdit un tiers de sa clarté, et la nuit de même».

Il ne s’agit pas de faire du catastrophisme échevelé: nul ne sait «quand le jour viendra». L’inquiétude grandissante des milieux responsables devant la pollution universelle a des chances de provoquer d’ici vingt ans des mesures qui pourraient renverser le cours actuel des choses. Mais il ne sert à rien de fermer les yeux devant l’évidence: nous avons de nos mains déclenché un processus indiscutablement apocalyptique. Il est difficilement discutable que l’Apocalypse soit en marche, et que nous la gouvernons. Au-delà des calculs et des prévisions technologiques, au-delà des spéculations et des terreurs malsaines, cet ébranlement de la nature violée par l’homme nous oblige, pour la première fois dans notre histoire, à concevoir le salut comme une aventure collective. Jusqu’ici, chacun pouvait ne se croire dépositaire que de son salut personnel. Voici l’humanité tout entière au pied du mur. La voici mise en demeure, au péril de son effacement, d’assumer enfin une morale de l’espèce. Les hommes vont devoir admettre qu’»ils sont un», ou mourir.■

Aimé Michel

Note:

(1) Gordon Rattray Taylor: le Jugement dernier (Calmann Lévy, 1970). Ce livre est une excellente (et effrayante) mise au point sur la pollution. Sa lecture devrait être rendue obligatoire à tous les responsables techniques et politiques.

 

Ce contenu a été publié dans 1971, France Catholique, Société, histoire, économie, politique, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.