Le gaspillage productif

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Le gaspillage productif

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers n° 3 de mars 1978

 

Un homme d’affaires plus spirituel qu’inspiré déclarait l’autre jour à la radio, en riant il est vrai:
– Pour nous, les voies de la perdition sont au nombre de trois: le jeu, les femmes et les ingénieurs!
Il serait difficile de discuter pesamment ce qui n’était qu’une jolie boutade. D’autant que je crois bien avoir souvent entendu déjà ce mot d’esprit. Cependant, on peut y voir un thème de réflexion qui n’est pas sans intérêt, me semble-t-il.

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On me permettra de l’aborder par un biais apparemment hors de l’épure.
Ceux d’entre nous qui ont des enfants en âge de lycée savent qu’un des problèmes les plus inextricables de l’enseignement secondaire est en ce moment la présence majoritaire, dans l’effectif des classes, d’enfants qui s’ennuient à mourir et ne comprennent pas ce qu’ils font là. La plupart de ces enfants retrouveraient goût à la vie et au travail dans un atelier ou sur des chantiers aménagés pour les y recevoir, ou d’une façon générale si on les envoyait directement «sur le tas». Pourquoi?
Eh, mon Dieu, peut-être parce que la substance du peuple français est d’origine paysanne et artisane.

L’intelligence que développe séculairement le travail des champs est de type concret, actif, calculateur certes, mais non abstrait. Sans entrer dans la querelle des psychologues sur la question de savoir si l’intelligence est ou non héréditaire, et même en admettant la thèse «progressiste» qui fait de l’intelligence un produit exclusif de la culture, il faut bien admettre que l’essentiel de la culture est transmis de génération en génération par le milieu psychologique où l’on passe ses jeunes années. L’héritage culturel, cela existe! Et s’imaginer qu’une loi peut en changer la nature au prix d’une délibération bureaucratique, c’est oublier la permanence opiniâtre, résistant aux lois les plus draconiennes, de la forme la plus visible de toute culture: la langue.

Tous les législateurs ont échoué à effacer les langues «périphériques» comme par exemple l’ukrainien en U.R.S.S., le français au Québec, le basque en France et en Espagne, et combien d’autres auxquelles on pense. Quand finalement une langue est remplacée par une autre, ce n’est pas par le biais de l’école. Bien au contraire, l’école ne fait triompher une langue que si elle est le véhicule d’une culture supérieure aux attraits irrésistibles, adaptée à la lutte pour la survie. Mes parents ont grandi dans le provençal, langue de mon enfance, malgré une scolarisation française de deux ou trois siècles. Puis, tout à coup, le français s’est trouvé être en pays d’oc le véhicule des nouvelles techniques de vie – le provençal était dès lors condamné, et il disparut presque partout en une génération.

Ceux qui légiférèrent que l’on irait à l’école jusqu’à seize ans partaient d’une idée excellente, quoique peut-être inconsciente (sait-on jamais avec le législateur?). Ils voulaient opérer sur la jeunesse la mutation intellectuelle préparatoire à une métamorphose économique avantageuse. Disons plus crûment: ils voulaient préparer les conditions d’une multiplication de la valeur ajoutée.

Soit un kilogramme de fer que vous extrayez de votre jardin: si vous ne savez que l’extraire, vous vendez votre fer au kilo pour une bouchée de pain; évidemment, plus vous êtes habile à le transformer, plus s’accroît la part de valeur ajoutée, et plus votre kilo de fer vous rapportera. Si vous savez en tirer un kilo de montres, votre petit jardin devient un Eldorado.

Faisons des Français un peuple de grande culture technologique et scientifique, et le jardin français verra sa richesse multipliée par mille. Parbleu! D’autres peuples dont le jardin était bien plus pauvre que le nôtre, la Hollande, la Norvège, la Finlande, le Japon, ne nous avaient-ils pas donné l’exemple?

Sans doute n’avait-on pas bien étudié leur exemple. C’est ici que nous rentrons dans l’épure. Cet homme d’affaires qui se moquait gentiment de ses ingénieurs, pourquoi parlait-il à la radio? Parce que sa réussite avait attiré sur lui l’attention. Et à quoi tenait sa réussite? Comme toujours dans le monde actuel, à son flair de l’opportunité technique. Mais pour pouvoir choisir la bonne opportunité là où il faut et quand il faut, on doit avoir beaucoup de cartes en main – c’est-à-dire beaucoup d’idées techniques nouvelles, autrement dit un corps d’ingénieurs très productif. Quand on visite la Hollande, les États-Unis, le Japon, l’un des traits qui frappe partout, c’est que la culture technique est extra-scolaire. Elle imprègne la vie privée, donc les enfants. Do it yourself! Dans presque toutes les familles américaines que je connais, on soude, on visse, on mesure, on bricole, on fait du kit.

Les enfants ne devraient faire à l’école que retrouver la vie, mais éclairée par l’enseignement. J’ai entendu quelques Français dire: «quel gaspillage!» Eh oui! Mais un gaspillage fécond. Il faut énormément de technique perdue (apparemment) pour créer une vraie civilisation technique capable d’évolution rapide, d’adaptation, de concurrence et finalement de succès.

Je ne sais comment il se fait qu’en France on ait mis la charrue avant les bœufs, enseignant à l’école des abstractions que l’enfant croit sans rapport avec la vie et dont il tend à se détourner, parce qu’il n’a presque jamais l’occasion de voir où elles mènent.

Il faudrait étudier dans le détail comment les Japonais, peuple paysan eux aussi, ont réussi leur métamorphose. Ou bien peut-être nous en sortirons-nous empiriquement, en travaillant dans le train en marche?

Aimé Michel

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