Le fusil de Maeterlinck

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Le fusil de Maeterlinck

(À propos du texte de Maurice Maeterlinck, Les fleurs et les insectes s’aiment-ils d’amour?
publié dans le même numéro de Planète)

Article paru dans Planète N°23 de juillet / août 1965 

Quand Maeterlinck écrivit les pages admirables que l’on va lire, vers les années 1920, il trouva, certes, des lecteurs, toujours les mêmes, ceux qui le suivaient depuis les premiers pas de son immense voyage, depuis la Vie des Abeilles et le Temple enseveli. Mais ces lecteurs étaient des solitaires, conduits par un solitaire.

— De quoi se mêle ce poète? demandaient les savants. Le poète à ses vers, le curé à sa sacristie, la femme à sa cuisine, et les bœufs seront bien gardés.

— Où diable l’auteur de Pelléas va-t-il chercher cette assommante érudition? opinaient les esprits distingués nourris de Paul Bourget. Qu’il nous fasse des Oiseau Bleu et des Monna Vanna, à la bonne heure! Mais l’intelligence des fleurs! Quelle sottise!

Paul Bourget est aussi mort qu’une tranche de veau froid, et les savants qu’agaçait le poète trop savant ne sont plus guère cités que dans les bêtisiers, parmi les réfutateurs doctoraux de la relativité et du langage des abeilles. C’était l’époque où la psychologie officielle traitait von Frisch de charlatan, où le tropisme, en Sorbonne, expliquait tout, où le seul mot de «liberté» faisait choir Loeb et Rabaud du haut mal, le temps aussi où de valeureux professeurs et académiciens dénonçaient comme un attentat à la Raison la venue à Paris d’un «sale Boche» du nom d’Albert Einstein.

Infatigable, Maeterlinck s’obstinait dans sa recherche et dans sa solitude. Il lisait tout, il se tenait au courant de tout, en astronomie, en physique, en biologie, en zoologie, en préhistoire, en archéologie; sans se piquer lui-même de science, il avait son propre laboratoire, son propre jardin botanique où il ne se lassait pas d’observer les fleurs et les insectes, et où, pendant que ses contemporains lisaient Corydon et affirmaient gravement que les étoiles étaient des soleils et l’univers sidéral un désert sans planètes, il acquérait peu à peu, par la seule contemplation poétique de la nature, des convictions réfutées par la science de son époque et confirmées par la nôtre. Pauvre grand Maeterlinck! Avec quelle peine on le voit répondre par des visions poétiques exactes aux doctorales sornettes d’hommes qui n’avaient retenu de la science que la parodie de ses méthodes et traitaient de charlatans ceux qui refusaient de voir dans leurs élucubrations la définitive vérité! À un illustre théoricien de la physique, maintenant aussi défunt que Gide et qui expliquait tout par l’espace, il répondait dans la Grande Féerie: «L’espace est plein de temps et le temps est plein d’espace, et nous ne pourrons jamais les séparer», ce qui est bien l’avis de tous les physiciens actuels. Il fut un des premiers à s’intéresser aux idées d’Einstein et à souligner leur beauté formelle et leur cohérence. Il avait deviné que cet «ennemi de la Raison» avait raison contre ses inquisiteurs.

Mais c’est dans le domaine qui lui était le plus familier, celui de la vie, qu’il eut ses intuitions les plus prophétiques. On sera frappé, dans les pages qui suivent, de l’entendre parler comme d’une évidence de ce qu’il appelle (c’est d’ailleurs le titre du livre d’où elles sont tirées) l’intelligence des fleurs.

— Sottise! Aberration de spiritualiste délirant! s’écrièrent les messieurs en noir de l’époque. Quand donc ce poète consentira-t-il à se mêler de ses affaires et à laisser l’étude des fleurs aux naturalistes?

Mais ces messieurs en noir avaient des élèves, parmi lesquels un jeune Allemand du nom de Konrad Lorenz. Lorenz, devenu depuis le plus célèbre zoopsychologue du monde, a raconté l’impression d’insuffisance et de vide éprouvée dans sa jeunesse dans les amphithéâtres où des maîtres savants — mais trop sûrs d’eux — démontraient l’inexistence des comportements animaux, et que, si la fourmi grimpe après un bâton fiché en terre, c’est parce que le «géotropisme négatif» est une propriété de la fourmi comme la tétravalence une propriété du carbone. Personne n’osait demander pourquoi les fourmis ne vont pas toutes crever stupidement au sommet des arbres. Lorenz apprit son métier de savant avec ces hommes honnêtes et fermés et découvrit son âme en regardant de ses propres yeux ce qu’auraient vu les yeux de Fabre et de Maeterlinck. Ce qui le conduisit, en même temps que quelques autres jeunes gens de son âge, comme les Hollandais Tinbergen et Baerends, le Suisse Hediger, à créer la science objective du comportement animal. Les méthodes de cette science permettent d’éclairer et de prévoir sans faire appel à aucun préjugé ou présupposé psychologique. Ou, plutôt, elles ont permis de comprendre que là où il y a comportement il y a psychologie. On pourrait appliquer ces méthodes à l’étude du «comportement» des fleurs sans y changer un iota, et c’est d’ailleurs ce qu’a fait, par exemple, le Suédois Kullenberg, naturaliste, en étudiant les étranges relations entretenues par la fleur de l’ophrys et les bourdons. Jacques Graven a pu, dans une Encyclopédie Planète[1], esquisser à l’aide de travaux récents les éléments d’une véritable psychologie des fleurs. Là comme ailleurs, Maeterlinck eut raison contre les préjugés de son temps qui fut bien, comme nous le disions dans le précédent numéro de Planète, l’un des déserts les plus bêtes de l’histoire de la pensée.

Mais ce poète qui consacra toute sa vie à lire des mémoires scientifiques, à publier des livres méprisés par un certain type d’hommes de lettres et par un certain type de savants, ce solitaire suivi par la foule des solitaires qui, en 1925, voyaient déjà l’avenir terrestre dans l’astronautique, le contact interplanétaire et la métamorphose de l’homme, nous ne croyons pas seulement à la valeur exemplaire de son œuvre. Son histoire aussi donne à réfléchir. Bien qu’il ne fût pas lui-même (et il le reconnaissait en toute occasion) un homme de science, il se trouve que ses idées eurent plus d’influence sur d’innombrables vocations scientifiques que bien des carrières doctorales. Une certaine forme d’amour des phénomènes, de lyrisme cosmique, de curiosité essentielle qu’il répandit dans ses pages imprègne maintenant l’inconscient d’une foule de grands chercheurs qui souvent même ne l’ont pas lu.

Nous croyons que le devoir des écrivains et des poètes est de participer de tout leur être à la grande gestation des laboratoires et des cerveaux. Nous croyons que les savants qui refusent de rêver (ils sont, à vrai dire, de moins en moins nombreux) et les mandarins du pessimisme littéraire n’ont plus rien à apprendre à personne. Et nous ne nous étonnons pas plus de la stérilité des premiers et de l’insuccès des seconds que de voir leur hâte à s’unir contre nous. Ils ont raison de le faire. À la fin de sa très longue vie, l’écœurement de Maeterlinck était tel, au témoignage de sa femme, qu’il passait de longues heures dans le hall de son immense villa de la Côte d’Azur, assis face à la porte, un fusil sur les genoux, prêt à tirer sur la bêtise menaçante. Hélas! il est mort avant d’avoir vu que la relève était prise et les positions changées. Tout l’irrésistible mouvement de la science, en 1965, va dans le sens qui fut celui de sa longue marche. Et c’est la bêtise qui se claquemure. Il n’aurait plus, maintenant, besoin de son fusil. Les merveilles de la parapsychologie, la rivalité des armes changée en émulation de la connaissance, quelle revanche pour lui!

Aimé Michel

Notes:

[1] Jacques Graven: la Pensée non humaine. »

 

 

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