Le devoir d’innover

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Le devoir d’innover

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de décembre 1979

 

Peut-on faire obstacle au chômage en diminuant le temps de travail? Rappelons les arguments les plus souvent entendus, dans le rang de leur vogue.

1) Il est évident que si la même quantité de travail est répartie en durées de travail moindres, il faudra faire travailler plus de monde, donc le chômage, automatiquement, baissera. Voilà quelques semaines, on a pu entendre, à la radio, le Commandant Cousteau développer ce point de vue, et même s’étonner qu’un raisonnement si simple ne soit pas encore compris par tout le monde.

Il est vrai que ce raisonnement si simple n’est pas encore compris par tout le monde: moi, par exemple, je ne le comprends pas.

Car si l’on fait travailler plus de monde sans diminution des salaires, on paiera plus de salaires et l’on dépensera plus d’argent pour une même production, laquelle vaudra donc plus cher, perdra son marché au profit du marché concurrent qui n’aura pas diminué son temps de travail, et loin de résorber le chômage, en produira.

Je conviens que ce raisonnement et sa réfutation sont simplistes. Et cependant on les entend répéter chaque jour par des gens qui, loin d’être des savants égarés dans l’économie comme le commandant Cousteau, occupent des positions de haute responsabilité dans les partis politiques et les syndicats. Il est surprenant que ces personnes, dont c’est le métier de réfléchir à de tels problèmes, puissent accepter comme une évidence, presqu’une lapalissade, que le chômage disparaîtra d’autant qu’on fera travailler plus de monde au même salaire. Ces personnes n’ont, semble-t-il, jamais pensé que lorsqu’on a fabriqué un objet, tout reste à faire tant qu’on ne l’a pas vendu. Et comment le vendra-t-on si le client le trouve à moitié prix dans la boutique voisine?

2) Une forme un peu plus élaborée du même raisonnement est parfois proposée dans les termes suivants: il est vrai que si la diminution du temps de travail aboutit à vendre plus cher, elle est source de chômage, et non de reprise de l’emploi; c’est pourquoi il faut se débrouiller pour payer plus de gens sans faire grimper les prix de revient. Comment? En accroissant la productivité. Ainsi l’on aura certes un poste salaires plus important, mais correspondant à une production accrue, donc le quotient de l’un par l’autre gardera sa compétitivité. La boutique voisine vendra au même prix, et elle sera moins fournie. On pourra même se satisfaire d’un moindre bénéfice à la pièce et vendre moins cher tout en gagnant autant.

La productivité accrue, dit-on encore, a donc un double effet: elle accroît à la fois l’emploi et la compétitivité.

Rien de plus vrai. On ne saurait trop louer l’accroissement de la productivité. Mais ce raisonnement est basé sur deux hypothèses non seulement gratuites (si l’on peut dire) mais démenties par les faits:

• Première hypothèse: la boutique voisine s’abstient soigneusement de faire comme vous en ce qui concerne la productivité; elle vous regardera accroître la vôtre en s’endormant sur ses machines;

• Deuxième hypothèse: à supposer qu’elle aussi accroisse sa productivité, elle va comme vous en répartir le bénéfice sur ses salaires; elle s’abstiendra, par amour de l’humanité, de se dire que puisqu’elle produit plus, au lieu d’accroître ses salaires, elle va baisser ses prix et s’emparer de votre marché.

***

Il va sans dire que c’est exactement cette dernière façon de comprendre les choses qui règne sur le marché international.

On peut suivre le développement comme fatal de cette évolution en feuilletant ce merveilleux petit instrument de réflexion que constitue le Quid[1] et en confrontant les chiffres de ses éditions annuelles. Bien entendu l’économiste professionnel voudra aller plus loin. Mais il devra alors, comme les auteurs du Quid, multiplier les sources de nature différente, comme par exemple l’évolution des brevets, de la capitalisation, de l’investissement, de la consommation des ménages, des crises sociales, de la couverture des échanges entre les divers pays, etc. L’avantage de cette petite encyclopédie chaque année renouvelée est de montrer en quelques pages un grand nombre de corrélations.

C’est ainsi, par exemple, que l’on voit le formidable emballement des pays de l’Est-asiatique et du Brésil, apparemment au complet mépris de ce que nous autres Occidentaux appelons la crise, ou plus justement comme si pour ces pays non producteurs d’énergie (à part le Brésil) la crise de l’énergie était une excellente affaire, très propice à leur enrichissement. Comment expliquer ce paradoxe?

Remontons à la deuxième hypothèse ci-dessus: l’accroissement de la productivité est utilisée, non pas pour augmenter les salaires, ou du moins pas seulement pour cela, mais pour rafler les marchés en vendant moins cher.

C’est bien ce que font ressortir les chiffres quand on considère par exemple les performances des champions à l’exportation (dans l’ordre de l’accroissement de ce poste sur le Quid 1980): Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Thaïlande, etc. (la France arrivant d’ailleurs à un rang honorable) et si l’on se reporte aux produits qui font le triomphe de ces pays et au revenu par habitant: ce sont, à mesure que les années passent, des produits de plus en plus chargés de matière grise: il semble que pour réussir, il faille actuellement être pauvre et compétent!

On remarque que le Japon, encore perçu comme le concurrent direct de l’Europe occidentale, ne soit pas dans le peloton de tête. Mais reportez-vous au revenu par habitant: le Japon est désormais un pays riche. Il accroît ses salaires plutôt qu’il ne diminue ses prix. Si l’on prolonge dans les années à venir les évolutions ainsi constatées, on ne peut s’empêcher de penser qu’un Japon en cache toujours un autre, et qu’une concurrence féroce nous attend de la part des pays en train de s’éduquer à une allure record.

***

Ces propos semblent pessimistes. Reste cependant, et heureusement pour nous si nous le comprenons clairement et sans tarder, le fait historique de notre avance. Nous sommes encore (je parle de l’Occident) les premiers innovateurs du monde. À nous d’inventer des marchés nouveaux à mesure que l’on nous dépasse sur nos innovations d’il y a 10 ou 20 ans. Ces processus accélérés ont certes de quoi donner le vertige. Du moins l’Occident continue-t-il de vivre dans la paix propice au travail de l’esprit.

Aimé Michel

Notes:

(1) Quid? (Robert Laffont éditeur). Éditions les plus intéressantes à partir de 1975, car elles reflètent fidèlement ce qu’on appelle la «crise».

 

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