Le cou de la girafe ou le poids de la liberté
Chronique parue dans France Catholique − N° 1286 – 6 août 1971
En matière de transformisme, la science est réduite aux hypothèses en raison de la petitesse du champ d’observation. Les lois de l’évolution ‒ si elles existent ‒ sont encore loin d’être définies, à condition qu’elles puissent l’être un jour. C’est pourquoi le déterminisme, autrement dit le matérialisme, ne saurait prévaloir sans imposture de sa part.
Une récente découverte de biologie moléculaire va probablement poser de façon, cette fois, décisive la question de l’hérédité des caractères acquis. J’exposerai en quoi consiste cette découverte dans une chronique ultérieure, dès que les résultats exacts obtenus par son auteur seront connus avec précision. Ce que je voudrais souligner aujourd’hui, c’est l’importance philosophique, disons même théologique, de la querelle de l’hérédité des caractères acquis, et en quoi, selon que ces caractères sont ou non transmis par hérédité, l’image que nous nous faisons du monde et de nous-mêmes change radicalement.
À cause de sa simplicité, c’est l’exemple de la girafe qui est généralement cité dans la discussion théorique de cette question. La girafe, comme on sait, est dotée d’un cou interminable qui, dans les pays de savane où elle vit, hausse sa tête au niveau des ramures des arbres et lui permet d’y brouter tranquillement sa subsistance, tandis que les gazelles, par exemple, sont limitées par leur petite taille à paître l’herbe du sol. Quand vient la sécheresse, l’arbre, grâce à ses racines profondes, continue de verdir au-dessus de l’herbe flétrie. Le cou de la girafe est donc une ingénieuse adaptation aux conditions de la savane. Il est une sécurité supplémentaire.
Lamarck ou Darwin?
Mais cette adaptation, comment s’est-elle faite? Les paléontologistes ont retrouvé les ancêtres fossiles de la girafe. Leur cou n’avait rien d’exceptionnel. Ce n’est qu’au long de centaines de millénaires qu’il s’est peu à peu allongé jusqu’à atteindre la majestueuse ampleur que nous lui voyons maintenant. C’est Lamarck au début du siècle dernier, proposa la première explication de cet allongement. «L’expérience prouve, disait-il en substance, que l’on obtient par l’usage et l’entraînement des modifications non négligeables du corps. De deux frères ayant au départ même constitution physique, celui qui pratiquera chaque jour la course et l’exercice aura dix ans plus tard une musculature plus robuste et développée que celui qui passera ses journées à méditer dans son bureau. L’exercice précoce du piano allonge et fortifie les doigts de l’enfant. Si le même exercice se poursuit de génération en génération, la lignée sportive acquerra peu à peu un corps plus grand, plus fort et mieux découplé que la lignée vouée à la méditation qui, elle, développera sans doute un cerveau supérieur. Si la girafe a un cou si long, c’est parce que des milliers de générations de girafes n’ont jamais cessé de le tendre vers des frondaisons de plus en plus élevées: l’allongement acquis par l’entraînement de chaque génération est ajouté cumulativement de girafe en girafe. En se transmettant, le caractère acquis aboutit à l’évolution adaptative.»
Malheureusement, on n’a jamais pu constater aucune transmission des caractères acquis. Tout au contraire, ce que l’on constata dûment au cours de milliers d’expériences diverses, c’est l’invariabilité du patrimoine héréditaire, sauf cas de mutations spontanées: mais ces mutations se font au hasard et n’ont aucun caractère adaptatif. Si l’on coupe la queue à deux rats mâle et femelle, leur progéniture n’en aura pas moins un appendice intact, comme si de rien n’était. La centième génération de rats mutilés produira imperturbablement des rats à queue normale (l’expérience a été faite!).
Puis vint Darwin. L’explication darwinienne, combinée avec les découvertes de la génétique mendélienne, constitue actuellement la doctrine orthodoxe en biologie. Ses meilleurs exposés en ont été faits par l’Américain G. G. Simpson et le Français Michel Delsol, professeur à la Faculté catholique de Lyon[1].
La différence est fondamentale
«Si le cou de la girafe n’a jamais cessé de s’allonger, disent les néo-darwiniens, ce n’est nullement parce que des générations de girafes l’ont toujours obstinément tendu vers la ramure nourricière, puisque l’allongement n’est pas transmis d’une génération à l’autre. C’est bien plus simplement parce que, parmi les générations successives de girafes, naissant avec un cou plus ou moins longs selon les lois du hasard, ce sont les girafes à cou long qui survivent et se reproduisent, les autres crevant de faim avant de se reproduire. La nécessité de la lutte pour la vie sélectionne, parmi les produits du hasard, les plus aptes à survivre nés des mutations aléatoires (on reconnaît ici le Hasard et la Nécessité de Monod). La lutte pour la vie opère mécaniquement le même type de sélection auquel se livre l’éleveur qui veut obtenir une race de cochons plus gros ou de fraises plus précoces.»
Supposons maintenant que (comme cela semble devoir être le cas) il faille remettre en question l’interprétation néo-darwinienne, et que, dans certaines circonstances jamais mises en évidence jusqu’ici, il y ait réellement transmission des caractères (ou de certains caractères) acquis. Du point de vue de l’évolution de l’homme et de sa condition morale, la différence est fondamentale.
Si c’est Darwin qui a raison, l’homme et la femme ne transmettent à leurs enfants que leur génotype, c’est-à-dire leur patrimoine génétique tel qu’ils l’ont eux-mêmes reçu de leurs parents (sous réserve de mutations aléatoires possibles dont ils ne sont pas responsables).
Si c’est Lamarck, l’homme et la femme transmettent ce qu’ils ont reçu, mais modifié par ce qu’ils ont librement fait d’eux-mêmes, de leur personne.
Dans le premier cas, la vie que nous menons ne modifie en rien l’hérédité transmise à nos enfants. Dans le deuxième cas, la modification leur est transmise.
Dans le premier cas, nous n’influençons que les comportements acquis de nos enfants, et par le seul moyen de l’éducation. Dans le deuxième, notre influence se transmet au cœur de l’être même, dans sa substance, et au moment de la procréation.
La fin de l’alibi déterministe
Dans le premier, nous ne participons à la création que pour la déclencher. Dans le deuxième, non seulement nous la déclenchons, mais nous lui léguons une part de notre image librement élaborée par nos choix moraux. D’autres conséquences d’encore plus grande portée vont jusqu’au cœur de la cosmologie. Nous les examinerons une autre fois. Mais déjà l’on voit combien notre image de l’homme change et se précise à mesure que progresse la science. On remarquera que les découvertes les plus importantes vont désormais toutes dans le même sens: elles tendent à nous révéler le poids de notre liberté. Il ne reste plus grand-chose du vieil alibi déterministe.■
Aimé Michel
Note:
(1) On trouvera l’exposé du professeur Delsol à l’article «Théorie synthétique de l’évolution» de l’encyclopédie Biologie (CAL, 114. Champs-Élysées, Paris-8e).