Le coq d’Asclépios

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Le coq d’Asclépios

Chronique parue dans France Catholique − N° 1512 — 5 décembre 1975

 

L’interminable agonie de Franco, artificiellement prolongée par la médecine, nous oblige, une fois de plus, à nous interroger sur le «tu ne tueras point». Sans les (on peut le dire) macabres interventions de la chirurgie coupant ici, coupant là, sondant, tubant, perfusant, et que sais-je encore? Franco serait mort paisiblement vers le 20 octobre de la mort de ses ancêtres, de ses soldats et de ses ennemis.

En tout cas, c’est lui-même qui serait mort, sa vraie personne physique et morale, intacte, passant du monde des hommes à celui du seul vrai jugement pour le meilleur ou le pire, car nul ne sait qui est digne d’amour ou de haine.

Est-ce «ne pas tuer» qu’entraver le processus normal et irrésistible de l’agonie? Laisser mourir qui doit mourir, est-ce tuer? Qui peut croire que ces trente médecins s’agitant autour du moribond ne savaient pas comment cela allait finir? Qui donne aux hommes le droit de substituer la volonté à la liberté d’un mourant? (Car on sait que, lors de sa précédente hospitalisation, Franco avait dit: «Que ce soit la dernière fois» Qui donne aux hommes le droit de faire, contre sa volonté, d’un mourant un cobaye, et de ne céder qu’un objet indignement charcuté après un affreux festival de scalpel entre les mains de Qui fit l’homme à son image?

Ne pas tuer, est-ce cela?

La mort était jadis une fête, pas forcément triste, présidée par le mourant. Une fête très solennelle et digne, où l’acteur principal détenteur d’un instant par nature sacré de sa propre vie, le dispensait aux assistants en prenant congé d’eux: «N’oubliez pas le coq que je dois à Asclépios.» Et aussi, et aussi: «Femme, voici ton fils. Et toi, voilà ta mère.»

Si les hommes, sous le prétexte qu’ils mettent de plus en plus la main sur la nature, se mêlent de confisquer aussi notre agonie, que nous restera-t-il? À son maître qui le menaçait, Epictète répondait calmement: «Plus que me tuer, je ne sais pas ce que tu peux me faire.» C’est que l’art de voler leur mort aux gens n’existait pas encore de son temps.

En 1975, le maître d’Epictète aurait pu lui répondre: «Je vais mettre à l’ouvrage sur ton corps trente médecins et chirurgiens, et, morceau par morceau, ils feront de toi un étranger à toi-même. Quand ils en auront fini avec tes débris, tu auras le sang d’un autre, l’estomac d’un autre, le rein d’un autre. Et, patience, d’ici quelques années le cerveau d’un autre».

Le cerveau d’un autre

Oui, le cerveau d’un autre. Écoutons le professeur David Krech, de Berkeley, l’un des pionniers des recherches dans ce domaine[1]. Certes, dit-il, les greffes cérébrales étaient encore tout à fait improbables, il y a deux ou trois ans. Mais tout semble indiquer que nous y arriverons bientôt sur les rats. Nous vivrons peut-être assez pour en avoir la possibilité sur l’homme. Mais alors, qui sera le donneur? Qui sera le bénéficiaire? De qui sera la personnalité survivante?

L’éventualité envisagée par Krech relève du cauchemar. Mais soyons bien persuadés que dès qu’une chose est techniquement réalisable, elle est réalisée.

Je ne sais pas si la greffe du cerveau est possible. Les chirurgiens en parlent avec scepticisme. Ils montrent très clairement des difficultés apparemment insurmontables. Il vaut mieux croire ceux qui savent, même s’ils savent peu, plutôt que ceux qui ne savent pas. Mais, d’une part, des spécialistes éminents comme Krech disent que la greffe du cerveau sera tôt ou tard possible, et, d’autre part, quand on lit les démonstrations d’impossibilité, on se rappelle l’avertissement de Chauvin: «En science, quand l’impossibilité d’une chose est enfin bien démontrée, c’est le signe infaillible qu’on va bientôt la faire.»

Qui sauve-t-on quand on fait survivre un corps grâce au corps d’un autre? Que reste-t-il au juste de sa personne dans le puzzle final?

Possible ou pas, la greffe cérébrale pose le problème dans toute sa clarté. Je meurs à l’hôpital d’une congestion cérébrale; au même instant, dans la chambre voisine, quelqu’un meurt d’un infarctus. D’un côté un cerveau, de l’autre un corps. On met l’un dans l’autre.

Qui est le survivant? Qui a-t-on sauvé? Ou bien y a-t-il deux morts, et un homme-chimère parfaitement vivant et pensant, qui ne serait ni l’un ni l’autre? Vie, que de crimes on commet en ton nom!

Question d’urgence

On me dit qu’il y a des problèmes plus urgents que, celui-là. C’est toujours ce qu’on dit. C’est ce que m’a dit un jour, à propos d’autre chose, un savant allemand, Prix Nobel de chimie. Il n’avait pas de temps à consacrer à réfléchir à tel problème requérant un choix moral, car le problème ne se posait pas encore. Dans la conversation, j’appris cependant que ce savant avait le temps de jouer aux échecs, d’aller au cinéma, et même, si je me souviens bien, de lire des romans policiers.

Je ne crois pas m’éloigner du sujet. Si 30 médecins ont pu, avec l’approbation (peut-être sur les injonctions) d’une famille, donner au monde le spectacle de ce que sait faire la science la plus avancée pour avilir l’agonie d’un homme, c’est que nous n’avons pas encore assez réfléchi à cette possibilité qu’a désormais la science. Sans doute, y avait-il «des problèmes plus urgents». On trouve toujours à point l’urgence d’une partie d’échecs ou d’un roman policier.

Le droit de mourir

De façon inattendue, la mort de Franco, sous le regard du monde, aura peut-être mûri la réflexion des hommes sur quelques-uns des problèmes moraux les plus effrayants posés par la science. Dès maintenant, en tout cas, elle montre que la mort, jusqu’ici don suprême de la Providence ou du Destin, selon ce qu’on croit, devient un acte libre, délibéré. Si l’on avait respecté la volonté exprimée par Franco, il serait mort dans les derniers jours d’octobre. On a passé outre. Et quand il ne fut plus en état d’exprimer aucune volonté, c’est d’autres qui durent décider. Réfléchissons-y, si nous ne sommes pressés par aucun roman policier: un jour, notre tour viendra de choisir, ou d’abandonner aux autres cet ultime effort de notre liberté.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Voir le livre de Maya Pines: Transformer le cerveau (Buchet-Chastel, Paris, 1975), très intéressant et faisant le point de quelques questions brûlantes en 1973, date de sa publication en Angleterre. Le traducteur ne sait pas que «biofeedback» se traduit, hélas! en français par «biofeedback». L’éditeur, lui, ne sait pas qu’un livre scientifique amputé de sa table analytique perd la moitié de son intérêt et qu’il devient presque absurde sans ses figures. Cependant, je recommande ce livre simple qui fera réfléchir.

 

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