Le chemin du retour au gîte

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Le chemin du retour au gîte

(Revue La Vie des Bêtes n°109, d’août 1967)

 

Il s’appelait Kim. C’était un bon gros placide et puissant berger allemand qu’un ami avec qui je fis jadis beaucoup de montagne avait l’habitude d’emmener en course avec nous. Placide, il dédaignait les jappements de ses congénères, la panique des chats, le bruit des autos, et même les grandes claques que, par manière de jeu, mon ami se plaisait à lui appliquer sur la croupe, qu’il avait large et musclée. Mais il affichait face à tout geste présumé hostile, une manière de faire, en grondant, vibrer la caisse de résonance de son vaste poitrail qui n’encourageait pas les mauvais plaisants à abuser de sa bonhomie. Nous aimions bien l’avoir avec nous en montagne, malgré les embarras qu’il nous causait dans les mauvais passages. Nous devions alors le hisser comme un sac, l’un tirant l’autre poussant, et la brave bête malgré sa peur évidente, nous faisait confiance. Elle geignait un peu mais se laissait faire, comprenant sans doute que c’était là le prix à payer pour rester en notre compagnie.

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Un jour après une dizaine de kilomètres de traversée sur le versant nord d’une chaîne coupée de ravins et de mauvaises pentes glissantes et tapissées de rhododendrons, nous débouchions enfin dans le cirque d’un pâturage où dormait un lac, Kim, pris d’une soudaine fureur de baignade, s’élance en avant et se jette à l’eau malgré nos cris. C’était en effet, une après-midi d’août accablante, nous transpirions, et le chien, pour sa part, haletait, la langue pendante. Il s’ébroua quelques minutes dans l’eau glacée, puis alla se coucher au soleil sur une pierre plate. Comme nous étions affamés, nous ne fîmes d’un moment, plus attention à lui. Quelques minutes plus tard, étonné de ne pas le voir demander sa part du repas, je jetai un regard sur la pierre. Étendu, pattes raides, comme une bête en train de mourir, tout secoué de convulsions, Kim ne répondait plus à notre appel. Son cœur battait la chamade. Son œil était vitreux. Nous allâmes demander consultation au berger voisin.

— Bah! dit-il après un rapide examen, votre «lanfre» (c’est ainsi que dans la région on appelle les mauvais chiens), votre «lanfre» a pris un coup de froid. Dans deux ou trois jours il n’y paraîtra plus.

— Deux ou trois jours! Mais nos sacs sont vides, et nous devons rentrer!

— Rentrez, je vous le garde. Il mangera avec les miens et vous viendrez le chercher quand vous voudrez. Comme vous aurez soif en arrivant, apportez le pastis, on le boira à sa santé. Quelques jours plus tard, alors que, munis de la bouteille, nous nous apprêtions à monter récupérer notre compagnon, nous le vîmes arriver un matin vers dix heures, un peu crotté, mais l’œil brillant et en excellente santé. Tant pis! le pastis était dans le sac, et d’ailleurs ce retour inopiné nous intriguait. Nous retournâmes chez le berger.

— La lanfre était guérie dès le soir de votre départ, nous dit celui-ci. Alors, je l’ai enfermée dans ce coin, là-bas. Ça ne lui plaisait pas. Et ce matin, à huit heures et demie alors que je lui portais à manger, hop! elle m’a filé entre les jambes.

Dix moins huit et demie égale une heure trente. En une heure trente Kim avait parcouru dix kilomètres en montagne, ce qui n’avait en soi rien de bien extraordinaire si nous n’avions su que le seul trajet qu’il connaissait, fait en notre compagnie, ne lui était pas praticable. Par où diable était-il donc passé? Vaine question impossible à résoudre tant que les chiens n’auront pas été doués de la parole par quelque laboratoire ami des bêtes et des hommes.

Je repensais tout à l’heure à Kim en lisant un étonnant compte rendu de recherches faites sur les retours au gîte chez divers mammifères. Étonnant, car les recherches de laboratoire sont en train de confirmer pleinement ce que l’on soupçonnait un peu, à savoir que les mammifères, comme les oiseaux, disposent d’un sens ou d’un instinct — quel que soit le nom donné à cette faculté — qui leur permet de s’orienter comme nous le faisons avec notre boussole. Si notre chien, par exemple, avait tenté de rejoindre la maison par le chemin où il nous avait accompagnés, il se serait trouvé bloqué par une série de ravins infranchissables sans notre aide. Aurait-il alors choisi de suivre le bord du premier ravin en descendant, qu’il se fût bientôt trouvé devant un large torrent, également infranchissable. S’il avait au contraire rencontré la pente, de hautes murailles de rochers se seraient bientôt dressées devant lui. Bref, le seul chemin connu de lui n’était, pour un pauvre chien aux griffes non préhensiles, qu’un cul-de-sac, une nasse. Cette disposition de terrain nous convainquit qu’il n’avait pu rentrer à la maison qu’en coupant tout droit, c’est-à-dire en franchissant les crêtes, ce qui, partant de la cabane du berger, l’avait donc obligé, compte tenu de la topographie du massif, à tirer d’emblée dans la direction exactement opposée au seul itinéraire connu de lui. Toute autre hypothèse était à écarter en raison du temps très bref mis à parcourir le trajet.

Le chien ignore les points cardinaux….

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(Photos Treuenfels)

Mais l’histoire de Kim n’était bonne qu’à servir dans une conversation sur le sens de l’orientation chez les chiens. Ce n’est pas en collectionnant des histoires de cette sorte que l’on fait progresser la connaissance des bêtes, encore qu’il soit indispensable d’y être sans cesse très attentif, si l’on ne veut pas être privé de tout indice.

Les plus anciennes études scientifiques sur le retour des chiens au gîte datent, à ma connaissance, de 1932. Un savant allemand du nom de Schmid, qui probablement avait eu son attention intriguée par une performance semblable à celle de notre Kim, se dit que le plus simple était, pour voir, de perdre des chiens dans la campagne en les portant de plus en plus loin sans qu’ils puissent voir le chemin suivi. Naturellement les braves bêtes n’étaient pas réellement «perdues». Elles avaient un collier, et les Allemands aiment trop les animaux pour que l’aventure présentât le moindre danger. Schmid obtint des résultats complexes, d’interprétation difficile. Dans certains cas, le chien transporté à sept ou huit kilomètres de là, mettait plusieurs jours pour regagner ses pénates, ce qui, note le professeur Thorpe, peut s’interpréter comme un succès obtenu à forces de recherches dans tous les sens, au hasard, le chien perdu errant dans la campagne jusqu’à ce qu’une piste le ramène chez lui. Mais un certain nombre d’autres cas sont inexplicables par cette hypothèse. C’est ainsi qu’un chien du Docteur Schmid retrouva son gîte en parcourant onze kilomètres, en une heure dix-huit minutes. Performance tout à fait comparable à celle de Kim. Un autre chien rentra de huit kilomètres en deux heures et dix minutes. Mais le résultat le plus curieux des expériences du Docteur Schmid fut qu’un certain nombre de chiens qu’on avait relâchés quelques jours plus tard au même endroit améliorèrent leurs performances, et ce, non pas en parcourant plus vite et sans hésitation le même trajet comme on pouvait s’y attendre, mais en choisissant des trajets différents, plus directs. C’est ce fait étrange qui me rappelle la prouesse de Kim. Car étrange, il l’est: n’a-t-on pas toujours répété que toute la finesse du chien réside dans son odorat et que là où il n’a pas de piste, il est perdu? Les expériences du Docteur Schmid montrent clairement le contraire, puisqu’à leurs pistes précédentes les chiens perdus préfèrent des itinéraires plus courts, même quand ceux-ci leur sont totalement inconnus. Thorpe, qui discute les expériences de Schmid, a donc bien raison de dire que de tels faits posent un problème majeur du comportement animal. Un homme, perdu comme les chiens du Dr Schmid, raisonne. Il observe le soleil, il réfléchit pour trouver le nord, pour essayer de reconstituer le trajet par lequel on l’a éloigné du monde connu. Mais le chien qui ne raisonne pas, qui ignore les points cardinaux, comment procède-t-il?

Des rats qui ne perdent jamais le nord

C’est à ces questions que deux autres allemands, Vogelberg et Krüger, s’efforcèrent de répondre dix-neuf ans après les expériences de Schmid, en 1951. Les expériences de ces deux savants ont une allure plus systématique. Tout d’abord, pour pouvoir recommencer leurs essais plus souvent et sur une plus grande échelle, ils renoncent à les faire subir à un gros animal comme le chien et choisissent des rats et des souris. Ensuite, ils imaginent des expériences de laboratoire qui, à l’aide de la technique du labyrinthe, permettent de poser les divers problèmes de l’orientation séparément.

La première expérience consistait à lâcher les bestioles dans un labyrinthe en forme de croix comportant quatre issues opposées deux à deux. Dans ces conditions, rats et souris s’enfuyaient indifféremment dans les quatre directions et sortaient par n’importe laquelle des issues, ce qui est normal.

Puis, les expérimentateurs déposèrent de la nourriture devant l’une des sorties, et une seule. Ils remarquèrent alors que les rats et les souris ne tardèrent pas à se rappeler le trajet menant à la sortie intéressante: ils apprenaient à la retrouver. Ou alors ils déplaçaient le labyrinthe, par exemple en lui faisant faire un demi-tour sur la table du laboratoire de telle sorte que la sortie intéressante se trouvât exactement à l’opposé de sa position première, ils notèrent que leur apprentissage n’était pas complètement perdu à condition que, du labyrinthe, les bêtes puissent apercevoir des points de repères extérieurs, par exemple une lampe pendue au plafond du laboratoire ou une fenêtre, on aura, je pense, compris que, dans ce cas, le labyrinthe était à ciel ouvert. Si, au contraire, le labyrinthe était recouvert d’un écran opaque, disons une plaque de contreplaqué, tout déplacement semblait faire perdre aux animaux leur sens de l’orientation.

Mais les deux expérimentateurs gardaient un doute. Ils n’étaient pas sûrs que tout sens de l’orientation ait, même dans ces conditions, complètement disparu. Aussi imaginèrent-ils de transporter le labyrinthe dans un camion et de faire voyager le tout.

Et c’est alors qu’ils firent leurs plus étonnantes constatations. Alors que la plupart des rats et des souris perdaient tout sens de l’orientation quand le labyrinthe était déplacé dans le camion, c’est-à-dire quand tout repère visible devenait trompeur, un certain nombre de bêtes qui n’étaient pas affectées par ce changement tenaient compte au contraire des déplacements (en principe impossibles à apprécier) du camion. Pour bien comprendre la signification de cette différence, mettons-nous à la place des souris, ou plutôt, restant là où nous sommes, imaginons des situations équivalentes à celles que les deux savants allemands imposaient aux souris. Imaginons-nous, par exemple, dans la salle à manger d’un grand paquebot. Il est nuit, les petits rideaux sont tirés devant les hublots et le monde extérieur nous est rigoureusement invisible. Si, dans ces conditions, le haut-parleur annonce que vous êtes demandé au téléphone, il est évident que, sachant où est le téléphone, vous n’aurez aucun mal à vous faufiler entre les tables jusqu’à lui. Pourquoi? Parce que le téléphone ne change pas d’emplacement sur le bateau et que les repères qui vous y conduisent sont visibles.

Supposons maintenant que, la tempête faisant rage, vous ne soyez plus capable que de vous déplacer à quatre pattes entre les tables: dès lors, vous ne voyez plus, au-dessus des allées formées par les nappes pendant des tables, que les luminaires du plafond. Ce sont les seuls repères qui vous restent: vous êtes dans un labyrinthe à ciel ouvert et si vous êtes observateur, et si votre mémoire ne vous trahit pas, vous saurez encore en vous repérant sur les luminaires, trouver le téléphone. Mais voici que le haut-parleur annonce: «Nous passons au large du Stromboli en pleine éruption. Si vous voulez le voir, sortez sur les ponts et regardez vers le nord

Vers le nord? Mais où est le nord? Qu’est-ce qui, dans la salle à manger, peut vous indiquer le nord? Rien, puisque le bateau est mobile et que les fantaisies de sa croisière amènent le nord tantôt à bâbord, tantôt à tribord, ou en proue, ou en poupe. Et si alors, on vous disait: «Désormais, seuls auront le droit de manger les passagers sortant par la porte nord», vous trouveriez la plaisanterie saumâtre. Et en sortant au hasard dans toutes les directions, vous mangeriez une fois sur quatre…

Eh bien, les rats et les souris de Vogelberg et Krüger, mis dans la même situation (le camion ambulant avec son labyrinthe), se départagent en deux catégories. La plupart sont aussi désemparées que de vulgaires humains: ils sortent au hasard, incapables de trouver le nord sans repère, et mangent une fois sur quatre. Mais une minorité d’entre eux trouvent presque infailliblement la sortie intéressante, celle où l’on mange, et font impudemment quatre repas sur quatre, alors que la logique, le calcul des probabilités, tout ce que l’on sait ou croit savoir de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas, ne devrait leur en accorder qu’un.

À vrai dire, la chose est un peu plus compliquée et ce n’est pas forcément la sortie où l’on mange qu’ils choisissent. D’après les deux auteurs allemands, chaque animal aurait tendance à choisir une direction bien déterminée par rapport aux points cardinaux fixes et à s’y tenir, quels que soient le mouvement du labyrinthe et du camion. Si, par exemple, telle souris préfère le nord-nord-est, elle filera toujours vers le nord-nord-est, même si aucun repère fixe ne lui permet d’en déterminer la direction.

D’autres expériences ont été faites dans le même sens depuis 1951, toujours en Allemagne, pays où l’on se soucie peu de savoir si les choses sont rationnellement possibles ou non, et où l’on préfère chercher si elles sont vraies. En 1955, puis en 1960, le Dr Lindenlaub a repris les expériences de Vogelberg et Krüger avec encore plus de soin et au moyen d’expériences minutieuses qu’il serait trop long de rapporter ici. Les résultats obtenus confirment bien que les souris savent retrouver la direction de leur gîte en l’absence de toute espèce de repère.

On ne retrouve son gîte que si on l’aime

De toute espèce de repère décelable par l’homme et connu de lui, s’entend. Car enfin, il faut bien qu’il y ait quelque chose, même si nous ne voyons pas. De quoi pourrait-il s’agir? La panoplie des moyens imaginables n’est pas très étendue et l’on retombe toujours sur les mêmes hypothèses. L’une des moins invraisemblables serait encore celle d’une sensibilité des animaux au champ magnétique terrestre: les bêtes disposeraient d’une espèce de boussole instinctive et innée qui leur indiquerait le nord à chaque instant aussi longtemps qu’elles vivraient. Il y a deux ans, des savants réunis à Chicago en un congrès de bio-magnétisme, montraient chez de nombreuses espèces animales une indiscutable sensibilité au champ magnétique terrestre. Des expériences faites sur la limace prouvent même que cet animal si primitif est sensible aux variations journalières du champ magnétique! De même, le cafard, l’abeille et un grand nombre d’insectes. Si ces animaux savent instinctivement trouver le nord, le problème de l’orientation est en partie résolu. En partie seulement: imagine-t-on en effet quelle sensibilité il faut supposer à un chien, par exemple, pour qu’il fasse la différence entre le nord tel qu’il le perçoit de sa niche et tel qu’il le perçoit à une dizaine de kilomètres de là seulement? Cela s’appelle chez les marins «faire le point». Et le faire avec une telle précision nous demande, à nous, des instruments très compliqués.

À supposer du reste que toute bête (sauf l’homme) fût entre autres choses un sextant vivant, bien des points resteraient encore obscurs. Par exemple, comment les bêtes distingueraient-elles des points fixés sur le même méridien magnétique et qui, par conséquent, ne marquent aucune variation de la boussole?

Chez les oiseaux, on a voulu résoudre ce problème en supposant que leur «boussole vivante» leur permettrait de retrouver approximativement l’endroit cherché, après quoi, l’oiseau arrivé sur les confins de son territoire, le reconnaîtrait visuellement, de loin, grâce à sa vue plongeante. Soit. Mais que l’on nous parle un peu, s’il vous plaît, de la vue plongeante du chien et de la souris. Un chien qui a passé toute sa vie dans un chenil, un appartement ou dans les quelques centaines de mètres voisins de la maison où on l’a quelquefois promené au bout d’une laisse, quelle est sa connaissance du territoire? Elle est nulle. À un kilomètre de là, tout lui est déjà aussi étranger qu’à mille kilomètres.

Je pense pour ma part qu’il est vain, pour l’instant, de rechercher des explications plus ou moins absurdes dans le seul but de rassurer notre complexe humain de supériorité. Je crois que les chiens (et les souris et les chats) retrouvent leur gîte parce qu’ils l’aiment, et que nous sommes encore bien éloignés du jour où les puissances du cœur trouveront leur place dans le cadre de l’investigation scientifique de ce que l’on appelle en ce moment, d’un mot à la mode, la problématique de la science.

La mode — et c’est une mode qui durera encore des lustres — est pour l’instant d’écarter de notre pensée les problèmes qui nous gênent, et en particulier ceux qui découlent de la prise en considération de la pensée animale en tant que pensée authentique, quoique différente. Elle est même, hélas, la mode, de refuser la pensée à la bête et d’expliquer ensuite l’homme par la bête, ce qui permet d’éluder les réalités et de la bête et de l’homme, qui effarouchent notre paresse d’esprit. Cela n’a d’ailleurs qu’une maigre importance et n’empêche pas les chiens de continuer à retrouver leur maître et les souris de vivre à nos dépens.

Aimé Michel

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