Les invectives de Diogène
Le bon vieux temps
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°77 de novembre 1972
J’adore les enfants. Leur logique, qu’ils n’ont pas encore émoussée aux écueils de la vie, est sans défaut. Ils sont capables de la pousser dans ses extrêmes limites. Voilà pourquoi j’adore ces chers trésors, moi qui ai toujours eu la passion des beaux raisonnements.
L’autre jour, deux d’entre eux, arrivés à cloche-pied dans les parages de mon tonneau, s’assirent sur une poubelle pour manger leur sac de cacahuètes.
– Sontipadingues? demanda l’un en jetant une poignée de coques vides sous les roues des autos.
– Frappés, convint l’autre. Et encore, ici, ils sont tellement serrés qu’ils ne peuvent pas foncer. Mais en vacances! C’est là qu’il faut les voir!
– Oucétiktétais? dit le premier, qui parlait le zazie couramment.
– Dans les Alpes. Dans un chouette village qui surplombait la vallée haut comme deux fois la tour Eiffel. C’est le samedi qu’on rigolait le plus. Ils arrivaient par milliers, et vas-y que je te double et que je t’appuie sur le champignon et que je te klaxonne. C’était à qui dépasserait la file. Nous, d’en haut, on voyait ce qu’il y avait derrière les virages. Eux pas. On avait inventé un jeu. Chacun choisissait son virage et comptait les accidents. Moi, j’en avais repéré un, une vraie mine. Et surtout, à mon virage, ils étaient plus beaux.
– Quoi?
– Les accidents. Derrière, il y avait une gorge profonde comme d’ici là-bas, et à pic, un vrai mur. Si tu le rates, hop! tu t’envoles. Les plus mariolles, ceux qui avaient des modèles sport, ou pas de freins, ils arrivaient à sauter la rivière!
– Baoum! dit l’autre.
Puis pensif:
– Dis donc, haut comme d’ici là-bas, en arrivant au terminus, ils devaient être plats?
– Oh! très plats. À peine épais comme ça (mensuration entre le pouce et l’index). Mais alors, par contre, ils étaient larges, larges… Il y en a un, une fois, il a réussi à tomber juste sur une belle pierre lisse, de l’autre côté de la rivière. Il était tellement plat et tellement large que le C. R. S., pour le remonter, il a été obligé de le rouler comme un tapis.
Silence admiratif de l’autre.
– C’était un monsieur qui était si plat?
– Oui. Il y avait aussi un chien dans la voiture, mais beaucoup moins plat. Je crois que le chien, lui, il était maigre.
Nouvelle méditation.
– Moi, ce que je ne comprends pas, c’est le C.R.S.. Qu’est-ce qu’il en a fait, le C.R.S., du monsieur plat?
– Est-ce que je sais, moi? Il est parti avec. Il a dû écrire dessus l’adresse de sa dame, la dame du monsieur plat, et le glisser dans la boîte aux lettres.
– Il a dû falloir un tas de timbres. Moi, je les collectionne, les timbres. Et toi?
– Non, plutôt les cartes postales.
– Moi, quand je suis en colo, je ne sais jamais quoi écrire sur les cartes postales, le samedi. Parce que mes parents, ils veulent que je leur envoie une carte postale tous les samedis.
– Et qu’est-ce qu’ils en font de tes cartes?
– Ils les collent au mur, au-dessus du buffet.
– Tu crois qu’elle l’a aussi collé à son mur, la dame, quand elle a reçu son monsieur tout plat?
– Oh! dit l’autre, scandalisé, sûrement pas! Mon tonton, il nous avait donné un tapis, c’était un ours, un gros ours blanc. Parce que mon tonton, il va au pôle Nord, il est marin. Mon papa a cloué l’ours au mur, mais l’ours était trop frais. En séchant, il a rétréci, il a arraché les clous et il est tombé. On ne fait pas une chose pareille avec un monsieur. Mon papa, il te gronderait s’il t’entendait.
– Oui, oui, dit le premier d’un ton ennuyé. Mais alors, qu’est-ce qu’elle en a fait?
– Ben, j’en sais rien. Mais moi, à sa place, je l’aurais plié bien comme il faut et rangé avec de la naphtaline. C’était son homme, quand même!
– N’empêche qu’il conduisait comme un dingue.
– Oui. Mais ce n’est pas une raison pour qu’on ne le plie pas bien comme il faut avec de la naphtaline, et puis qu’on le range. Ma maman, elle range toujours ses choses, et moi, j’aime quand ma chambre est bien rangée.
Ce garçon avait de l’ordre, de la délicatesse, une haute idée des devoirs de la jeunesse envers l’âge adulte.
On sous-estime avec beaucoup de légèreté, selon moi, le penchant spontané des jeunes gens pour ces excellentes vertus.
– N’empêche, réfléchissait son camarade, moi, si tu le pliais avec de la naphtaline, j’aimerais aller le battre de temps à autre avec une tapette, juste histoire de le dépoussiérer.
Celui-là, vous le remarquerez, montrait de son côté un sens aigu de la justice.
– Parce que, précisait-il, tu diras ce que tu voudras, cédédingues. Regarde-moi ça. Avant, ils allaient moins vite. Il y avait des pigeons qui se posaient là, des fois. Je leur donnais des miettes. Moi, je suis pour qu’on fonce sur les pistes, comme Jean-Pierre Beltoise à la télé. Mais pas en vacances. Ah! oui, conclut-il, de mon temps, c’était mieux.■
Diogène.