L’Automibole

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Les invectives de Diogène

L’Automibole

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°92 de février 1974

 

L’automibole est cet engin à pétrole dont on parle tant depuis quelques mois. Et je vous le dis tout net: je n’aime pas l’automibole.

L’autre soir, Archiloque et moi méditions en silence parmi la foule, assis à même le trottoir et regardant passer le flot des automiboles affolées, lorsqu’une de celles-ci, dérapant sur l’asphalte, descendit dans le caniveau et projeta sur nos pieds nus un jet de boue noirâtre et gluante.

Pas une ride ne bougea sur la face impassible d’Archiloque, qui, poète de son état, a naturellement les pieds sales. Mais moi qui m’étais lavé la semaine précédente, ou peu s’en faut, c’est avec amertume que je considérai la flaque visqueuse étalée sur les miens.

«Maudite soit l’automibole! proférais-je avec ardeur. Maudits soient les inventeurs du double carburateur inversé. Puissent leurs cadavres être dévorés par les cafards. Maudits soient les pipe-lines, les raffineries et les puits de pétrole. Que la rouille les dévore, que leur ferraille soit envahie par la ronce, l’ellébore fétide et le potiron sauvage et que le chacal du désert y vienne faire ses besoins.

— Amen, dit Archiloque. Cependant, reprit-il après un silence, tu es injuste envers l’automibole. Songe que, jusqu’à son invention, la bêtise était ésotérique. Pour la voir, il fallait entrer dans les maisons. Épier aux portes. Percer, comme l’on dit, le mur de la vie privée. L’automibole a changé tout cela.

Vive la bêtise en liberté, pétaradant dans la rue et sur la route, doublant en haut de côte et en troisième position, accélérant aux carrefours, clignotant à droite et tournant à gauche, fonçant dans le brouillard et, dans les carambolages, démontrant toujours que c’est la faute de l’autre! Certes, ce spectacle serait encore plus réjouissant si le passage fréquent de la bêtise à la violence ne venait l’endeuiller.

Il n’en reste pas moins que, grâce à l’automibole, la bêtise fait désormais partie de l’environnement, comme la verdure et les mouches. Fini, le camouflage! Jadis, l’imbécile pouvait vivre cent ans sans se faire remarquer. Le moyen, maintenant, de passer inaperçu? Dès qu’il prend le volant, on le repère.»

Archiloque se tut, soupira.

— L’ennui, conclut-il, c’est que tout le monde se fait repérer. Ah! les hommes. Quelle triste engeance!»

Diogène

 

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