La vieio qu’ero mouarto

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La vieio qu’ero mouarto

Jan Peire Tennevin

Revue Question De. No  15, 4e trimestre 1976

 

Qui me l’aurait dit si l’auteur lui-même ne me l’avait fait parvenir? Le plus merveilleux roman fantastique et philosophique dont un lecteur français puisse en ce moment se délecter est écrit en dialecte marseillais.

«Il n’y a de science qu’occulte», me disait, il y a quelques jours, un des plus grands mathématiciens de ce temps, signifiant par là que les grandes odyssées intérieures qui préludent à la découverte sont inexprimables. Le regard de l’âme qui considère l’inconnu est au-delà de tout langage. Le langage, ou toute autre forme de communication, ne peut commencer à balbutier que quand la nuée où la connaissance se cache acquiert un début de transparence. Peut-être est-ce cette obscurité de l’âme en accouchement qui (dirais-je: à son insu?) a poussé Jean-Pierre Tennevin à écrire, dans un dialecte quasi imaginaire recréé à partir d’auteurs provençaux dont le moins inconnu est Victor Gélu  (une rue porte son nom), une histoire parfaitement limpide, mais très exactement intermédiaire, au sens que prend ce mot dans le Bardo Thödol. Elle se déroule, en effet, toute entière dans la frange inexplorée où la vie et la mort se mélangent, où l’au-delà et le mortel interfèrent, produisant dans les apparences que nous appelons la vie ces trous noirs où se perd notre intelligence: coïncidences impossibles et providentielles, naissance, croissance et mort de ces chimères et fantasmes dont les imbéciles voudraient nous débarrasser sous prétexte que nous en sommes tourmentés, comme si l’on pouvait être heureux sans tourments! (Heureusement, les imbéciles chasseurs de chimères se sont trompés quand ils ont cru inventer leur fusil à tirer dans les coins: ce n’est qu’une pétoire, et qui salit le tireur en pétant.)

Bref, La vieio qu’ero mouarto (en français: La vieille qui était morte), c’est l’histoire d’une vieille qui était morte, tout simplement. Ou plutôt de ses derniers jours de vieille morte, car… Mais je laisse découvrir comment on finit quand on est mort, si l’on ne le sait pas. Cela se passe dans le Marseille d’aujourd’hui, avec ses ruelles où pend le linge, sa bourgeoisie frelatée, ses puissantes odeurs, ses «hippies» crasseux, ses chamailleries politiques, ses rumeurs, ses Arabes, sa Bonne Mère, M. Gaston Defferre, et les morts invisibles mais actifs. Comme le tout est décrit et raconté de leur point de vue (vous lisez bien: du point de vue des morts), lequel ignore cette illusion d’optique relativiste appelée temps, le XVIIIe siècle interfère avec la fin du XXe, tout se mélange comme dans la pensée d’un voyant, et, surprise! Ce méli-mélo temporel donne son sens au monde des apparences que les imbéciles déjà cités déclarent absurde, précisément parce qu’ils n’en voient, pour ainsi dire, rien.

Jean-Pierre Tennevin, qui a tout fait, tout vu, tout lu – je m’en suis assuré avant de rédiger cette chronique – sait que seul l’invisible toujours présent offre quelque intérêt. Il aime ce monde parce qu’il en voit la face invisible.

En vérité, je vous le dis, son bouquin, mes enfants, est un grand bouquin, et, s’il est écrit dans une langue que personne ne sait lire, ce n’est point par hasard: qui donc sait lire et qui comprend les Vers d’or d’Hiéroclès (ou peut-être de Pythagore) et la Fama Fraternitatis rosae crucís? Non pas personne, mais ceux-là seuls à qui ils sont destinés. Tennevin tient jusqu’au bout sa gageure: les pages droites de son livre donnent la traduction exacte et élégante – celle d’un grand écrivain français – du texte original imprimé en face. Si l’on veut, on ne lit que le côté droit du livre, et, rien qu’avec lui, l’on est saisi et conduit tambour battant jusqu’à la page 423. Mais le français en dit assez pour que, si l’on ignore le provençal, on s’essaie à remonter à la source au moins dans les bons endroits avec un dictionnaire. Des exergues minutieusement choisis et disposés mais non traduits invitent à cet exercice spirituel en tête de chapitre. Ah! que je comprends Tennevin, moi qui, depuis un quart de siècle, mène la vie double d’un collège invisible![1]

Et que je comprends aussi le propos du mathématicien cité plus haut: «Il n’y a de science qu’occulte»! Occulte, non point parce que cachée, diable non! Exposée aux yeux de tous, au contraire, publiée même dans ce cas précis[2]. Mais l’aveugle ne voit pas. Jacques Bergier a même, comme on sait, approfondi cet avertissement d’une boutade en écrivant que les sourds ne voient pas et les aveugles n’entendent pas. Loin de moi l’idée d’agacer le lecteur qui voudrait moins de mystère: il n’y en a pas; enfin, à peine. Une comparaison l’éclairera au besoin. Supposons un philologue. Sa spécialité, c’est le chinois de l’époque ming. Je parie ce qu’on voudra qu’il pourra passer sa vie à faire le commentaire philologique d’un texte de cette époque et mourir très vieux et très innocent, n’ayant jamais accordé la moindre attention au fait que l’antique grimoire décrit, disons la manufacture d’une machine à coudre ou la configuration d’un acide aminé. Le chinois me ramène à Tennevin. Son livre est un livre gigogne, comme les poupées de l’Empire du Milieu. Vous pourrez l’offrir à vos enfants: ils le liront comme Astérix et le Petit Nicolas, côté droit s’ils sont nés au nord de Valence. Mais vous pourrez aussi le méditer comme une cosmogonie indienne, vous demandant: «Et si telle était la vérité?»

Que telle elle est, certains le croient, mais cette vérité-là est peut-être aussi une poupée creuse dont l’intérieur cache toujours un secret encore plus caché.

Aimé Michel

Notes:

(1) Jacques Vallée a écrit sur son Collège invisible un livre disant tout, sans rien apprendre à celui qui ne sait pas (Paris, Albin Michel, 1975).

(2) Jean-Pierre Tennevin n’a rien laissé au hasard. Il n’a pas vendu son livre à un éditeur. Il l’a illustré lui-même. Il l’a fait imprimer par un voisin. On ne le trouve chez aucun libraire, à part peut-être quelques amis avec qui il s’entretient en marseillais (mon ami Gordon Creighton et sa future femme s’écrivaient ainsi en égyptien de la XVIIIe dynastie). Pour lire La vieio qu’ero mouarto, il faut en passer la commande directement à l’auteur: Jean-Pierre Tennevin, 5 rue Montmajour 13100 Aix-en-Provence (prix: 59 F), et il suffit de savoir le bon vieux français de l’école pour le comprendre.

 

 

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